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Sentinelle |
" Tel un volcan éteint, même par temps de paix, la guerre couve sous la cendre, espérant l'étincelle… " Les tympans de l'homme étaient agressés par un essaim d'abeilles, du miel coulait sur ses joues, en rigoles fines et gluantes ; on se serait cru dans un champ d'apiculteur où s'alignent des ruches. Il était allongé, à l'abri der-rière la carcasse d'un animal improbable, rempart sûr et inerte… Les rafa-les n'avaient pas épargné ses compagnons, il était le seul survivant de l'escouade. Le dromadaire reposait dans une mare de sang, le sien et celui des autres, les frères d'armes de l'homme, comme un cocktail imbuva-ble… Les abeilles étaient des balles, le miel était du sang, et le champ… un champ de bataille ! Par un jour de traquenard… un jour où les rafales de simoun, alliées à celles des armes, décoiffaient les dunes… ? Un bruit tombe d'une grande obscurité molle, enveloppante, élastique, dont il est rigoureusement impossible d'en définir les contours, à laquelle il est même difficile de supposer des limites. Tel le reflet du lustre qui, durant un tremblement de terre, oscille dans l'espace et, accumulant les loopings, dessine des arabesques inconstantes sur votre moquette, imitant l'ombre d'un OVNI survolant un désert de sable, ou celle d'un cerf-volant planant au-dessus d'une plage. Des arabesques étranges et menaçan-tes… Un homme est là, concerné… cerné. Il s'appelle Joël Euil-let. Une seule certitude s'impose à lui, l'obsède, l'inondant des pieds à la tête, et, malheureusement, elle n'est guère rassurante, ma foi : il se trouve au centre de cette noirceur gluante, de ce marécage de goudron… De ce séisme. En l'occurrence, comme d'habitude, il préfèrerait n'être sûr de rien, espérant ses sens lésés par la panique. Ainsi il louvoierait dans un champ de mines semé de doutes macabres (d'orties nécrophages ?) et d'embûches meurtrières (de cactus carnivores ?), car c'est là son ordinaire, son parcours du combattant intime. Son lot, son sort, oui… son des-tin. Mais non ! Incompréhensible, irrésistible, une force abstraite l'oblige à cette aberrante conviction (plus une conviction qu'une conclusion, en fait) : il occupe, au bout de la ligne de mire, le point crucial d'une cible que l'on va sous peu cribler de fléchettes aux pointes enduites de curare. Et cette proie, touchée au plus profond de sa chair, chuterait dans un puits sans fond surpeuplé de gnomes ténébreux, vicieux et sournois, à l'œil torve, s'accrochant aux parois visqueuses d'une main arthritique mais ferme, tandis que de l'autre, ils lacèrent tout ce qui passe en un geste vif, sec, du bout de leurs doigts noueux et griffus. Il se sent prisonnier d'une camisole ; elle l'étouffe à la manière d'un boa un peu trop affectueux à son goût. Il se situe au sein même de ce bruit résonnant déjà dans sa tête comme un gong ou une migraine de lendemain de cuite. Une géante, après s'être disputée avec son mari, a jeté son collier à terre d'un mouvement brusque, en un réflexe de vengeresse, et l'effet sonore provoqué par l'éparpillement des perles, qui affichent la taille de boules de billard, est analogue à un tir de chevrotine disproportionné capable d'abattre un tricératops chargeant, les cornes basses et menaçantes, les naseaux fumants… Ce tintamarre obsédant et capricieux dégouline, rebondit, monte aussi bien d'en haut qu'il tombe d'en bas ; s'égrenant goutte à goutte, il évoque le monstrueux suintement d'une gigantesque stalactite. Ainsi, chaque larme calcaire s'écrase au creux de son ventre, flirtant avec ses entrailles malmenées, éclabousse tout son corps de l'intérieur, en se dispersant dans le moindre de ses vaisseaux sanguins, victimes toutes désignées d'un naufrage organique imminent. Puis le bruit change… plus exactement se clarifie, devient identifiable, habituel, familier. C'est maintenant un son amical, quelque chose qui donne du relief à la routine, la rend plus supportable. Des piétinements, des pas pressés ; on court quelque part, très près ; on poursuit ou on est coursé, les deux peut-être. Frappant les marches métalliques d'un escalier semblant dégringoler sans fin d'un ciel hors de portée, ça se dirige vers le tréfonds mouvant d'un territoire de mémoire ; de fluctuantes frontières y auraient été tracées à l'encre noire par les scribes du cadastre. Des écrivains illusionnistes, oui… pas des scribes ! Du carquois des souvenirs la flèche de l'enfance ressurgit, à brûle-pourpoint, comme une étincelle. C'est un coup de craie rageur et strident sur un tableau noir immatériel ou instable, alors que les élèves de la classe, hypnotisés, sont plongés dans un sommeil chronique, en apnée ; ils en ressortent aussitôt, les oreilles meurtries et les yeux exorbités. L'institutrice, elle, regarde fixement son moyen d'expression brisé, le moignon de culture qu'elle tient fébrilement dans sa main tremblante et se demande si elle n'a pas involontairement réveillé les anges qui passent… Et quelque chose, dans la poitrine des gosses, s'agite, se met au galop… Le martèlement de la cavalcade rebondit de marche en marche, et l'écho de ce sauvage staccato prend graduellement de l'ampleur, du volume, ricoche… On dirait un galet lancé par un gosse espiègle (pléonasme ?) à la surface d'un lac figé, d'une banquise. Un rocher jeté violemment sur les flots d'une mer privée de ports d'attache où, paradoxalement, perdre pied, par le fils de la géante ? Cette pulsation perpétuelle, passant de l'état de courant d'air à celui d'ouragan, de vaguelette écumante à raz-de-marée, bat en lui au rythme de chacune de ses respirations - inspirer, expirer… inspirer, expirer… ins… Ce bruit saccadé, dans son déchaînement bruyant, régulier, inexorable et vital, qui transforme vos oreilles en tambours et imite le tic-tac d'une horloge, endosse la plus naturelle des significations : il est LA vie ! Il s'agit des battements du cœur de l'homme… Du cœur de Joël Euillet ! CADASTRE C'était l'emplacement idéal, à deux pas du littoral, pour bâtir un supermarché. La villa semblait une île unique sur une planète entièrement recouverte par la mer, et il fallait la couler. On emploierait les grands moyens. On ferait fuir le survivant du naufrage, qui avait élu domicile au mauvais moment sur cet atoll du bout du monde. L'aube pointait à l'horizon, illuminant l'azur par petites touches lointaines et colorées. Des oiseaux matinaux, perchés par grappes piaillardes sur les fils électriques telles des notes de musique sur une partition, ajoutaient déjà leur ramage au concert de la nature. Après tant d'années passées loin de chez lui, Joël Euillet se réveillait, les yeux à peine ouverts et déjà écarquillés, emmailloté dans des draps jadis ensanglantés par sa venue au monde. Sa mère, fidèle à ses propres racines, avait refusé d'accoucher ailleurs qu'ici, et voilà qu'il se retrouvait seul désormais, car elle était décédée des suites de ses blessures quelques jours après la date fatidique de l'accident de voiture. Ce n'était pas elle qui conduisait, non, c'était son mari (le second), et lui aussi avait connu les affres d'une souffrance sans nom, le clouant sur un lit d'hôpital pendant de longues semaines, avant de l'y abandonner inanimé, froid. Il avait subi l'assaut pénétrant du volant et des tessons de pare-brise ; le thorax défoncé, un œil crevé, le coma l'avait aveuglé, avant de le basculer irrémédiablement de l'autre côté du miroir des vivants. On l'avait retrouvé la tête nonchalamment posée sur l'épaule gauche de celle qui l'avait accompagné jusque-là… jusqu'à ce fameux tournant de leur nouvelle existence en duo. Des pneus trop lisses, la pluie, un geste décalé, un virage mal négocié, et le décor vous rentre dedans, ensuite s'efface… définitivement ! Il était beaucoup plus jeune qu'elle, mais la vie se laisse facilement prendre au piège de l'injustice, et l'âge n'influence pas la mort. ? (L'appel du large sait braver le cri du cœur, et le vaincre.) Joël Euillet n'avait jamais connu son véritable géniteur, qui avait déserté le contexte familial juste avant sa naissance. Un ma-rin, bien sûr. Le coup classique… banal, triste à mourir. Sans doute l'horizon l'aspirait-il, et il avait fui ce qu'il s'était juré, sur un coup de tête, de bâtir puis de protéger. De passage à Marseille et presque aussitôt reparti sur " sa " mer d'oubli, malgré la troublante beauté de la femme qu'il avait abandonnée sur un quai du port de la cité phocéenne. Joël l'avait imité à sa façon, fuyant l'asile héréditaire à l'approche de ses 25 ans. Il avait quit-té sa mère et son nouveau père - dans la vie courante, il préférait dire se-cond plutôt que nouveau - pour échapper à la géographie de la routine, du vide, mais également, au bout de l'aventure, afin de rejoindre des contrées lointaines où chercher fortune, conjuguant l'utile et l'agréable. Mais, dans son sac à dos, il n'avait ramené que des ennuis… des cailloux ramassés au gré d'un voyage décevant qui n'en appelait pas d'autres, tant il fut sym-bolique du calvaire d'un forçat. Ceux qu'il avait semés avant de faire volte-face, Petit Poucet d'un monde plus vrai que nature. Il faut dire aussi, qu'au tout début, il avait traîné son nom comme un boulet ! A un détail près, il aurait pu s'appeler Juillet ou Œillet, et ses camarades de classe, puis plus tard ceux de l'armée, ne s'étaient guère privés de se gausser de son patronyme, l'assimilant à une source tarie (empoisonnée ?), à une erreur orthographique sur le livret de famille… à pire encore. Aucune allusion déplacée n'était épargnée à cet être humain recroquevillé, fragile, craintif, derrière le paravent mité de ces quelques lettres bizarrement agen-cées. On ne choisit pas son nom, et c'est là le point commun fon-damental avec la famille. Il n'avait jamais été vraiment d'accord avec ses grands-parents, qui étaient bien trop pointilleux, à cheval sur des principes archaïques, au point même d'éviter de les rencontrer et de passer pour un sauvage. Et puis, ils étaient tellement croyants que ça en devenait gênant aux yeux des autres… parfois franchement ridicule aux siens. Surtout lors-qu'ils l'entraînaient de force à la messe et qu'il croisait sur son chemin (de croix ?) les potes de l'école ; là, on le lapidait avec des quolibets bien plus meurtriers que des cailloux : " Tiens, v'là l'Joël qui va vérifier si l'Jésus en a une plus gross' qu'lui ! ". Hélas, sa grand-mère était partie rejoindre son Dieu, terrassée par une crise cardiaque - le papy ne lui avait pas survécu plus d'une semaine, comme c'est souvent le cas au sein des couples âgés -, juste avant que le jeune Joël n'eût à subir l'ire et l'intolérance de la mère supérieure, au catéchisme, qu'elle manifesta en le giflant pour avoir osé demander qui avait écrit la Bible, déclenchant un véritable tollé général (la question, pas la gifle…) Au sein de la demeure familiale, réduite à deux éléments, on ne parla plus jamais de religion. Il opta pour le changement de nom, et prit donc la peine de garder sa famille. Toutefois, il décida de la fuir loin, très loin, jusqu'à en effacer les souvenirs vénéneux de sa mémoire, dynamitant après les avoir parcourus, les rails de son nou-veau train de vie, pour s'interdire la faiblesse d'un retour honteux dans