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DMITRI STAKHOV |
Le RetoucheurAux éditions ACTES N OIRS |
1305Lectures depuisLe samedi 14 Mai 2011
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Une lecture de |
Dans la Russie post-communiste, Heinrich Miller est photographe, une vocation familiale. Fils unique, il fut élevé par son seul père dans un univers masculin. Il ne se posa guère de question sur les stricts principes paternels, ni sur les réelles activités de son père. Heinrich était encore jeune quand il fut impliqué dans une bagarre au couteau qui entraîna la mort de sa petite amie Liza. C’est à cette occasion qu’il apprit l’appartenance de son père aux Services Secrets. Il était bien photographe, mais surtout retoucheur. Sur les photos officielles du régime stalinien, il fallait faire disparaître les personnages tombés en disgrâce. Gratter le négatif, recomposer le décor, garder l’unité du cliché, c’était tout un art, peut-être même un don. Protégé par son supérieur, le père d’Heinrich fut un précieux collaborateur pour le pouvoir. Désormais âgé, il a cessé toute activité. Établi comme photographe, possédant son propre studio, Heinrich ne manque pas d’ouvrage grâce à son agent, Kolia Koulaguine. Un peu collant, ce dernier est un grand admirateur du savoir-faire d’Heinrich. Il s’occupe des mannequins, posant souvent nues pour des photos. Il lui confie également divers travaux de retouche. À l’époque des ordinateurs, des logiciels de correction d’images, les experts sont devenus rares. Lioudmila Minaïeva vient faire retoucher une série de photos pros, totalement ratées. Le patron du restaurant où Heinrich a ses habitudes est aussi intéressé par son talent. Il veut que soient éliminés deux anciens amis sur un cliché. Il y a encore le cas de cette voisine décédée, dont le portrait d’origine est flou. Heinrich se souvient l’avoir effacée d’une photo prise lors d’un meeting. Il reste des clients pour un bon retoucheur sur négatifs. Une certaine Tania, jeune femme qui ressemble fort à la défunte Liza, s’occupe du père d’Heinrich. Dans son appartement sécurisé, l’ex-retoucheur vieillissant semble défier le présent, sans que son fils comprenne cette métamorphose. Le rôle de l’attirante Tania n’est pas clair, non plus. Le carnage qui se produit au restaurant, causant notamment la mort du patron et de Lioudmila, confirme les récentes impressions d’Heinrich. Peut-être le talent paternel dont il a hérité va-t-il plus loin que de simples rectifications d’images. Son père le lui confirme : “Tu as très bien compris. Ceux que tu effaces des négatifs meurent quelques temps après. Ou bien ils sont tués. Ils sont condamnés.” Heinrich pourrait voir là, chez son père, une manière de surmonter un complexe de culpabilité remontant au stalinisme. Pourtant, la mort plane autour du père comme du fils. Changer de vie avec Tania ? Pour Heinrich, la solution n’est évidemment pas aussi simple… Déroutant et envoûtant, ce sont les qualificatifs venant à l’esprit à la lecture de ce roman — notions opposées, mais ici complémentaires. Même dans la Russie actuelle, la schizophrénie guette ceux qui se posent trop de questions. Heinrich s’éloigne-t-il de la réalité en s’interrogeant sur le singulier don hérité de son père qui, lui, agissait sur ordres ? Coïncidences ou pas ? S’enferme-t-il dans une vérité autistique ? Si le KGB est devenu FSB, la surveillance se poursuit-elle dans un cas sensible comme le leur ? Sans vraiment les formuler, l’ambiance suggère ces idées-là. Et d’autres aussi troublantes, tels les rôles de Tania ou de Koulaguine. Le thème rappelle ce que fut ce type de censure quand le Parti stalinien éliminait doublement ceux qui lui déplaisaient. Une photo et sa retouche figurent dans ce livre, en guise d’exemple. La narration joue avec les époques, le héros imaginant parfois des scènes du passé paternel. C’est bien un suspense psychologique, où l’on avance vers le dénouement sur un tempo mesuré. Histoire fascinante, néanmoins, grâce à ce climat tellement incertain. |