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FREDERIC DARD |
La CrèveAux éditions FLEUVE NOIRVisitez leur site |
1868Lectures depuisLe lundi 13 Septembre 2010
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Une lecture de |
Attention, un auteur peut en cacher un autre ! Les fidèles du Fleuve Noir le savent très bien, eux qui au départ ont eu du mal à admettre que San Antonio n’était que le reflet d’art ( !) d’un auteur regardant le monde dans un miroir déformant. Et La Crève, l’un des premiers romans du père heureux et comblé du célèbre commissaire, n’annonçait certes pas la gauloiserie, l’humour débridé, l’ironie douce-amère, le persiflage argotique de celui qui réinventait les relations auteur-lecteur. Il faut avouer qu’à l’époque où ce livre fut écrit et publié (1946 aux éditions Confluences), il fallait une grosse dose de courage pour mettre en scène des personnages aussi troubles, sans les juger négativement comme toute une populace survoltée et prompte à retourner sa veste a pu le faire, confrontée à une réalité douloureuse. Dans un huis-clos qu’aurait pu écrire Sartre, quatre personnages, la famille Lhargne ( !) composée du père cantonnier, de la mère à la panse fibromeuse, de la fille éternelle amoureuse, du fils milicien, se trouvent confrontés à un avenir sans issu. La guerre fait rage, la libération avance à grands pas, et ceux qui ont opté pour une France nazie sont coupés de ceux qui se découvrent une fibre patriotique. Si certains des propos des quatre personnages sont acerbes, vis-à-vis d’eux-mêmes, ils ne remettent pas en cause le noyau familial. A quoi servent les mères lorsqu’elles ne sont plus capables de sauver leurs enfants ? Question fondamentale. Des êtres qui sont perdus, déboussolés, naviguant au gré des vagues, ne comprenant plus ce qui leur arrive, ce qui se passe. Un changement dont Petit Louis, le milicien, est exclu. Et dire qu’autrefois je faisais partie de la foule pense-t-il, alors qu’Hélène, la fille qui a besoin d’amour, tant physique que moral, souligne : Nous autres avons tant besoin d’un Dieu, et ce sont nos parents qui le possèdent. La mère se fait des reproches : Voilà bien l’erreur des pères, ils battent leurs enfants lorsque ceux-ci sont petits et après ils n’osent plus. Et pourtant c’est quand les enfants sont grands qu’ils peuvent le mieux supporter les coups et qu’ils en ont vraiment besoin. Frédéric Dard ne jette pas l’opprobre, il se contente de décrire, parfois de partager l’humiliation de ceux qui ont fauté, de ceux qui se sont rendus coupables de trahison sans vraiment en être conscient, tout en dénonçant une justice expéditive. La mémoire est comme un organe douloureux. Certains s’y habituent comme à un mal de dent chronique et familier, d’autres préfèrent un arrachage pur et simple. Ne cherchez pas l’ombre de San Antonio dans ce roman, mais découvrez une œuvre majeure, une œuvre d’art et d’essai transformé.
La guerre s’achève, c’est la Libération. Les Alliés approchent, on entend le bruit des combats, du canon. Terrée dans une chambre, tandis que vient la nuit, la famille Lhargne attend la suite des évènements. Le père, Albert, est un honnête homme de 58 ans. Il ne comprend guère de cette époque troublée, qu’il a traversée en continuant de construire des routes et des tunnels. Connaît-il vraiment ses enfants, aujourd’hui adultes ? Tout ce qu’il sait, c’est qu’il faut se cacher et patienter. De sa femme Constance, on ne remarque que le gros ventre et la mollesse bienveillante. Elle ne parvient probablement pas à rassurer ses proches, malgré sa sérénité protectrice. Leur fille Hélène est une belle jeune femme de 26 ans. Mannequin, elle a toujours besoin de se sentir belle, attirante. Intelligente, elle se veut romantique. Elle a été l’amante de M.Otto, un officier Allemand. Sa famille et elle savent bien que, en ces heures tourmentées de la Libération, on ne pardonne pas ce genre de relation. Le dernier, c’est Petit Louis. Milicien pronazi, ayant tué bon nombre de Français, il n’ignore pas ce qu’il risque et masque à peine sa peur. Il reste cynique, se rangeant encore du côté des héros et non des salauds. Cette nuit-là, tous dorment peu et mal, flottant entre sommeil et éveil. Les doux souvenirs remplacent difficilement la réalité présente. À l’aube, dehors, “ils” saccagent et incendie la ville. Ce n’est plus qu’une question d’heures avant que les libérateurs arrivent. Dans cette chambre, celle d’un Milicien ami de Petit Louis, les tensions entre frère et sœur ne durent pas. Petit Louis est bien incapable d’analyser la complexité de son propre caractère. Surtout, il n’exprime aucun regret sur ses choix, sans savoir s’il en