Tels trois bubons qui surgiraient inopportunément à la surface d'un corps humain, trois affaires vont concomitamment agiter le monde policier et les médias français. Mais cette éruption apparemment spontanée a mûri avant d'éclater. D'abord à Miranshah, capitale du Waziristan au nord-ouest du Pakistan. Kamel, originaire de Marseille effectue un stage chez les djihadistes, apprenant à se servir d'une arme dans le but de perpétrer quelques forfaits en France. A Valenciennes, Sabrina Tison, tout feu, tout flamme, attise le foyer de sa haine. Par la radio, elle a appris que Jean-Marc Ducroix, le tueur de gamines belges va bénéficier d'une liberté conditionnelle. Et cette information la révulse. A Pleucadeuc, dans le Morbihan, Grégor Morvan est effondré. Trente ans qu'il a travaillé dans une usine du groupe Foux à éviscérer des poulets, et à cause de la mondialisation, des actionnaires voraces plument les ouvriers. Ceux-ci se retrouvent à poil à cause de volatiles d'importation brésilienne et l'usine va être fermée. Grégor est abattu mais sa femme Maëlis lui remonte les tripes et il prend sa décision. Le 4 décembre c'est l'explosion, et le début de l'ouverture des plaies. Dans les toilettes de la gare Saint-Charles, un militaire est sauvagement égorgé et la commissaire Aïcha Sadia se doute de l'identité du meurtrier, mais elle espère se tromper. Le soir un car de touristes israéliens est pris pour cible par un tireur qui laisse sur le carreau des femmes et des enfants. Malgré que ce soit un acte terroriste Aïcha est sur place. Ce n'est pas son affaire, les autorités le précisent bien, mais la policière n'en a cure. En compagnie de ses hommes, et de son compagnon Sébastien, un détective qui l'aide dans ses enquêtes, elle va tenter de remonter la piste et avoir confirmation de ses doutes. Le jour même en Belgique, le corps de Nadine Richard est retrouvé, la gorge transpercée de coups de couteaux. Or Nadine Richard était la compagne de Jean-Marc Ducroix et vivait non loin, internée dans un couvent, qu'elle pouvait quitter le soir pour prendre l'air. Le lieutenant Fred Pichon, de Valenciennes, est convoqué à participer à l'enquête car près du corps, à moitié enfouie dans la boue, une petite boîte d'allumettes avec le logo du club de foot valenciennois a été découverte par les policiers Belges. A Vannes, le lieutenant Fanny Delmonte apprend à son supérieur le capitaine Le Cam qu'une certaine dame Foux veut lui parler. Son mari, le roi de la volaille, a disparu. Le Cam a déjà rencontré cette famille deux ou trois ans auparavant pour une autre affaire. Mais il ne faut pas oublier que les furoncles possèdent des racines, des radicelles, des ramifications qui s'étendent sournoisement et bientôt toutes ces radicules vont se rejoindre, se concentrer, bouillonner, former un nouvel abcès dont le pus va jaillir en un geyser qui éclaboussera sans regarder où atterrira cette sanie. Le lecteur assiste alors à cette triple enquête, tant du côté des policiers dont Pichon, qui attend sa nomination à Marseille et se montre un émule de Sherlock Holmes, autant dans ses facultés de déduction que d'analyse, de Le Cam qui vient de perdre sa mère et de Aïcha Sadia, qui est atteinte dans ses sentiments familiaux. Si on suit l'évolution de l'enquête, qui se déroulera sur trois jours, on assiste également aux tribulations de Kamel, accompagné de sa copine Dounia, anciennement Camille; de Sabrina Tison, qui n'a pas réussi à étendre le feu qui couve en elle, car Ducroix, malgré l'avertissement prodigué en la personne de Nadine, est bien décidé à bénéficier de la sortie en bracelets électroniques; de Grégor qui ne pense pas uniquement à lui mais s'érige en Robin des Bois à l'insu de ses qui travaillaient avec lui comme ouvriers d'abattage-dépouilleurs. Tout ce petit monde va se retrouver sans s'être concerté, et si le lecteur pense que les coïncidences sont par trop parfaites, Gilles Vincent a machiavéliquement disposé ses personnages pour que justement ceux-ci soient obligés de se rendre en ce point précis. Gilles Vincent dissèque en quelques courtes phrases