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AMELIE CHABRIER |
Détective, Fabrique De Crimes ?Aux éditions JOSEPH K.Visitez leur site |
81Lectures depuisLe mercredi 2 Fevrier 2017
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Une lecture de |
Effaçons d’emblée une possible ambiguïté. Cet ouvrage retrace les premières années, de 1928 à 1940, du magazine Détective. Et non pas les diverses variantes publiées depuis les années d’après-guerre, toujours plus racoleuses, misant davantage sur le sexe que sur de vrais sujets criminels. On ne conteste pas le talent allusif des rédacteurs de ce magazine depuis décliné sous plusieurs titres, mais ce livre revient aux origines. Gaston Gallimard est devenu un des éditeurs majeurs après la première guerre mondiale. Malgré tout, les "grands auteurs" ne rentabilisent nullement sa maison d’édition. Un support commercial différent s’impose : ainsi va naître, en partie grâce au détective Ashelbé, ce “Détective”. Le fait divers n’a rien de neuf, en ce temps-là. Les journaux d’alors consacrent quelques lignes quotidiennes à ces actualités, voire aux comptes-rendus des audiences en justice. Si les lecteurs politisés lisent les journaux de leur obédience, un lectorat populaire cherche plutôt le spectaculaire. Le "hors-norme" confirme au public qu’il n’a rien de commun avec les repris de justice, les criminels, les voyous de toutes sortes. Dès lors, c’est ce que va lui apporter chaque semaine le magazine Détective. Si une société distincte s’est créée pour le publier, Gaston Gallimard veille au grain, financièrement et sur le contenu. Le succès est immédiat, grâce à un lancement d’envergure, et par manque de vraie concurrence. Les reporters engagés par Détective sont des professionnels chevronnés. Le mot d’ordre, c’est de coller au plus près des "affaires", d’en faire au besoin des "dossiers". On ne traite plus de banals faits divers, mais des cas typiques de banditisme ou de crimes, inscrits au cœur de ces années-là. Les truands marseillais ou les bandits corses, la pègre installée à Montmartre ou les anciens bagnards, les lâches tueurs de chauffeurs de taxis, le pistolet browning qui permet commodément aux femmes d’assassiner, les sujets ne manquent pas pour couvrir l’immense champ de la criminalité. On envoie des enquêteurs de Détective aux quatre coins de l’Europe, sans oublier le nec plus ultra : le crime en Amérique. De Chicago, baptisée capitale du crime, à l’affaire du bébé Lindberg connue dans le monde entier, le Mal n’est-il pas omniprésent ? En France, c’est l’époque de Violette Nozière, des sœurs Papin, de l’énigme Laetitia Toureaux, de l’affaire Stavisky avec ses prolongements, mais également de multiples crimes morbides ou crapuleux, qui font frémir. Les gangsters de Paris et le proxénétisme, les nuits de fête du monde nébuleux et violent de la pègre, tout le mythe du Milieu, ça fait fantasmer des lecteurs avides de noirceur. Ces truands, on les sait dangereux, mais le public est conscient qu’ils ne s’attaquent qu’aux riches. (Extrait) “Dans les années 1930, si le vitriol est passé de mode, en revanche le browning fait fureur. Cependant l’opinion publique a changé depuis le début du 20e siècle, à la suite des études criminologiques qui réintroduisent l’idée de responsabilité et de préméditation. L’indulgence des jurés est dénoncée comme étant du laxisme risquant de banaliser l’assassinat. La presse ne présente plus ces assassins comme des héros tourmentés mais comme de vulgaires criminels. Le crime passionnel quitte la une des grands quotidiens et sa place recule dans leurs colonne. Détective les met toujours en une, mais pour afficher clairement son exaspération : Encore le browning !” Un des points forts de Détective, ce sont les photographies. Les protagonistes et les lieux, le lecteur les visualise grâce aux multiples clichés. Sur le vif ou pas, car la manipulation d’images n’est pas absolument exclue. Possédant deux autres magazines, Marianne et Voilà, il est facile pour