Une Fois Dans Ma Vie, J’ai Perdu Pied une nouvelle de Christophe MARTIN


Une Fois Dans Ma Vie, J’ai Perdu Pied

par

CHRISTOPHE MARTIN

La guerre nous est tombée dessus à l’improviste. Avec la pluie. Des mois qu’on n’avait pas vu la moindre goutte d’eau. Et puis d’un coup, le ciel s’est obscurci dans le vrombissement des moteurs. Des cumulus ont jailli de la ville. En colonnes noires, ils allaient rejoindre ceux d’en-haut. C’était comme si la ville était soudain sous une halle avec des piliers un peu partout. Ensuite, le bruit des explosions a dû crever les cieux. Ça a été un vrai déluge. Comme de la mitraille.

En un rien de temps, la poussière des rues s’est transformée en boue. Les gens couraient dans tous les sens. En criant des mots que la pluie battante plaquait au sol. A croire que soudain, chacun se rappelait qu’il avait quelque chose d’urgent à expédier, une envie pressante à satisfaire. La pluie doit rafraîchir la mémoire.

Du coup, je me suis souvenu que j’avais oublié mon vélo contre un arbre, dans le square.

Quand je suis arrivé, j’ai tout de suite remarqué qu’il y avait un grand trou à la place de l’arbre. Je me suis demandé où il avait bien pu passer. Et mon vélo avec.

Je me suis approché : ça fumait du dedans. Il était là, mon vélo. Dans les bras de l’arbre. Comme si, pris de panique, il avait sauté dans ses branches. L’ennui, c’est que l’arbre avait perdu l’équilibre et qu’il s’était affalé de tout son poids sur lui. On n’imagine pas combien ça pèse lourd, un arbre. A présent, le cadre était tellement tordu qu’un contorsionniste n’en aurait pas voulu.

Je suis donc rentré à pied. Dans la boue et le crépitement abrutissant des gouttes.

En arrivant au pied de mon immeuble, j’ai tout de suite compris que quelque chose n’allait pas. La façade était intacte mais il n’y avait plus rien derrière. Les fenêtres ouvertes donnaient sur le ciel bourré de nuages. Le reste de l’immeuble s’entassait au rez-de-chaussée. Les six étages ne faisaient plus qu’un seul. Bien compact.

Inutile de chercher les voisins dans les décombres pour leur demander ce qui s’était passé. J’en avais une idée assez précise.

Ma boîte aux lettres était toujours accrochée sur le mur. J’ai pris mon courrier et je suis allé boire un verre. Les vitres de Chez Jonas avaient volé en éclats. Mais derrière le comptoir, il buvait du cognac à même la bouteille. J’ai demandé si c’était tout de même ouvert. Il a répondu qu’il avait jamais été si ouvert avec un geste théâtral vers le désastre. Il a posé un verre sur le zinc et me l’a rempli à ras bord. Offert par la maison. J’ai essayé d’alimenter la conversation mais Jonas n’était pas en verve. Le cognac le rendait taciturne. A moins que ça ne soit la prespective du grand nettoyage.

Alors j’ai jeté un œil sur mon courrier. Une facture d’électricité et une autre pour le téléphone. Je ne me sentais pas trop d’humeur à régler mes dettes. D’autant que celle de l’eau n’allait pas tarder à tomber. Ces gens-là ne perdent pas le nord. Et vu que les tuyaux avaient été arrachés dans l’effondrement, ça devait fuir de partout. J’imaginais déjà le montant de la note.

Au troisième verre, j’ai pris ma décision. Les types des bombardiers n’allaient sûrement pas en rester là. Ceux de chez nous non plus. Ça allait barder. On allait avoir besoin de gars comme moi pour se faire trouer la peau. Jonas était de mon avis. Mais je ne sais pas sur quel point exactement. Alors je suis allé m’engager.

Ils m’ont pris tout de suite pour me coller aux transmissions. A cause de mon passé de cycliste amateur. J’étais chargé de porter des messages à des officiers qui buvaient de la bière dans des igloos en sacs de sable.

Je sillonnais le front à vélo. Il était moins performant que celui que j’avais laissé dans les branches de l’arbre. Mais je n’avais pas à m’en plaindre. Il finissait toujours par m’emmener là où je devais aller.

De temps en temps, des avions de chasse mitraillaient la route. J’avais tout juste le temps de coucher ma bécane dans l’herbe (jamais contre un arbre) et de me jeter à côté d’elle, les mains sur les oreilles.

Autour de moi, les arbres disparaissaient dans des trous fumants. Avec des hommes cachés dessous. J’aurais voulu avoir le temps de leur raconter ce qui était arrivé à mon vélo. Mais j’arrivais toujours trop tard.

Trois fois, ces salauds d’avions m’ont déchiqueté les pneus. A croire qu’ils voulaient par-dessus tout me faire terminer la guerre à pied. Mais j’ai toujours trouvé du matériel de rechange.

A mesure que la guerre durait, les routes devenaient de moins en moins sûres. Au-dessus des officiers, les sacs se faisaient de plus ne plus nombreux. Les arbres continuaient à disparaître avec leurs soldats.

Les armées en retraite laissaient derrière elles des ornières pleines de boites de conserve et de tessons de bouteilles. Un vrai calvaire pour les pneus. Sans compter les trous d’obus et les cadavres de camions bâchés. Je ne savais pas encore que les bombes ne tombaient pas du ciel et que les camions se faisaient éclater les joints de culasse en passant dessus. Il faut dire que les routes ne ressemblaient plus à grand chose et qu’on y roulait un peu à l’aveuglette.

Aujourd’hui que la guerre est terminée depuis plusieurs mois, je sens encore la selle de mon vélo tressauter sous mes fesses. Et ça, malgré la mine. J’ai entendu un déclic. J’allais vite mais l’explosion m’a rattrapé. J’ai voltigé par-dessus le guidon et je suis allé valdinguer un peu plus loin sur la route. Puis j’ai vu le vélo, emporté par son élan, filer droit devant lui. Avec mes deux jambes toujours coincées dans les cale-pied. Avant de tomber dans les vapes, je me suis fait la remarque que j’avais peut-être eu tort de m’accorder une fantaisie dans mon équipement.

Christophe Martin
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