ce nid de serpents où sa mère, heureusement, apportait un arôme et une aura indélébiles. Et, si ça se trouve, les parents de son géniteur étaient bien plus tolérants ! Mais alors, pourquoi était-il parti vivre sa vie ailleurs, sur une coquille de noix, voguant sur une mer d'oubli, y côtoyant des flots dé-chaînés ou paisibles mais ternes, un relief mouvant mais fade ! Pour fuir un contexte familial sans issue, qu'il jugeait similaire à une porte de prison, à une cage ? Pour échapper au remake de ce qu'il avait vécu avec papa et maman ? Il s'était engagé dans la Légion Etrangère sous un pseudonyme pittoresque, comme pour effacer l'autre mais tout en gardant un reliquat d'originalité… Caïus Cactus était né ! La plus fran-chouillarde des BD, Astérix le Gaulois, était devenue la lecture préférée du très jeune Joël ; aussi, le fruit du hasard n'avait pas poussé sur cette branche de l'histoire, pour fleurir son existence au niveau du pseudonyme. Chaque parution d'un nouveau cru provoquait en lui une excitation proche de l'ivresse, succédant à la fébrilité de l'attente, tel son copain rouquin du col-lège, Francis-le-Rouge, qui se mettait dans tous ses états lorsque Serge Brussolo, son écrivain fétiche, sortait un bouquin, au point de ne même pas supporter qu'une autre personne touchât au trésor avant qu'il ne l'ait lui-même caressé. A la maison, Joël avait souvent entendu dire que le pré-nom était la locomotive de la personnalité, et que le nom en était le wagon de queue ; aussi s'était-il inspiré, d'abord, de sa mémoire littéraire, ensuite de celle du livret de famille. En vérité, au tout début, il n'avait jamais compris pourquoi ce duo de pointillés sur le " e " l'obsédait tant, le fascinait au point de le reproduire sur le " i " de CAIUS, qui était un prénom typi-quement latin, et donc ne supportait aucune antenne double. C'était sans doute parce qu'il appréciait tout spécialement les accents... On en prend vite l'habitude lorsqu'on fréquente de très près des étrangers réunis sous la même bannière ! Au tout début, oui, mais par la suite… Et puis, Joël est un si joli prénom, n'est-ce pas ? Pourquoi se priver d'un signe particulier - simple ou double - vous ramenant à son bon souvenir… Oui, si joli… trop joli ! Charmants, ces deux minuscules points auréolant le " e ", non ? Comme un couple de moucherons en vol stationnaire au-dessus d'un poil raidi par la chair de poule. Mister (mystère ?) Tréma est-il en te-nue de sortie ? Affirmatif ! Pour sûr qu'il l'était… avec son beau chapeau… Toutefois, les lazzi du style " T'aurais mieux fait de naître en août ! " ou " Heureusement que t'as pas des sœurs qui s'appellent Rose et Marguerite ! " se diluèrent avec le temps ; il en garda tout de même des traces rémanentes, insidieuses. Par manque de chance (?), il était né en juillet… et il était fils unique. Ce pseudonyme, CACTUS, avait virilisé l'individu et donné plus d'assise au respect auquel il aspirait. CAIUS CACTUS, sans les trémas, aurait pu figurer en tête des cohortes romaines, les glaives brandis derrière l'écran protecteur des écus, prêt à envahir la Gaule aux commandes des légions de César, mais là, avec le couple de moucherons stationnant au-dessus de la locomotive, et malgré le sujet épi-neux qu'il précédait, le prénom latin gardait tout de même un côté féminin qu'un grade, aussi haut fût-il, n'effacerait jamais. Dès l'âge de dix ans, Joël affirmait déjà être pressé d'être vieux, pour avoir des trucs à raconter à ses petits-enfants, ou écrire ses mémoires. Durant l'adolescence, il s'était essayé à l'écriture de contes pour enfants mais, lassé par les fins toujours mièvres, il s'était tourné vers la peinture, sans succès non plus, d'ailleurs. Les études le fatiguaient et ses profs s'évertuaient, pour collectionner les bons mots, à comparer ses colles à une… boutonnière. Ainsi, mettre Euillet à la boutonnière signifiait le bloquer un samedi matin, pour un cours de rattrapage de deux heures, durant lequel il contemplait la cour et le préau, tandis que les autres gosses rentraient de la pêche avec leur père, partaient aux commissions avec leur mère ou paradaient avec les filles du coin, à deux pas de là, dans la rue, d'une manière bruyante. Après les études, l'armée… Il avait effectué son service militaire à Toulouse et avait été rebaptisé " le caporal Lafleur ". Ce surnom déplacé l'avait marqué au fer rouge pendant de longs mois, mais la cicatrisation fut rapide, inespé-rée. Il avait gagné son grade à la sueur de son front, néanmoins cela ne suf-fisait pas. Au lieu de le saluer, on le montrait du doigt, personne ne le res-pectait ; et puisqu'on ne lui obéissait pas, par réaction, il avait enduré la ty-rannie de ses supérieurs. Mais douze mois sont vite passés… ils passè-rent donc, relativement vite. Il fut nommé sergent à l'occasion du der-nier trimestre, pour finir en beauté, comme un bon élève ; mais c'était trop tard, le ver était dans le fruit et fouissait, fouissait, creusant un tunnel qui ne serait jamais comblé. Ensuite, il avait cherché à gagner sa vie, mais l'ANPE lui tendait les bras - des tentacules, oui -, et chaque fois qu'il devait s'y rendre afin de consulter les offres d'emploi, il avait l'impression d'affronter un peloton d'exécution tirant à blanc. Jamais il n'avait son-gé à gagner son fric en trichant, dealant ou volant. Il n'avait pas gardé beau-coup d'amis, ses flirts étaient si passagers qu'il ne les voyait même pas par-tir, ce qui enrichissait les prostituées. Seule sa mère était ravie de le savoir là, sous la main, grand garçon toujours prêt à recevoir les caresses forcé-ment gratuites d'une maman. L'ennui