Une lecture de CLAUDE LE NOCHER En ce mois d'avril 1948, ce qui fait la Une de l'actualité, ce n'est certainement pas la mort du jeune Jeannot, treize ans. Il habitait à Gagny dans les locaux du Patronage de l'Enfance Orpheline, œuvre reconnue d'utilité publique. Jeannot a fugué, faisant une chute mortelle dans la carrière voisine de l'établissement. Ce n'est pas le premier incident de cette sorte au Patronage. L'inspecteur Ferdinand Freuglie croit remarquer des marques d’une sévère correction sur le corps du gamin. Pourtant, son supérieur se charge de conclure à un banal accident. Ce qui fera plutôt les grands titres du journal Paris-Soir, en ce mois d'avril, c'est l'arrestation d'un étrangleur. Une info exclusive de ce quotidien. C'est d'ailleurs pourquoi Philippe Crélard, le patron de Paris-Soir, a organisé une soirée mondaine. Devant faire un détour par chez lui, Crélard trouve sa femme alitée, ivre, comme souvent. Peu après, il est mortellement agressé par un homme masqué. Son assassin lui défonce la tempe à coups de talons pour l'achever. On pourrait penser à un crime de rôdeur, commis par un émule de l'étrangleur récemment arrêté. Mais Crélard est un haut personnage de la nation. En présence des plus importantes autorités, ses obsèques soulignent l’influence exceptionnelle du défunt, homme de pouvoir et de réseaux. “Il a été enseveli avec son cortège de qualités. Pas le poids d’un défaut dans le cercueil… Un ange” conclut assez cyniquement le commissaire principal Pasquet, qui dirige l'enquête. On interroge un petit truand de Pigalle, un garagiste véreux, la concierge de Clélard, sans grand succès. Pasquet apprend que Clélard fut, de 1940 à 1943, directeur de la publication d'un obscur journal collabo. Une vengeance lui paraît improbable. C'est grâce à un chauffeur de taxi coopératif que l'affaire pourra rapidement progresser. Il se souvient de ce client, qui avait l'air de surveiller Clélard. À son hôtel, on identifie ce Kozor. C'est un contorsionniste qui assure le spectacle durant les entractes au cinéma Lux, non loin de là. Quand les policiers interviennent, il tente de fuir. Sa maîtresse Lucie, une droguée, l'aide à se débarrasser des flics. Ça ne portera pas chance à la jeune femme, ni à Kozor bientôt arrêté. En mars 1949, l'ombre de la guillotine plane sur son procès. Encore et toujours, Kozor se dit innocent. En effet, il n'est qu'un lampiste auquel on a fait endosser la responsabilité de ce crime. Qui n'est pas sans lien avec la mort du jeune Jeannot à Gagny… Sur un scénario de Didier Daeninckx, son vieux complice le dessinateur Mako nous plonge dans la France d'après-guerre. Celle où circulaient les Tractions 15CV de la police, ainsi que des 203 Peugeot ou des 4CV Renault. C'était le temps des grands dossiers criminels, alimentant la presse en pleine renaissance, passionnant le grand public. L'occupation n'est pas si loin, et certaines gloires du moment sont moins propres qu'il y semble. Le poids des institutions est terriblement lourd, en cette époque où aucun scandale ne doit nuire à la nouvelle ère qui débute. On peut compter sur Daeninckx pour restituer cette ambiance, et sur Mako pour la suggérer en images. Il s'agit d'une authentique bédé-polar, dotée d'une intrigue très solide. Un album one-shot à ne pas manquer. Durant l'été 2014, le duo Daeninckx–Mako a également publié “Les pigeons de Godewaersvelde”, une bédé dans la collection des Petits polars du Monde. En voici le résumé-éditeur : C'est par un simple communiqué, fin 2003, que la société Metaleurop SA avait annoncé la fermeture de son site de Noyelles-Godault (Pas-de-Calais), laissant brutalement sur le carreau plus de 800 salariés. C'est par un SMS tout aussi expéditif que les ouvriers de Nord-Métal apprennent la liquidation de leur usine. Stéphane Kowalski en fait partie. La cinquantaine grisonnante, l'homme a peu d'espoir de retrouver du boulot, ce qui le préoccupe, certes, mais pas autant que sa femme, Anne, avec laquelle il s'entend de moins en moins. Celle-ci ne supporte plus sa passion pour la colombophilie et lui demande de choisir entre elle et sa “volaille”. Stéphane redevient du coup célibataire car rien n'est finalement plus important que ses champions de pigeons. L'un d'eux, vainqueur d'un titre mondial, s'appelle Raoul, en référence à Raoul de Godewarsvelde (1928-1977), chanteur ch'ti à casquette des années 1960 et 1970, interprète de La Petite Tonkinoise et de La mer monte. Raoul et sa congénère Lucienne s'avèrent des victimes collatérales de la fermeture de la fonderie, où était installé leur pigeonnier. Qu'à cela ne tienne : ils continueront de voler dans le ciel, mais pas à des fins sportives. N'en disons pas plus. De la casse sociale à la délinquance, le pas est plus vite franchi qu'on ne croit. Stéphane va le vérifier à ses dépens.
CLAUDE LE NOCHER |
|