En France à notre époque, deux femmes anonymes aux parcours de vie trop différents pour qu’elles se rencontrent un jour. L’une est la mère d’une adolescente. Encore jeune, on la suppose âgée d’une trentaine d’années. Elle est aujourd’hui vendeuse, après avoir été ouvrière puis hôtesse d’accueil pour une compagnie maritime. Il lui arrive d’évoquer ses premières amours, quand elle était en poste à Roscoff, des souvenirs intimes qu’elle ne partage avec personne. À l’époque, Bruce Springsteen était son icône musicale. Son plaisir depuis longtemps, c’est la moto. C’est pour elle une manière de s’isoler, de cultiver une part de liberté. Elle est à l’écoute de sa fille, sans atteindre une vraie complicité. Car existe une ombre dans leur relation, celle de la défunte sœur cadette de sa fille. La pitié, ce n’est pas ce qu’elle cherche, ce qui calmera sa douleur intérieure. La seule qui garde assez de distance sur cette situation, c’est leur voisine et amie Christiane, infirmière. Telle une mère suppléante, elle s’occupe de sa fille quand il le faut. L’autre femme est maintenant quinquagénaire. “J’étais le mouton noir d’une famille très à droite. Du côté de mon père, il y avait des terres en Sologne, une lignée de militaires, de coloniaux, une génération de maréchalistes rentrés.” En mai 1981, elle avait à peine dix-huit ans quand la gauche accéda au pouvoir, suscitant un grand espoir idéaliste pour elle. Un proche du ministre de la Défense avait remarqué son habileté au tir. Elle fut engagée dans les Services Secrets, milieu masculin où elle fit très rapidement ses preuves. Sans doute le pouvoir de gauche fut bien moins à la hauteur qu’elle l’avait cru, période teintée de désillusions. Néanmoins, elle fit carrière comme tireuse d’élite. Ses missions l’ont amenée à abattre des ennemis de la France un peu partout dans le monde. Du côté de Beyrouth en particulier, où le pays comptait des alliés et des intérêts financiers. Des "vengeances d’État" dont elle s’acquitta la plupart du temps avec succès. Sans doute reste-t-il d’anciens terroristes de l’époque encore vivants, à éliminer un jour ou l’autre. Si elle-même n’a pas le sentiment de mieux se porter, la mère de famille est heureuse que sa fille se sociabilise toujours davantage. Elle a quelques copines, et de nouveaux copains de son âge venus de l’étranger. La tireuse d’élite, elle, habite une grande partie de l’année à Amsterdam, ville tranquille ce qui est utile à son équilibre. Toutefois, elle est toujours aussi active dans ses missions de mort. Aujourd’hui, c’est en France qu’elle doit agir, s’immergeant d’abord dans le quotidien en face de chez sa cible à venir… (Extrait) “Finalement, je n’ai pas mené la vie dont je rêvais. J’avais toujours pensé que je vivrais paisiblement dans un domaine comme celui de Montesquiou, à la campagne, au milieu des bêtes, mais j’habite dans de grandes villes et les seules bêtes que je fréquente, ce sont les bourreaux que les Services me demandent d’éliminer. Une vie passée à courir, nager, sauter dans des fossés, conduire des motos et des camions, faire de la chimie et des équations, dévorer des livres d’histoire, des manuels de géopolitique et, le plus souvent, des notices d’utilisation d’armes et d’explosifs.” Comme l’indique son titre, “Deux femmes” nous présente les portraits de femmes très différentes, dans un roman court qui ne manque pas d’intensité. Leur point commun, c’est le fait d’avoir enduré des épreuves marquantes, indélébiles. La perte d’une enfant ou la perte des illusions, ça peut causer des conséquences comparables. Sont-elles désabusées ou meurtries ? C’est ce que l’auteur s’efforce de cerner, avec une finesse certaine. Si la tireuse d’élite affiche une froideur professionnelle, elle ne peut oublier une expérience tragique au début de son activité au sein des Services Secrets. La mère de famille garde également en mémoire les bons moments de sa vie, mais aussi les plus lourds. Deux destins croisés qui, on ne nous le cache pas, finiront par se rencontrer. En parallèle, nous les suivons jusqu’à ce que se produise l’étincelle. Dévastateur, le choc final. Avec sa part de fatalité, presque naturelle après avoir entre-temps examiné leur personnalité, leur sensibilité. L’intime et l’action vont de pair dans cette histoire, fort séduisante.