est fier ou pas. Hélène a une pensée pour M.Otto, sans doute mort maintenant, dont elle ne fut jamais amoureuse. Ce qu’elle aime chez les hommes, c’est leur image, pas eux-mêmes. Elle envisage aussi le sort à venir de son frère. Dehors, quand les Alliés sont là, la population les accueille chaleureusement. Certains oublient qu’ils ont applaudi aussi vivement le Maréchal Pétain. Le père s’aperçoit de son erreur : “Il imaginait les maquisards à travers les récits de son fils. Il voyait des individus en guenilles, à mines patibulaires et armés d’escopettes, des dévoyés, de la racaille, et voilà qu’il tombe sur l’Armée française.” Après cet épisode, ne sera-t-il pas possible de recommencer, autrement ? s’interroge Hélène. Son frère est sans illusion, car le regard qu’on porte sur lui ne changera pas. À midi, dehors, la rue prend des airs de fête. Dans cette cohue, les Lhargne peuvent espérer passer inaperçus… Par son contexte socio-historique et sa dramaturgie, ce texte répond exactement à la définition du roman noir. Sachant qu’il fut écrit juste après la Libération, il s’agit aussi d’une forme de témoignage. Ce remarquable huis-clos n’est ni théâtral, ni manichéen. Frédéric Dard ne juge pas ses personnages. Il ne suscite pas non plus la pitié à leur égard. Il décrit avec subtilité quatre êtres humains, ni salement détestables, ni assez sympathique pour que le lecteur soit indulgent. La coquette Hélène et le méprisant Petit Louis échapperont-ils à leur destin, comme ce fut le cas de trop de collabos lors de l’Épuration ? Si le suspense porte sur cette question, c’est toute l’ambiance de ces quelques heures d’enfermement qui fait la force du récit. Un roman court et dense, à redécouvrir !
Parution septembre 2010. 160 pages. 6,95€. Existe en version numérique à 7,49€. Réédition Editions Fleuve Noir. Décembre 1989. Première édition : éditions Confluences. 1946. Hommage à Frédéric Dard, décédé le 6 juin 2000. Attention, un auteur peut en cacher un autre ! Les fidèles du Fleuve Noir le savent très bien, eux qui au départ ont eu du mal à admettre que San Antonio n’était que le reflet d’art ( !) d’un auteur regardant le monde dans un miroir déformant. Et La Crève, l’un des premiers romans du père heureux et comblé du célèbre commissaire, n’annonçait certes pas la gauloiserie, l’humour débridé, l’ironie douce-amère, le persiflage argotique de celui qui réinventait les relations auteur-lecteur. Il faut avouer qu’à l’époque où ce livre fut écrit et publié (1946 aux éditions Confluences), il fallait une grosse dose de courage pour mettre en scène des personnages aussi troubles, sans les juger négativement comme toute une populace survoltée et prompte à retourner sa veste a pu le faire, confrontée à une réalité douloureuse. Dans un huis-clos qu’aurait pu écrire Sartre, quatre personnages, la famille Lhargne ( !) composée du père cantonnier, de la mère à la panse fibromeuse, de la fille éternelle amoureuse, du fils milicien, se trouvent confrontés à un avenir sans issu. La guerre fait rage, la libération avance à grands pas, et ceux qui ont opté pour une France nazie sont coupés de ceux qui se découvrent une fibre patriotique. Si certains des propos des quatre personnages sont acerbes, vis-à-vis d’eux-mêmes, ils ne remettent pas en cause le noyau familial. A quoi servent les mères lorsqu’elles ne sont plus capables de sauver leurs enfants ? Question fondamentale. Des êtres qui sont perdus, déboussolés, naviguant au gré des vagues, ne comprenant plus ce qui leur arrive, ce qui se passe. Un changement dont Petit Louis, le milicien, est exclu. Et dire qu’autrefois je faisais partie de la foule pense-t-il, alors qu’Hélène, la fille qui a besoin d’amour, tant physique que moral, souligne : Nous autres avons tant besoin d’un Dieu, et ce sont nos parents qui le possèdent. La mère se fait des reproches : Voilà bien l’erreur des pères, ils battent leurs enfants lorsque ceux-ci sont petits et après ils n’osent plus. Et pourtant c’est quand les enfants sont grands qu’ils peuvent le mieux supporter les coups et qu’ils en ont vraiment besoin.
Frédéric Dard ne jette pas l’opprobre, il se contente de décrire, parfois de partager l’humiliation de ceux qui ont fauté, de ceux qui se sont rendus coupables de trahison sans vraiment en être conscient, tout en dénonçant une justice expéditive. La mémoire est comme un organe douloureux. Certains s’y habituent comme à un mal de dent chronique et familier, d’autres préfèrent un arrachage pur et simple. Ne cherchez pas l’ombre de San Antonio dans ce roman, mais découvrez une œuvre majeure, une œuvre d’art et d’essai transformé.
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