le gagnait, le besoin d'évasion, la nécessité d'être respectable. La solitude, le désœuvrement, la paresse et le manque d'ambition le poussèrent vers… A la Légion Etrangère, il s'était engagé pour six ans, pour commencer… six années renouvelables. Et ce n'était pas ce qu'il avait fait de mieux dans sa vie. Pour la réus-site, il était inscrit tout naturellement, sans en avoir effectué la demande, aux abonnés absents : il était congénitalement voué à l'échec. Son retour chez lui fut des plus dramatiques. Ainsi que le reste. Il avait vu le jour dans un pla-centa de perdant ; il aurait pu naître dans une fleur (un œillet ?) et se faire piquer par une abeille, sans que cela fût de nature à étonner les gens. En plus, il faut bien reconnaître que Joël n'est pas un prénom très mâle fina-lement, hein ? Malgré les trémas... ou peut-être justement à cause d'eux. CAIUS, ça sonnait telle une menace… mais uniquement sur le plan de la consonance. Car les trémas, toujours eux, apportaient un démenti flagrant. Mister Tréma garda son chapeau juste le temps de… Affirmatif ! ? CADASTRE C'était l'emplacement idéal, à deux pas du littoral, pour bâtir un supermarché. L'idéal pour tout le monde, sauf pour… qui résiste encore et toujours à l'envahisseur. ? Plusieurs semaines après le retour au bercail, la réalité civile est bien plus sournoise que celle des combats… LA LICORNE DE SAU-VETERRE Ineffable et fabuleuse, la bête charge dans le crâne de Caïus Cactus… On dirait une idée fixe. Agressive, dodelinant de la tête, rostre pointé vers la cible, les sabots labourant farouchement le sol et y traçant de profonds sillons, elle s'apprête à empaler la muraille fron-tale d'une forteresse réputée inexpugnable (ou à trépaner ce crâne surchargé d'imagination ?). Mais non ! En vérité, sortie du contexte fantasmatique, elle somnole au pied de l'imposante villa, se repose enfin, imitant un prédateur effondré après une trop longue course, une folle poursuite, et qui vient s'assoupir, écumant de fatigue, bredouille, au seuil de son antre. Ballottée par les rafales de mistral à la manière d'un fétu de paille tourneboulé par un ruisseau en crue, la résidence semblait une baleinière halant, contre son flanc, un cachalot fraîchement harponné. C'était une colline pelée comme le front d'un légionnaire au combat. Un chemin la dévalait, aride et nu, et venait mourir juste devant la grille en fer forgé. Armant le portail, couronnés de pointes acérées, des " barreaux " verticaux s'alignaient telles des hallebardes et dardaient vers le ciel d'un bleu surnaturel leur menace sous-jacente. L'accès de cette citadelle - plutôt ermitage ou sanctuaire - était visiblement interdit aux ennemis ailés… aux vampires peut-être. Sur la droite de l'entrée, au moyen de fils de fer barbelés anarchiquement tordus, une boîte aux lettres rudimentaire était accrochée à un gros clou planté dans le mur, contrastant avec le reste de l'édifice, moins vétuste. De l'autre côté, entre deux " tags " représentant un même nuage joufflu et caricaturé qui postillonnait dans l'azur, sans doute Eole en personne, une adresse rococo était assez joliment sculptée : Villa SAUVETERRE. Aucun numéro, juste ce titre ronflant… Les lettres s'effritaient. Le minéral, bouffé par l'érosion ; le métallique, roussi par l'usure du temps. Une allée centrale et parsemée de graviers séparait un grand jardin en deux parties égales… oui, étrangement symétriques. Joël, lorsqu'il avait été en âge de parler ouvertement sans être montré du doigt, de donner son avis, de coller une étiquette sur les choses et les gens, l'avait surnommé " le jardinet ". Il voyait tout en beaucoup plus petit que la taille normale. Ainsi, il imaginait la Tour Eiffel sous les traits d'un soldat de plomb, les gratte-ciel de New York abritant des nounours et des poupées ; la crèche de Noël, c'était le symbole de la vie de famille, pas la genèse d'une nouvelle religion… Ici, tout était sec et défraîchi ; plus rien n'y poussait, les mauvaises herbes exceptées. Abondantes, elles investissaient les lieux ; insatiables, elles grignotaient la parcelle de terrain la plus reculée, le recoin le plus effacé. Il y avait comme une notion de gourmandise dans cette avancée végétale que les jardiniers, ailleurs, s'accordaient à juger indésirable, " scalpant " tout ce qui dépassait à grands coups de serpette. Ils prenaient même un malin plaisir à terrasser l'intruse de cette façon ; mais pas ici, dans cette sorte de no man's land où la nature sauvage reprenait ses droits, se tenant à l'écart d'un lifting systématique, et où ces " Indiens de la tonte botanique " ne mettaient plus les pieds (les bottes ?), ni les mains (les gants ?). L'allée semblait le prolongement logique du petit chemin ; la grille d'entrée le partageait en deux segments irréguliers, les isolant l'un de l'autre tel un pont enjambant une rivière. Juste à la base de la colline et séparant le sentier extérieur en deux rubans de terre craquelée, asséchée par la canicule, un vieil épicéa était planté là, comme une antenne mangée par la rouille sur un toit écrasé de chaleur. Un vigile parcheminé et squelettique, un épouvantail à corbeaux… Ses racines, pseudopodes noueux et torturés, surgissaient du sol caillouteux à la manière des serpents en pleine mue. Elles rampaient à l'aveuglette, figurant des terminaisons nerveuses ou des canaux sanguins. Cet arbre décharné, où venait s'échouer la colline, cétacé épuisé par un trop long périple dans des mers profondes et tourmentées, revêtait l'aspect d'une épée, d'un mât… D'un rostre. Caïus Cactus aimait beaucoup les narvals (également appelés " licornes de mer "), ces mammifères marins si proches des dauphins, mais plus gros et portant sur le museau de quoi éventrer n'importe quel ennemi… même une baleine, un bateau. Toutefois, il préférait fantasmer sur les licornes (les vraies), ces magnifiques chevaux de neige à la robe immaculée et à la corne unique effilée, torsadée, mais inoffensive, jamais menaçante, sauf en cas de légitime défense. Jadis, avec Francis-le-Rouge, son seul pote de l'époque, ils s'amusaient à parier sur des tiercés factices, singeant les commentaires pittoresques et précis de Léon Zitrone, avec force gestes et mimiques, tandis que les gosses du voisinage se demandaient qui étaient Licorne d'Aurochs, Sabre au Clair, Glaive Rutilant et Sabots d'Or, les favoris d'une bien étrange course de canassons fantômes. C'était toujours Licorne d'Aurochs le gagnant… Un sacré crack, ma foi ! A tout âge, il avait souvent rêvé que ce monticule de terreau posé devant la Villa SAUVETERRE, en fait, était un gros gâteau sec dont on rajoutait une couche tous les ans… une sorte de millefeuille. Et, bientôt, à cette allure, il serait emmuré vivant. L'alléchante pâtisserie lui masquait l'horizon, le rendant claustrophobe. Il lui fallait se précipiter au plus vite, pour la dévorer, histoire d'apercevoir sans peine, au loin, par les meurtrières ouvertes grâce à ses coups de dents de gros gourmand, les premières maisons des quartiers périphériques de Marseille, la cité des 1001 soleils et des vents de folie. Il ne prendrait même pas la peine d'avertir son copain, Francis-le-Rouge : il avait bien trop faim… d'évasion ! Il se sentait de taille à tout avaler comme un ogre. Parfois, surmonté d'un beau trio d'arbres (dont un au moins serait beaucoup plus petit que les deux autres - un olivier et deux pins parasols séculaires), le millefeuille endossait l'apparence d'un tricératops repu et ruminant, après s'être gavé des spécialités champêtres de la région et somnolant, la panse gonflée d'herbes de Provence. Il digérait, loin du terrain de chasse de son adversaire héréditaire, le tyrannosaure, qu'il affronterait certainement plus tard, lorsqu'il aurait l'estomac délesté. L'autre, c'était le genre de fin gourmet qui mérite d'être étripé. Mais l'animal géant ne se réveillait jamais ; le " tricorne " restait cloué au sol, et c'était très bien ainsi. Parfois, les jours de tempête, Caïus Cactus se retrouvait, comme par enchantement, dans la peau d'un naufragé du navire qui vient de percuter de plein fouet un vieux phare fourbu et dont l'œil unique n'avait pas assez cligné pour annoncer le danger. Il était aussi le survivant d'une bataille navale et contemplait, les yeux rougis par le sel, les deux vaisseaux concernés s'enfonçant sous les flots dans un même mouvement d'enlisement. A un autre moment, il fixait l'horizon par la fenêtre, alors que le mistral giflait les volets, et se découvrait des talents, des aptitudes de scaphandrier. Un jour d'accalmie, le voilà prisonnier d'un aquarium aux dimensions cosmiques ; une sorte de spationaute aux prises avec une " planète-bocal " de laquelle il ne pourrait plus s'échapper, petit poisson ridicule aux nageoires bien trop grandes. Caïus Cactus adorait la mer et tout ce qu'elle recelait de mystères, de trésors, d'inconnu ou d'insondable, de magie, mais cette colline usée qui s'agenouillait jusqu'à embrasser les vieilles racines de l'épicéa séculaire, le détournait honteusement de ses fantasmes. C'était une bête ineffable et fabuleusement... terrestre. Une idée fixe. ? SOUVENIRS, SOUVENIRS… Maintenant qu'il était rentré chez lui, il avait envie d'écrire ses mémoires. Sans doute l'urgence de vider un sac trop lourd qu'il avait trimbalé partout avec lui, courbant l'échine sous son poids de malaise. Il en avait vécues, des aventures, en six années de Légion Etrangère ! Il avait existé, point. Exploré des domaines jugés inaccessibles, des royaumes peuplés de courants d'air, de mirages, des pays d'invisibilité, tant le soleil effaçait la matière. Collectionné des bêtises aussi, dont une d'importance, de taille. Grave. Il décida de tout raconter, de tout déballer… comme une malle qu'on vide de ses souvenirs et qui bâille sur le passé. Une fois le manuscrit terminé, il l'enfermerait dans une valise blindée, un attaché-case en béton armé. Paradoxalement, l'isolant pour que le lapin sorti du chapeau soit d'un gabarit conséquent. Oui, il avait fait une grosse connerie, et aujourd'hui, il allait en parler ouvertement : le monde entier saurait pourquoi il n'avait pu renouveler son bail à la Légion Etrangère. Même si le monde entier s'en foutait, le monde entier serait rencardé. Presque de force. On traiterait le monde entier tel un aveugle ; on lui ferait la lecture et l'obligerait à entendre, faute d'écouter et de mémoriser. On lui avait dit : " Ou tu retournes avec les civils et tu te tais, ou c'est le trou assuré ! Des mois et des mois à se morfondre, peut-être même une année ou deux, avec les rats et les cafards, les murs qui s'émiettent sur ta tronche et te font une jolie moumoute… Comme une salade de sciure. ". Mais ce qui l'avait surtout poussé à renoncer, à ouvrir enfin sa grande gueule, avait été la mort de sa mère. Il n'avait plus rien à perdre, il balancerait tout. Oui, TOUT ! Une forme de suicide… par l'aveu, par la plume. Bien plus romantique, plus élégant que par les armes, n'est-ce pas ? Caïus Cactus redevenait Joël Euillet. " Cactus ! Si tu te loupes, on te retrouvera ; et là, je ne donne pas cher de ta peau… Tes tripes à l'air serviront d'ordinaire aux buses et aux corbeaux ! " Jolie perspective, cette dernière phrase entendue juste avant la libération, et