Gallimard de mutualiser un service photographique efficace. En outre, Détective est autant le porte-parole des autorités – car plusieurs grands noms de la police sont des amis du magazine – que des malfaiteurs, ces derniers plaidant volontiers leur innocence dans ce média. Avec Détective, on revisite l’enquête, on invite les lecteurs à s’en mêler, on en fait des jeux, on exploite la moindre facette dès qu’il y a mystère. Des écrivains figurent au casting de Détective. D’abord, le déjà célèbre Joseph Kessel, même si sa contribution est relative. Ensuite, des auteurs cherchant à témoigner du vécu du populaire et des bas-fonds, tels Pierre Mac Orlan et Francis Carco. Bien que Georges Simenon soit sous contrat chez Fayard, tandis qu’il navigue sur les canaux à bord de l’Ostrogoth, il écrit trois séries de treize nouvelles inédites pour Détective. D’ailleurs, la plupart des articles du magazine utilisent plus sûrement la forme de l’intrigue policière que celle du classique reportage. La déontologie journalistique, les rédacteurs s’en fichent. Il leur arrive de se mettre eux-mêmes en scène, ou d’enjoliver largement leurs récits. Que les idéologues bien-pensants dénigrent Détective, cela va sans dire. Cette publication hebdomadaire banalise les actes les plus vils, incite à la tolérance envers les meurtriers, corrompt la société de l’Entre-deux-guerres : Détective est responsable de tous les maux. À l’inverse des journaux d’alors, ce magazine s’intéresse moins à l’action de la justice, point final d’une affaire, qu’à tous ses développements et à ses aspects énigmatiques (ou sordides). Par contre, si un tueur tel Weidmann est enfin arrêté, une large place lui est accordée. Marius Larique, le rédacteur en chef étant de formation journalistique, il "sent" ce qui va frapper le public, le passionner. En heurtant la morale, en assumant le scabreux, si c’est bénéfique pour conforter les ventes. À l’approche de la 2e Guerre Mondiale, Détective commence à perdre de l’audience. Dans un climat politique tendu, il faut coller à des sujets du moment, tel le rejet des étrangers. Néanmoins, des reportages décrivent aussi les persécutions dont sont victimes les Juifs de la part des autorités hitlériennes. Dès le début du conflit, par patriotisme, Détective va consacrer des articles au conflit, aux soldats. Mais le magazine ne peut longtemps paraître dans ces conditions. Hélas, après guerre, on ne retrouvera pas le fonds photographique de Détective (de Voilà et de Marianne), si riche documentation visuelle sur ces années-là. Fabrique de crime, ce magazine ? Ce fut avant tout un témoignage vivant, direct, au plus proche de la délinquance et de la criminalité d’alors. L’information n’était pas répandue à travers la France, constante, immédiate, comme de nos jours. N’était diffusé que ce que l’on voulait bien transmettre à la population. Or, Détective dévoilait des vérités, creusait les faits, détaillait les actes et les personnalités. Ce n’était pas exempt de voyeurisme, ni peut-être d’exagération, sans tomber dans l’apologie criminelle, ni inciter des meurtriers à tuer avec cruauté. Peu d’autres médias informaient de cette manière percutante. Grâce aux archives Gallimard et aux études traitant certaines facettes du crime, Amélie Chabrier et Marie-Eve Thérenty nous racontent l’épopée de Détective, ses personnages, et son impact. Elles explorent une véritable page, plutôt insolite, de notre Histoire ! L’autre atout favorable, c’est la très riche iconographie. En soi, le panel des "unes" du magazine reflète la diversité des thèmes abordés par Détective. Mais ici, les images sont bien plus variées : publicités, photos d’origine, "dossiers" des pages intérieures, titres-choc, couvertures de romans associés à Détective, courriers et "coupe-files" des reporters, etc. On sait quel soin les Éditions Joseph K apportent à la mise en page des livres. “Détective, la fabrique de crimes ?” constitue un bel exemple de cette qualité. Un remarquable ouvrage documentaire ! |