pourquoi Kamel est parti s'entraîner à la guérilla au Pakistan, et les hommes politiques, ainsi que certains journalistes, devraient réfléchir à ce pourquoi du comment avant d'asséner des phrases toutes faites, et surtout comprendre pour mieux éviter les drames. Les motivations de Sabrina tiennent en peu de choses, en apparence, mais il explore sa sensibilité. Quant à Grégor, il ne faut pas chercher plus loin que la révolte, dispensée par sa femme qui l'oblige à réagir, contre cette forme de mondialisation même s'il sait qu'il ne pourra faire renoncer à des actionnaires planqués au bout du monde à l'augmentation de leurs dividendes. Le mot de la fin revient à Grenier, l'adjoint aux dreadlocks de la commissaire Aïcha Sadia et qui lui demande si elle sait pourquoi il n'a pas eu de gosses : - Ce qui me fait peur chez les gosses, c'est qu'on croit qu'ils nous ressemblent, mais en fait, on a tout faux. - Et à qui ils ressemblent, alors ? - A leurs blessures, patronne. Les gamins, c'est rien que des cicatrices maintenues en vie. Rien d'autre. Et ça, on a du mal à se le dire, parce que les blessures, c'est nous, les grands, qu'on en est responsables. Ce nouvel opus qui met en scène Aïcha Sadia mais également d'autres enquêteurs, prend de l'ampleur par rapport aux autres ouvrages concoctés par Gilles Vincent. Le côté humaniste prend le pas sur la résolution des enquêtes et à mon avis, que je partage avec moi-même c'est le roman le plus abouti de l'auteur, par sa force, sa description psychologique des personnages, par ce tir croisé qui nous révèle bien des surprises alors que l'on pensait déjà tout était résolu dès le départ. Et il n'est point besoin d'ajouter que le lecteur reconnaîtra certains épisodes qui ont défrayé la chronique de la France ouvrière bretonne et de la Belgique.
Une autre lecture duTrois Heures Avant L'aubede JEANNE DESAUBRY |
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Gilles Vincent joue avec les destins. C’est le privilège du romancier, démiurge commandant au temps, à l’espace et même aux Parques. Voici donc trois personnages. Sabrina, une malheureuse, sans doute un peu pauvre en esprit, concassée par une vie sans horizon et l’hystérie compassionnelle qui a saisi la Belgique lors des marches blanches pour Mélissa et les autres malheureuses fillettes enfermées, affamées, abandonnées à la mort par Ducroix (tout le monde le reconnaît). Rien de comparable avec Grégor, deuxième pivot de la narration, si ce n’est que l’espoir vient de déserter leur vie. Grégor, licencié au bout de vingt ans passés à plumer des poulets pour les industries Foux. Enfin, dernier axe : Kamel, que son époque dégoûte au point de l’amener à préférer la route hasardeuse du jihad. On le sent dès le début, ces trois trajectoires sont orientées vers le pire, le noir, vers la mort sans doute ? Car Sabrina ne supporte pas l’annonce de la prochaine libération de Ducroix pour vice de forme. Gregor, de son côté, voudrait rétablir la justice refusée à ses copains d’usine licenciés, souhaitant leur rendre une dignité volée par l’avidité du directoire qui délocalise. Kamel, enfin, a beau avoir en sa compagnie Dounia, jeune et jolie, convertie par amour, il ne renonce pas aux actions d’éclat pour lesquelles il a été programmé. Gilles Vincent glisse de l’un à l’autre, nous les rend également attachants et, ce qui n’est pas le moindre paradoxe, dépeint des flics à leur poursuite, tout aussi sympathiques (presque…). Un roman en volets qui s’articulent parfaitement, avec des enchaînements naturels, et ce montage fractionné, devenu classique, n’a rien d’artificiel. La vie n’est-elle pas ainsi, porteuse seulement du sens que lui donne le pauvre humain ballotté, tout au long de son parcours ? C’est la thèse de Gilles Vincent, défendue sans démonstration lourdaude. Le sens ne se révèle qu’à la fin, et le romancier vous le met en scène plus clairement que chacun ne peut le voir dans sa propre vie. Un roman plein de tendresse bougonne pour des personnages tout à la fois exaspérants et attendrissants.
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