proférée par… Peu importe d'où émanait ce crachat, cette vomissure… Plus qu'une menace : un pronostic ! Itinéraire d'un combattant au parcours miné vit le jour sous ses doigts, écrit d'une patte sûre, dont le cal n'avait rien censuré. Il y retraça ses souvenirs d'enfance, ses pulsions d'adolescence, ses émois refoulés, ses envies de créer, de détruire, et poursuivit sa narration jusqu'au chapitre interdit, qu'il aurait souhaité absolument effacer de sa mémoire… d'un coup de chiffon ou d'un revers de main. Ou se versant de l'acide sur le crâne. ? (Prologue) Si je me suis retiré bien au chaud (?), dans le cocon de cette villa en partie délabrée, qui a jadis appartenu à mes parents aujourd'hui disparus, c'est pour mieux me concentrer sur mes mémoires, et avoir ainsi l'esprit plus tranquille, plus libre pour écrire. Plus léger… oui, on peut dire ça comme ça… plus léger. J'ai dû la racheter à un couple de cinquantenaires, des gens bizarres dont le regard fuyant me mit tout de suite mal à l'aise. Ils semblaient n'attendre que ça, et je me suis très vite rendu compte, à mes dépens, que leur attente était légitime et intéressée. L'homme travaillait au cadastre, la femme était une paresseuse… Mais un besoin urgent de fric (sans doute à cause de monsieur, qui jouait au poker) les avait poussés à accepter mon offre, alors qu'en hauts lieux, on leur avait promis un pont d'or pour déguerpir, laisser la place quand on le leur demanderait. Sans doute une promotion et une grosse prime pour monsieur et l'assurance pour madame de se dorer la pilule encore longtemps. Le retour du fils prodigue n'avait pas été mis au menu, et même complètement écarté de la mise en scène. Le changement de programme avait surtout été motivé par le souci d'argent du couple calculateur… Sur cette mer de terre cuite, cette banquise de boue séchée, mes pensées survolent le temps à rebrousse-poils. Harcelée par le mistral, la Villa SAUVETERRE dérive… aujourd'hui plus qu'hier. Les racines sont usées, et il y a de la gîte. A peine arrivé, on est vite saisi par un mal de mer incompréhensible. A la mort de ma mère, l'imbécile que je fus renia l'héritage, le refusa tout net : c'était reculer pour mieux sauter. Sans mon gros problème, je serais allé vivre ailleurs, en des endroits plus stables, loin de la houle, des vents… des souvenirs. Presque isolé sur cette atoll du sud cerné par une immense plage de suie et un océan de néant, j'écris ; ma plume navigue sur le papier, aérienne tel un oiseau marin. J'ai toujours pensé que les villas de riches étaient des îles, avec ce que cela sous-entend de tristesse parfois, de solitude amère souvent. Je suis ici accompagné de ma mémoire, de Sentinelle, le vieux chat immortel, et de Déserteur, le chien errant dont je me plais à imaginer qu'il a un jour mordu son ombre, et que depuis, il arbore une énorme cicatrice sur le flanc. Des enfants ont même prétendu que l'ombre elle-même aurait planté ses crocs dans sa vieille peau de clebs, où d'innombrables pelades revendiquent un droit de cohabitation avec ses multiples plaies mal refermées. Vaste débat, hein ? Cette ombre semble vorace, insatiable, n'est-ce pas ? Une ombre anthropophage qui vous suit partout, dont la fidélité est dévorante, ce n'est guère de tout repos. Ce cher cabot a peur du moindre bruit ; ses propres aboiements le terrifient. Il en est si effrayé qu'il finira muet comme une carpe. Il y a également toutes ces tortues, qui circulent assez maladroitement dans le vieux jardinet, jouant aux autos tamponneuses, surtout en période de rut. Je sais pertinemment qu'il est un peu grand pour un jardinet, mais j'aime bien l'appeler ainsi, point. Sa superficie occupe plus de la moitié de la propriété, et il court autour de la demeure à la manière d'un anneau de terre. Ceci dit, les chéloniens sont parqués de part et d'autre du sentier qui orientait jadis les trop rares visiteurs en direction du perron de la Villa SAUVETERRE. Mon Dieu, comme elles ont proliféré, mes tortugas (" tortues " en espagnol) ! Qui donc leur a donné à manger ? La femme paresseuse ? Evidemment, puisqu'elle n'avait que ça à faire de ses journées… s'occuper d'elle, et accessoirement des animaux. Et cet épicéa centenaire au pied duquel j'avais enterré Bulle, mon poisson rouge… il est toujours là, fidèle au poste et à ses racines. Il me ressemblerait presque. Certains soirs, il me semblait apercevoir des écailles pousser à la place de l'écorce. Par temps calme, il y avait également une drôle d'odeur dans l'air (ce qui était rare) : celle de l'iode... ou du poisson pourri, je crois. Si une contrée se nommait la Terre des Paradoxes, je me proposerais par tous les moyens d'en devenir le maître, le roi. Je combattrais pour cela, s'il le fallait : les dragons n'auraient qu'à bien se tenir, et les ogres subiraient un régime dont j'ai le secret au fil de mon épée. Les premiers périraient par le feu ; les seconds, je les noierais dans un baril de graisse, après les avoir embrochés… et peut-être même les mangerais-je. Et puis, c'est ici que j'ai écrit un conte dont tout le monde parle encore ! Toutes ces petites voix criant leur admiration dans ma tête, tous ces gosses qui auraient apprécié si à l'époque j'avais eu l'âge de les trouver encore un peu tendres, alors qu'en réalité, j'avais leur âge. Ratoune et Pétoulon… comment oublier Ratoune et Pétoulon, que j'ai commis en collaboration avec Francis-le-Rouge, un illustrateur au coup de crayon attractif et précis ! Comment ne pas repenser à cet adorable petit lapin noir (Ratoune) qui, épaulé par un non moins adorable petit mulot (Pétoulon), se débarrasse de tous