Une autre lecture duDeux Femmesde PAUL MAUGENDRE |
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Editions Joëlle Losfeld. Parution 11 octobre 2018. 116 pages. 12,50€. ISBN : 978-2072820847 Elle portait des culottes, des bottes de moto… On ne connait pas leur nom, mais cela importe peu car cela n’influe pas sur l’histoire, alors je me contenterai de les appeler l’Une et l’Autre. L’Une vient de connaître un drame et elle vit avec sa fille dans un appartement d’une ville située quelque part dans le centre de la France. Sa fille n’apprécie pas que sa mère vienne la chercher à l’école, elle est grande. Pour autant elles font les devoirs ensemble, presqu’un moment de complicité. Et puis il y a cette musique qui déferle dans l’appartement, une musique moderne dans laquelle elle ne se retrouve pas, qui lui martyrise les oreilles. Elle travaille dans une boutique et est appréciée de ses collègues, pour autant la vie n’est pas facile. Et, heureusement, il y a la moto qui leur permet de s’évader parfois, et oublier l’avant. Et leur voisine qui est aux petits soins pour sa fille. Alors elle se remémore son enfance, ses passions, ses parents, son voisin et ses petits travaux de bricolage sur ses motos, ses problèmes, sa vie d’avant le drame. L’Autre vit à Amsterdam, mais elle est Française. Elle chasse, pour tuer, mais pas de gentils animaux. Non, des bêtes malfaisantes, des criminels de guerre. Elle est forte dans son domaine en remontrant aux petits jeunes qui pensent, que parce qu’elle est une femme, qu’elle devrait rester dans un bureau à manipuler des papiers. Elle aussi repense à sa jeunesse, à ses heurts avec sa famille pour des questions politiques. Ils vivaient dans un quartier huppé parisien, prônant les vertus de la droite. Elle, elle votait à gauche, une forme de rébellion, une manière de s’affirmer, par conviction aussi. Et elle a appris à se servir d’un fusil, en Sologne, grâce à un voisin, et c’est ainsi qu’elle est entrée dans les Services de Sécurité. Elle a connu l’élection présidentielle de 1981, les espoirs qui étaient incarnés par une politique nouvelle, ses désillusions aussi, les revirements électoraux qui se traduisaient par une alternance gouvernementale mais dont les décisions n’étaient pas forcément différente des précédents pouvoirs. Et ses déplacements à l’étranger dans le cadre de ses missions. Deux trajectoires différentes, de femmes plus ou moins brisées par la vie et tentant malgré tout de s’en sortir, pour elles ou leur famille, ou ce qu’il en reste, blessées dans leurs cœurs et leurs convictions. Et peu à peu leurs destins vont se rejoindre pour le meilleur ou pour le pire, allez savoir ? Chacune d’elle s’exprime par la pensée. On les suit évoluer dans leur quotidien, se parlant à elles-mêmes, sans qu’aucun dialogue transparaisse dans le récit. Les demandes et les réponses, les souhaits, de l’Une, lorsqu’elle parle, discute, ou rouspète, avec sa fille sont en italiques, comme des réminiscences d’un passé plus ou moins court. Comme si le lecteur entrait dans le cerveau de l’Une et de l’Autre, ce qu’au cinéma on appellerait en voix Off. Un récit, plus qu’un roman, tout en subtilité, en émotions, en tendresse, en force, en violence parfois mais mesurée, et l’on les suit, on se calque, on investit spirituellement ces deux femmes, on devient les deux protagonistes sans pour autant se substituer à elles. Et la force du récit tient également dans son nombre de pages réduit, car trop de délayage, comme parfois il arrive à certains romanciers de se perdre dans des considérations ennuyeuses, aurait nui à la puissance et au dynamisme de cette intrigue qui intrigue.
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