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FRANCK BOUYSSE |
PlateauAux éditions LA MANUFACTURE DE LIVRESVisitez leur site |
979Lectures depuisLe vendredi 22 Janvier 2016
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Une lecture de |
Au hameau Les Cabanes, tout apparaît sombre, assez nuiteux, car les journées n'y sont guère éclairées sous un ciel plombé, gris foncé. Ce lieu-dit isolé n'inspire ni tristesse, ni pitié. Il ressemble à un purgatoire, en attente d'une mort définitive. Un lieu trop invisible, ayant déjà disparu, sans charme particulier, pas digne d'être restauré et relancé. Un décor rural, à peine propice à la méditation. Il ne reste rien à transmettre, à prolonger. On y voit une ferme dont l'activité a décru, tandis que le couple vieillissait, s'affaiblissait, s'enterrait ou presque. Virgile a des problèmes de vue, dont il ne fait pas cas. Quelques moutons et des volailles, c'est le peu qu'il a conservé. Virgile doit s'occuper de sa femme Judith, la surveiller au quotidien, car le cerveau de celle-ci ne fonctionne plus. Elle garde un peu de conscience, réalise parfois qu'elle dépérit. Un état de santé sans le moindre espoir. Et là, une caravane statique, improbable cocon. Celle de Georges, quarante-quatre ans, célibataire. Orphelin, il a été élevé par son oncle Virgile et Judith. Jadis, le grand-père disait de son père Henri : “C'est un chien fou, il est pas comme nous autres. On peut pas lui parler sans qu'il monte sur ses grands chevaux, comme si y avait que lui qui compte en ce bas-monde.” Henri et sa femme sont mort dans un accident. Bien qu'il n'ait jamais eu une âme de paysan, c'est la voie qu'on a tracée à Georges. Trop faible de caractère pour se rebeller, il en éprouve désormais de l'amertume. Pas vraiment de rancœur, mais il est incapable de vivre dans la maison en face de sa caravane, celle de ses parents, quelque peu maudite à ses yeux. Cette demeure familiale, vide et fermée, Georges n'y pénètre qu'à contrecœur, éprouvant un malaise confinant à la répugnance. À quelques encablures, se trouve une autre bâtisse comparable, celle de la propriété abandonnée des Ores. Quand Virgile parfois s'y recueille, “d'antiques voix montent du sous-sol, traversent les tomettes brisées, et Virgile les entend, comme expulsées d'une matrice asséchée. Des voix auxquelles il refuse de répondre.” Il existe là un lointain et funeste lien avec le passé de la famille de Virgile. Il ne parle jamais d'un autre motif de culpabilité, le "trésor de guerre" de son père et de son ami Martial. Alors mômes, Henri, Virgile et leur voisin Clovis avaient tout vu, mais on ne leur indiqua pas ce qu'il advint de tout ça. Il y a une autre ancienne ferme, au hameau. Ce fut celle de Clovis, qui traversa de sacrées vicissitudes jusqu'à sa mort, lui aussi. Elle a été rachetée par Karl, la soixantaine. Ancien cheminot et ex-boxeur, il tape encore sur son sac pour s'entraîner. Ce solitaire a été guidé jusqu'ici par le hasard, ou une nécessité d'effacer son passé. Oublier le cynisme de sa mère, entre autres. Karl s'est bricolé une Foi personnelle, avec un Dieu accessible, qui le mettrait à l'abri du monde, des tentations. Ce qui peut l'amener au délire… Nouvelle venue, Cory (Coralie) est la nièce de Judith. Une femme battue, trop longtemps résignée, qui n'a nulle part où aller pour changer de vie. Qui est capable de s'acclimater à ce décor singulier. Elle est hébergée dans la caravane de Georges, où il y a de place. Celui-ci est perplexe, il redoute des désordres à venir. Mais Cory peut aussi être une confidente. Tandis que de son côté, Karl épie discrètement la jeune femme, un avenir pour Georges et Cory est-il envisageable ? Enfin, il y a ce chasseur qui arpente le Plateau. Il explore cette campagne, cette grotte en partie masquée par des broussailles, s'abrite au milieu de la végétation : “Les animaux sublimés par la traque, ceux qui déjouent un temps sa ruse et finissent toujours par rendre les armes, face à la science du chasseur. Les humains, il les observent habituellement dans la lunette de sa carabine, de loin. Les humains, c'est un autre gibier qu'il n'est pas forcément utile de tuer. Détruire peut suffire. Humilier aussi.” A-t-il surgi d'un autre temps, avec quel objectif ? À l'évidence, la mort plane inéluctablement sur ce hameau… Il est probable que chacun traduise ce “Plateau” selon ses propres sentiments, ses valeurs personnelles. On retiendra peut-être le curieux mysticisme de Karl, l'embarras de Georges qui doit accepter une invitée, le sort de cette femme battue, la patience de Virgile face à la dégénérescence mentale de son épouse, sa culpabilité face au passé familial, tel acte ou telle pensée de l'un ou l'autre des protagonistes. Si le décor est beau, remarquable, le contexte est fatalement rude, âpre. L'auteur s'applique à témoigner de cette ambiance, non pas comme dans un huis-clos à ciel ouvert, mais par un ensemble cohérent de destins différents regroupés là. Ultime étape pour les plus âgés, ou éventuel début d'autre chose, quant aux plus jeunes ? Rien n'est certain, ni la fin, ni l'avenir. Avec ses images bucoliques, la poésie de l'écriture de Franck Bouysse passera peut-être pour des "clichés" aux yeux de ceux qui sont hermétiques à tout regard sur la nature, sur des lieux endormis, ou même sur la vie de tels personnages. Il est vrai que son style comporte une dose de lyrisme, clairement revendiqué. Ce n'est pas si déstabilisant pour le lecteur. À la fois, ça relativise la notion du temps qui s'écoule, ça nuance les frustrations et les aspects dramatiques. La violence, caractéristique chez l'être humain même au milieu de nulle part, n'est pas absente de cette histoire. Cette menace, ce malaise, on les perçoit justement grâce à la narration subtilement équilibrée, ponctuée de lueurs plus optimistes. Un roman noir dans lequel il convient de s'immerger, pour en apprécier toutes les facettes.