les ennemis de la basse-cour, renards et blaireaux, puis remplace le coq défaillant, après s'être éclairci la voix et aiguisé l'ergot, tandis que messire Mulot préfère repartir à l'aventure, à la ville voisine, où il rejoint ses lointains cousins les rats, pour d'autres combats, d'autres péripéties… Ah ! Ah ! Ah ! C'est également ici que… que j'ai cauchemardé sur la fin du monde à Marseille. Chacun y allait de son hypothèse tragique, catastrophique ; les miennes étaient bien plus surréalistes. Ainsi, au raz de marée classique (?) et à la cité phocéenne cernée par les flammes, j'opposai une éruption volcanique ou une attaque de dinosaures. Déjà, j'évitai prudemment l'attentat islamiste du genre chute d'avion… Oui, avec tout ça pour commencer, et bien d'autres choses encore, plus cocasses ou plus dramatiques, dont un secret absolu qui fera grand bruit (?) après avoir été offert en pâture au grand public, j'ai la prétention de vous tenir en haleine avec le récit de mes exploits et de mes erreurs. De mes errances aussi. Et si ça marche, avec le pactole que j'espère toucher grâce à vous, cher lectorat, j'ai prévu de rénover ces lieux tout imprégnés encore de cette enfance perturbée mais précieuse que même au combat je n'ai jamais oubliée… ni reniée, évidemment. Alors, que ces enc… ces enfoirés qui veulent bâtir un Supermarché ici même me fichent la paix ! Je ne partirai pas, point ! Dans la vie, j'ai tout connu, et pourtant, je ne suis pas vieux : à bientôt 32 ans, j'ai assez bourlingué pour remplir 400 pages manuscrites, et vous le prouve si vous dépassez ce seuil, cher lectorat. D'ailleurs, je vous y invite ; vous serez remboursé, tant vous serez à la fois captivé et dépassé par les événements. Vous êtes l'unité et la quantité ; vous êtes une entité ; une pensée collective vous reliera en parcourant ces lignes ; vous serez la cible et le prédateur… reconnu et indéfini… Je fais donc feu, après vous avoir mis en joue, mais je m'apprête à parer les coups de griffes et les jets de napalm ! J'ai mangé des vaches sacrées devant des Hindous médusés, ai participé à des combats de kangourous en présence d'Aborigènes éberlués… Ai dépensé des sommes folles, pariant avec les plus grands flambeurs du monde entier sur des courses d'autruches, de rats, d'escargots, de blattes, à l'occasion de compétitions absolument épiques, complètement déjantées. C'étaient des compétitions d'un autre âge, et chacun y laissait des plumes - surtout les autruches. J'ai chevauché des crocodiles pour traverser des rivières infestées de piranhas. J'ai même remplacé le cornac attitré d'un Sultan, Omar Akhanar, qui possédait un éléphant dénommé Pataud. Il a fini dans un cirque - l'éléphant, pas le Sultan. Il était tombé malade, ayant trop mangé de foie gras - le cornac, pas l'éléphant. Allez zou, venez, suivez-moi… Des histoires croustillantes, vous pensez bien que j'en ai des tas à vous conter, à vous faire croquer : oui, une malle pleine ! Oui, allons-y… je me rappelle de tout, et le temps m'est compté. En joue ! (Epilogue) Le seul compagnon que je n'ai pas regretté, c'est le mistral. Oui, je sais bien qu'il nettoie le ciel de ses impuretés, le rend plus bleu, chasse les escadrilles de nuages gonflés tels des canadairs, rafraîchit l'eau quand elle est trop chaude pour s'y baigner ; mais moi, je trouve qu'il a le don de mettre les nerfs en pelote, de planter ses aiguilles en nous, d'une manière sous-cutanée, acupuncteur tristement miraculeux. Il investit les yeux, la bouche, les oreilles, vous donne envie de vous gratter comme si vous aviez de l'urticaire. Et surtout, il attise l'appétit des feux de forêt, offre sur un plateau des idées sulfureuses à ses alliés, les pyromanes, ces " semeurs de flammèches " sans foi ni loi, ni raison, dont l'appétit est également attisé, aiguisé, sournoisement sollicité. Ce sont là des dragons qui, au fil du temps, pour se dissimuler, ont revêtu notre panoplie et, afin de passer inaperçus sans salir leur image de légende, se sont glissés dans la peau d'hommes souvent jugés à tort détraqués. Il y a les malades mentaux, les criminels, oui, mais aussi les renégats, qui dégainent le lance-flammes pour une poignée d'euros… Un raclement de gorge… un cri… pour un dragon, c'est faire feu de tout bois ! Une allumette enflammée jetée à l'aveuglette (?), et voilà que naissent, se propagent des essaims de foyers, abeilles mortelles capables d'incendier leurs propres ruches, pour un peu de miel. Surgissant d'une étincelle (d'un cri ?), un autodafé soumet à la torture ce qui a été conçu de longue haleine par dame nature… en plusieurs dizaines d'années, parfois plus longtemps. Le mistral… il est celui par qui les bûchers flamboient. Et les pyromanes collaborent, les abeilles butinent la sylve… Non, lui, je ne le regretterai jamais ! Puis, juste après ces quelques phrases empreintes, malgré le côté courroucé, parfois cynique, d'une certaine nostalgie, est apposé, imitant un sceau, en un coup de patte nerveux qui lacère le papier, le mot fatidique, peut-être fatal : le mot " FIN ". Trois lettres raturées… une délivrance ! Auparavant, 400 pages écrites de main de maître (de la Terre des Paradoxes ?) ont pris corps sous une plume tantôt légère comme du duvet tantôt pesante tel un fardeau. Son parcours tortueux, ébauchant des reliefs emberlificotés, des arabesques fourbes, où des sous-entendus acides côtoient des anecdotes puériles et pittoresques, semble celui d'un skieur à l'occasion d'un slalom spécial. Et ce secret amer enfin dévoilé, avec un goût de soufre en arrière-plan, s'immisçant de temps en temps sur le bout de la langue, pour la