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RON RASH

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Ron RASH




Une lecture de
CLAUDE LE NOCHER

CLAUDE LE NOCHER  

À Sylva, petite ville de Caroline du Nord, la famille Matney est favorablement connue de longue date. Ancien combattant de la Guerre de 14-18, le grand-père y fit toute sa carrière de médecin généraliste. Il contribua à l’éducation de ses petits-fils, Bill et Eugene, qui vivaient alors à Asheville, après le décès de leur père. Ils vinrent habiter avec leur mère à Sylva. Le grand-père était un homme intransigeant, voire tyrannique. Il décida tôt que l’aîné Bill deviendrait un brillant chirurgien. Eugene, lui, était un littéraire, possédant la même sensibilité que sa mère, issue d’un milieu ouvrier. Aujourd’hui sexagénaires, les deux frères ont évolué de manière différente. Bill est effectivement le meilleur chirurgien dans sa spécialité. Rentier par héritage, Eugene a cultivé son alcoolisme, et détruit sa vie de famille. Il fait peu d’efforts pour vaincre sa dépendance à la boisson.

Il y eut une date charnière dans leur existence, l’été 1969. Les Appalaches étaient bien loin de San Francisco où, depuis quelques années, se développait la mouvance hippie. Étant sous la férule de leur grand-père, Eugene et Bill en entendaient vaguement parler, mais ne se seraient pas risqués à ces excentricités. Cette année-là, Bill avait vingt-et-un ans, et Eugene était âgé de seize ans. Le dimanche, seule journée de libre, ils allaient pêcher dans les environs, à Panther Creek. Jusqu’au jour où une sirène leur apparut, se baignant tout à côté. La rousse Ligiea Mosely avait dix-sept ans. Elle était originaire de Daytona, en Floride. Elle avait été envoyée chez son oncle Hiram et sa tante Cazzie, afin de la surveiller, après qu’elle ait fugué pour rejoindre une communauté hippie. Très religieux, son oncle et sa tante pensaient la remettre dans le droit chemin.

Dès le premier contact entre les deux frères et la jeune fille, Eugene sent une attirance très forte envers Ligeia. “Sa longue chevelure rousse mettait en valeur ses yeux bleu-vert et son teint parfait… Elle a levé une main pour ramener ses cheveux dégoulinants derrière ses oreilles, et ainsi découvert le croissant pâle d’un sein. J’ai détourné le regard, sentant mes joues s’empourprer.” S’il est d’abord le plus timide, les boissons alcoolisées aidant, Eugene devient bientôt intime avec Ligeia. Il est vrai que Bill a une fiancée, et que ses rapports avec leur grand-père se font plus tendus depuis peu. Ce qui explique sa distance vis-à-vis de cette expérience estivale. Outre l’alcool qu’ils apportent, les frères dérobent quelques médicaments à leur grand-père, pour Ligeia. Drogues légères, qui participent à l’ambiance, à leurs moments de liberté dominicale.

Après l’été, les cours au lycée ayant repris, Ligeia disparut soudainement alors qu’elle était dans le même établissement. Quarante-six ans plus tard, on vient de retrouver des restes humains du côté de Panther Creek. Ce qui justifie une enquête du shérif Loudermilk, de la même génération que les frères Matney. Car la version supposant une mort accidentelle de Ligeia ne résiste pas à l’analyse. Quand Eugene s’adresse à son frère, Bill ne semble pas pressé de revenir sur cette affaire enfouie dans leur passé…

(Extrait) “Dites-moi, Matney, depuis que je suis arrivé, vous êtes agité comme un chat dans une salle pleine de rocking-chairs ; et votre journal est replié à la page qui parle d’elle. Ce n’est pas un rien bizarre, tout ça ? Écoutez, je ne suis pas venu vous accuser de quoi que ce soit, mais je dois à la famille Mosely de découvrir la vérité sur ce qui s’est passé.

— J’ai dit que je savais qui c’était.

— Vous êtes sûr de ne pas avoir besoin de boire un coup ? demande Loudermilk. Ça vous aiderait peut-être à vous rappeler certains détails. Moi, je ne bois pas, mais j’ai conscience qu’on boit bien souvent pour oublier. Non mais c’est vrai, regardez-vous donc, avec votre frère et votre grand-père, tous les deux médecins, et vous qui restez terré à vous noyer dans l’alcool. Il y a peut-être quelque chose que vous voulez oublier concernant Ligeia Mosely.

— Vous avez lu trop de bouquins de psycho à quatre sous, shérif…”

La qualité supérieure de l’écriture de Ron Rash n’est plus à démontrer, il suffit d’avoir lu n’importe lequel de ses précédents titres pour s’en convaincre. Ici, elle s’exprime entre autres par la forme stylistique passé-présent : Eugene, le narrateur, revient sur l’épisode le plus marquant de leur jeunesse, avec son frère Bill. Naviguer aussi naturellement que possible entre aujourd’hui et hier n’est pas toujours convaincant. Eugene intériorise depuis longtemps tant d’images, d’instants, de bribes de son parcours de vie, qu’il est logique de les voir resurgir quand une trace de Ligeia réapparaît. Notons au passage que ce prénom fait référence à un personnage, de jeune femme morte, d’Edgar Allan Poe.

L’Amérique baigne encore dans un conformisme rigoureux à la toute fin des années 1960. La "contre-culture" hippie est un phénomène s’amplifiant, ne touchant que des jeunes. Pas tous, loin s’en faut, car il y a aussi la Guerre du Vietnam. La révolte joyeuse du flower-power, dans la fumée du cannabis ? Certes, mais cela n’est pas dénué d’une facette plus sombre : “En repensant maintenant à cet été-là, je me rends compte que les Doors était le groupe que j’aurais dû écouter avec le plus d’attention” admet Eugene. Au sein d’une famille comme la sienne, la fantaisie restait illusoire ou, au moins, de courte durée. Quant à la culpabilité, lorsqu’on a été élevé selon certains principes, elle ne s’éteint jamais. Tout cela est évoqué par Ron Rash avec une subtilité magistrale.

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