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EMMANUELLE HEIDSIECK |
À L'aide Ou Le Rapport WAux éditions INCULTEVisitez leur site |
701Lectures depuisLe vendredi 27 Decembre 2013
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Une lecture de |
Ne racontons pas cette histoire au futur, car ça se passe probablement dès maintenant au sein d'un de nos ministères ou dans un club de réflexion politique occulte. On a chargé deux technocrates de concevoir et de rédiger le rapport ADS, “Aide Don Service”. Âgé de quarante-deux ans, le chef est appelé A. Père divorcé, c'est un arriviste acharné, ayant adopté tous les codes de la société actuelle. Servile avec son supérieur P, il méprise avec agressivité son adjoint B. À cinquante-quatre ans, B est un fonctionnaire sans avenir, qu'on a recasé sur ce projet. Si B fournit l'essentiel du rapport, c'est fatalement A qui en tirera le bénéfice. “Aide Don Service”, que signifie ce dossier sur lequel nos dirigeants vont avoir à légiférer un jour, dont il faut déjà prévoir les contours ?
Le bénévolat, c'est terminé ! L'altruisme, ça suffit ! Tout acte de la vie courante doit être impérativement rémunéré. Finie la gratuité, qu'il faut au plus tôt déclarer illégale. Le bon sens impose d'interdire tout ce qui n'est pas payant. Condamner les bénévoles heureux de rendre service aux autres, telle ne peut qu'être la solution. Criminaliser tout esprit de charité, voilà comment on pourra éradiquer ce qui nuit à notre société. D'abord, prévoir un lexique où seront bannis les mots et expressions litigieuses, tels que “Merci”, “S'il vous plaît”, “Très volontiers”, “Pas de problème” et autres billevesées aimables. Faire preuve de la moindre cordialité envers quiconque, fut-ce par le langage basique, c'est ouvrir la voie à des relations personnelles. Chacun sait quelle perte de temps ça signifie.
À proscrire en premier, le conseil d'ami. À l'heure où toutes sortes d'officines en font leur métier, où le coaching sévit dans toutes les branches de la vie sociale, il est intolérable de se contenter de l'opinion d'un ami. C'est même assez suspect, donc ça doit tomber sous le coup de la loi. Et ce qu'on qualifie d'Aide à la Personne, il y a tant d'abus. Voyez cette dame qui invite en vacances une voisine lui ayant rendu service. Un séjour gratuit, c'est effectivement insensé, répressible si l'on creuse quelque peu l'affaire. Quant aux gardes d'enfants par les grands-parents, n'est-ce pas aberrant ? Il est urgent de décourager ces accommodements, alors qu'il y a des services payants pour ça. Au besoin, ne craignons pas d'influencer, de manipuler les populations pour que cessent ces pratiques.
Pour les technocrates A et B, une épineuse question se pose sur l'Encyclique papale du 29 juin 2009, régulièrement rappelée aux catholiques : “Caritas in veritate”, l'amour dans la vérité. Certes, le paroissien se fait rare, et les prescriptions de l’Église sont peu écoutées, mais cet appel à la générosité fait tache. Il faut encadrer les associations, limiter le budget des plus utiles, bien sûr. Offrir des cadeaux aux autres, héberger des proches, et autres initiatives délictueuses qu'il faut contrer sans pitié. Révisons encore le sens de l'amitié, qui n'a pas lieu d'exister dans notre monde. Finis l'échange qui vous rend redevable, ou la gentillesse qui est une forme évidente de faiblesse. Des brigades réprimeront, des indics les informeront, des médiateurs feront appliquer la loi du “tout service payant”...
Vous continuez à faire preuve de politesse ? Il vous arrive d'offrir un coup de main ? Vous ne demandez qu'à faire plaisir ? Votre naïveté frise la stupidité. La dégradation sociale vous guette. Dans quel univers croyez-vous vivre, braves gens ? Certes, quelques vains idéalistes prônent encore l'harmonie du “bien vivre ensemble”, voire même défendent la charité comme un acte utile à la société. C'est de la folie, voyons ! En quoi l'idée de donner serait-elle naturelle, alors qu'on peut logiquement faire payer. Des sociétés facturant leurs services existent pour tous vos besoins. Si vous encouragez le bénévolat, vous verrez que bientôt, par exemple, on vous offrira des conseils de lecture gratuitement. Avouez que ce serait honteux, non ?
Plutôt que d'écrire un essai sur le thème, Emmanuelle Heidsieck a choisi une forme plus fictionnelle. C'est un roman, animé par des personnages dépeints selon leurs caractères. Toutefois, il s'agit bien de mettre le doigt sur un déplorable phénomène de société. À cause de l'individualisme qui nous guide en permanence, nous ne savons plus réfléchir, décider, vivre au quotidien, sans recours à l'argent. Être solidaires dans la simplicité ? Le geste d'offrir est suspect, pousse à la méfiance. Donner est anormal, et ça deviendra assurément condamnable en justice d'ici quelques années. Voilà ce que montre, avec ironie et dérision, Emmanuelle Heidsieck dans ce livre sociologique. Qui, par certains aspects, est sans doute un cri d'alarme. Lisez-le et offrez-le autour de vous... tant que ça n'est pas interdit. |