Une lecture de CLAUDE LE NOCHERGuise est une petite commune de l’Aisne, où Jean-Baptiste Godin a implanté en 1846 son usine de fabrication de poêles en fonte. Cet ancien ouvrier devenu ingénieur a fait fortune grâce à ses brevets dans les appareils de chauffage. Dix ans après la création de l’usine, il emploie plus de trois cent ouvriers. Godin ne renie pas ses origines : il investit une partie des bénéfices de l’entreprise pour améliorer les conditions de vie de ses employés. S’inspirant des phalanstères de Charles Fourier, il fait construire un ensemble de bâtiments, le “familistère”, bientôt baptisé le Palais Social. L’originalité de cette expérience socialisante, c’est que tous les habitants sont collectivement propriétaires des lieux, ainsi que de l’usine. Le confort de chaque appartement est plutôt supérieur à la moyenne de l’époque. Bien chauffés et bien ventilés, ils disposent même d’un vide-ordure, de toilettes et de bains-douches. Outre les logements, le complexe comprend aussi des écoles, une pouponnière, des commerces, un théâtre, des jardins, une piscine. Ce lieu est autogéré par un conseil mixte d’ouvriers et d’ouvrières, bien avant le droit de vote accordé aux femmes. Une utopie sociale concrète, dont le fonctionnement durera sous cette forme une centaine d’années. C’est dans ce décor que se produisent en 1914 des morts mystérieuses. Tout commence en janvier avec la mort d’Aristide Latouche, un fondeur de l’usine, habitant le familistère. Ce crime et son contexte intéressent le journaliste Victor Leblanc, de L’Humanité. Il rencontre la jeune Ada, fille de l’ouvrier Rudolf Volsheim, que l’on surnomme Bismarck à cause de ses origines alsaciennes. Si Victor découvre un monde inattendu, il recueille peu d’éléments sur le meurtre. Peu de temps après, c’est Évelyne Granger qui est retrouvée noyée dans la piscine. Cette veuve était une proche amie de Rudolf, veuf lui aussi. Ici nul ne l’ignore, comme le souligne M.Leutellier, un des cadres de l’usine. Celui-ci n’a guère de sympathie pour les journalistes, ainsi que le constate Victor. Le meurtrier est arrêté. C’est un vagabond, qui dormait dans les greniers du Familistère. On dit qu’il est déjà connu de la maréchaussée. Pourtant, quand décèdent André et Marie Deneux, ces morts obligent Ada et Victor à s’interroger. Le couple aurait été asphyxié dans son sommeil, alors que les logements sont bien aérés et le chauffage entretenu ? Le professeur Vasseur, médecin discret et ami de Victor, pratique une autopsie fort peu réglementaire. Il conclut qu’il s’agit bien de meurtre. Le journaliste trouve finalement la manière dont l’assassin a procédé. Il est possible que cette affaire trouve son origine en 1911, ainsi que l’indique une liste qu’Ada a recherchée. Un inspecteur de police se laisse convaincre que le vagabond arrêté n’est sans doute pas le criminel. À l’occasion de la Fête du 1er mai, les évènements vont se précipiter. Victor et Ada devront attendre août 1914, au début de la guerre, pour savoir toute la vérité… Régis Hautière a concocté un bon scénario, utilisant au mieux les particularités de cet endroit hors norme. La réussite sociale de cet habitat collectif moderne n’empêche pas les jalousies, le confort entraînant l’individualisme. On n’oublie pas qu’on est à la veille d’une guerre qui va bouleverser l’ordre du monde. Le pacifiste Rudolf, qui s’inscrit dans la ligne de Jean Jaurès, ne compte pas que des amis. Orpheline de mère, élevée ici dans la mixité, Ada est une jeune femme au caractère volontaire. Le journaliste ne l’est pas moins, quitte à prendre quelques coups. Le graphisme apparaît plutôt réussi. Les traits des personnages sont un peu chargés, mais rappellent sans doute les visages de l’époque. Les scènes sans décor peuvent s’expliquer, puisqu’elles permettent de souligner les dialogues. Tout juste peut-on regretter des cases muettes supplémentaires, pas toujours justifiées, parfois destinées à calibrer les chapitres. Néanmoins, voilà une BD de très belle qualité, qui se lit avec enthousiasme.
CLAUDE LE NOCHER |

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