Collection Territori. Parution le 7 janvier 2016. 304 pages. 18,90€. Allez hop, tout le monde à la campagne... Là-haut sur le plateau corrézien. Un chemin pierreux qui mène aux Cabanes. Quelques maisons, une de chaque côté du passage et la troisième au fond, en cul de sac. A quelques kilomètres de Toy-Viam, un village jouet d'environ trente quatre âmes. La première, une ferme en U, est habitée par Virgile et sa femme Judith. Ils ne sont plus de toute première jeunesse mais ils possèdent encore quelques vaches, des brebis et des poules. Une petite exploitation familiale qui leur suffit pour vivre. Seulement Judith est ébranlée de la mémoire. Elle ne se souvient plus ou répète des gestes qu'elle a effectuée lorsqu'elle était plus jeune. Egorger des poules par exemple, les plumer, alors que Virgile ne lui avait rien demandé. Ça a un nom mais je ne m'en souviens plus très bien. Parfois elle a des sursauts de raisonnabilité mais c'est de plus en plus rare. Il faudra bien penser à y remédier un jour. Un peu plus loin en montant, celle de Georges le neveu de Virgile, une bâtisse qui ne vit plus. Georges réside dans une caravane, il n'est jamais entré dans la maison. Aujourd'hui quadragénaire, il a perdu ses parents à l'âge de quatre ans. Un accident bête, un camion. C'est Virgile qui lui a raconté l'historie, sobrement. Virgile et Judith qui l'ont élevé, mais il s'est jamais senti proche d'eux. Et inversement. Il élève lui aussi brebis et agneaux, va parfois à la ville. Il est seul, ce qui ne l'empêche pas d'entretenir sa caravane. Il est soigneux, voire méticuleux. Une caravane dont il est tombé amoureux quand il l'a vue dans une casse. Des cartons pleins de livres moisis dedans, qu'il a posés sur des étagères. Les livres, pas les cartons. Et puis il y a Karl. C'est pas un gars du pays. Il a débarqué un beau jour, avec un sac de marin contenant ses affaires et deux housses recelant des armes à feu et leurs munitions. Il s'est installé là-bas, au fond, au bout du chemin, dans la maison du vieux Clovis, mort durant un hiver. Il l'achetée cette demeure hybride, ni vraiment ferme ni vraiment simple maison, un bâtiment décrépit. Plus une écurie et du terrain en friche. Ça lui suffit à cet homme solitaire qui parait redouter la solitude. Parfois il requiert les services de Virgile qui obligeamment lui bande ses grosses mains. Karl est un ancien boxeur qui continue à s'entraîner sur son sac à taper dessus comme s'il voulait le réduire à l'état de crêpe. Il discute souvent avec Virgile, de choses et d'autres, de tout et de rien. De la philosophie pastorale, de théories bibliques, de l'air du temps, un peu d'eux. Le tout dans une entente cordiale même si les répliques sont parfois acrimonieuses. Par exemple ce petit échange amical : - T'es bien un vrai paysan, toi. - Ça veut dire quoi ? - Que t'as sûrement plus de réponses à donner que de questions à poser. - C'est un genre de leçons ? Venant d'un type qui en a visiblement pas retenu beaucoup, ça me fait plutôt rigoler.
Et puis un jour Cory arrive de la ville fuyant l'homme-torture. Cory est lasse de subir les avanies et les coups d'un amant violent. C'est la nièce de Judith, et Virgile bon cœur a accepté qu'elle vienne se réfugier aux Cabanes. Georges est chargé d'aller la chercher à la gare et de l'héberger dans sa caravane. Il faudra s'y faire à cette proximité, s'arranger pour que chacun puisse cohabiter sans faire de vagues et de remous. Ce qu'ils ne savent pas, c'est que justement les vagues et les remous vont bientôt déferler sous forme de mascaret inspiré par un chasseur qui rôde dans la campagne et les bois environnants. Une silhouette que Karl a entraperçu alors qu'il chassait l'oie sauvage et qu'Un vol de perdreaux par dessus les champs montait dans les nuages, la forêt chantait, le soleil brillait au bout des marécages... Et puis il y a les interrogations, de celles qui n'ont pas de réponses, ou plutôt si, qui en ont mais il faut aller les rechercher loin derrière soi, lorsqu'on était plus jeune, des réminiscences qui encombrent l'esprit et que certains s'amusent à déterrer, pour le plaisir et la cupidité.
Certains romans sont de véritables autoroutes avec parfois de petites aires de repos aménagées pour le lecteur. Plateau, c'est un petit chemin, qui sent la noisette, et qui mène tout doucement vers des horizons inconnus. Le promeneur-lecteur l'emprunte sachant que tout au long du parcours il sera amené à vagabonder, à observer le ciel, le paysage, à contempler la faune, à regarder au-delà de ce que les yeux peuvent percevoir, à grimper les talus, sauter dans les fossés, se tremper les pieds dans des marécages, flâner et rêver. Et ce qu'il y au bout de ce chemin qui grimpe vers l'Eden, n'est-ce peut-être qu'une illusion, un mirage, un enfer. Une promenade en vert et noir, une symphonie pastorale admirablement contée par Franck Bouysse. http://leslecturesdelonclepaul.over-blog.com/2016/01/franck-bouysse-grossir-le-ciel.html |
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