délier, impudique et diffamatoire, se déshabille en public. Ce serait assurément un best-seller… Mais un best-seller assez particulier, pouvant coûter fort cher aussi bien à l'auteur qu'à l'éditeur impudent qui oserait le publier, ainsi qu'aux gens en prévoyant l'achat, un jour peut-être, même sans le lire, juste pour le mettre sur une étagère inaccessible, dans une pièce condamnée, murée à jamais. Haletantes, riches en émotions fortes, en dérision, en aveux flamboyants, ces aventures pourraient fort bien allumer une mèche susceptible de faire sauter pas mal de poudre - et ce ne serait certainement pas de la poudre aux yeux ! Pyromane du verbe, Joël Euillet devint un " semeur de flammèches "… sur le papier. ? Le nez collé à la vitre, Joël Euillet ouvre les écoutilles à fond et cherche à capter les bruits étouffés du dehors. Malgré les sifflements du mistral, ils sont discernables ; il les reconnaît grâce à sa mémoire, mais sans plus. Le voilà baignant dans un étang vaseux, où une nuée de regrets chevauchent une armada de nénuphars qui tanguent sous la caresse de l'eau à peine agitée par la risée d'un soir de pêche à la mouche. Les mains scotchées au mur de la pièce de chaque côté de la fenêtre, naufragé s'appuyant à la verticalité du mât de fortune d'un radeau, Joël tente de surnager alors que le vent l'enfonce un peu plus, en gommant les vibrations coutumières qu'il écoute, cherche à entendre plus clairement, à différencier du magma sonore. A-t-il des remords ? Peut-être... après réflexion… non, justement, après réflexion, certainement pas ! Espère-t-il encore quelque chose ? Quelqu'un ? Tant de réflexions laissent échapper de la buée qui vient se déposer mollement sur le verre, ébauchant des dessins forcément surréalistes. Tout le paradoxe d'une existence gâchée avant même d'avoir entamé un quelconque parcours. Remords et espoir entremêlés en une étrange osmose débouchant sur un déséquilibre, une versatilité. Il se sent soulagé comme un homme sortant d'un bordel après six années d'abstinence forcée et qui ne fuit même pas les regards amusés, réprobateurs ou soupçonneux des passants. Joël zieute avec nostalgie par la fenêtre fermée ; aux aguets, l'oreille attentive, il imite une sentinelle flairant l'ennemi, le prédateur, ou cherchant à deviner sa présence par le biais des ombres en mouvement. En surimpression, se dessinent sur son visage des contours rêveurs que la vitre lui restitue artistiquement, mais pas sans un certain flou. Il aperçoit ce reflet - son image -, cependant ose tout de même le traverser d'une œillade assassine ; on dirait une flèche qui irait ensuite se planter tout là-bas, au-delà du jardinet, au centre d'une cible située au bout de son horizon visuel. Mais, hélas, guère plus loin… Ses yeux semblent aiguisés comme des lames affamées de carnage, plaies et auscultation chirurgicale au menu. Son regard, tels deux missiles fusant hors de ses orbites pour, au bout de leur vol, se ficher dans le tronc torturé de l'épicéa qui, toujours aussi fantomatique, lui fait signe avec ses moignons de branches, demandant grâce. C'est devenu un totem statufié, fossilisé, et affrontant bravement les assauts dévastateurs de messire Mistral, le " décoiffeur de toits ", mais pas l'équarrissage, encore moins les deux missiles. Oui, une paire de flèches allant se planter dans la corne de la bête endormie. Dans le rostre. L'une provocant le réveil de l'animal, la seconde appelant la souffrance… Le mistral s'époumone en vain : personne ne courbera l'échine. Marseille est une ville de roseaux bien enracinés et d'une souplesse de gymnaste. ? INTERMEZZO I (Retour aux sources) Jadis, à cheval sur deux siècles, juste avant la guerre des Poilus, vint à Marseille un écrivain absolument déjanté, complètement paranoïaque. Il s'appelait Sergej Brossoljev, il était un lointain cousin de Serge Prokofiev, le grand compositeur russe. Il s'était s'expatrié en France, plus précisément en Provence, afin d'avoir l'opportunité de faire parler son art, la Littérature Populaire, très mal perçue dans son pays d'origine, dans une langue qui ne lui était pas étrangère car sa propre mère était une pure Parisienne. Ainsi, il écrivit un roman, Canebière Engloutie, où il imaginait la cité phocéenne avalée par un tremblement de terre, honorant une commande des éditions de la Fougasse Bavarde, dont le big boss était devenu un ami. Ici, Sergej découvrit la pêche aux poissons de roche grâce à cet homme rencontré au hasard d'une virée nocturne, dans un bar du Quai des Belges, sur le Vieux Port. Mais, très vite obsédé par cette idée d'enlisement, il l'avait reprise plus tard, dans un livre plus sérieux, déclaré assez pompeusement prémonitoire, alors que le succès lui montait à la tête et que la mégalomanie s'était accouplée à sa paranoïa congénitale pour enfanter ce bouquin mutant. Il avait changé d'éditeur… et d'ami. Un jour, un milliardaire acheta ce livre, prit tout au pied de la lettre, puis décida de protéger sa villa en employant les grands moyens. Il la rebaptisa : " SAUVETERRE ". Cet homme était un collectionneur de fantasmes et ne s'en cachait pas. Son cerveau était une vraie boutique d'antiquaire, une bibliothèque d'archives où chaque neurone figurait un… fait divers. Son plaisir ? S'offrir des situations extrêmes ! Et comment les dénicher, ailleurs que dans les bouquins, mutants ou " normaux " ! Bien avant, Jules Verne l'avait bien aidé à fuir la routine des richards de cette façon. La Villa SAUVETERRE deviendrait une sorte d'arche dont la mission serait de lutter contre l'engloutissement dû à la terre et non à l'eau. Bien sûr, il serait seul maître à bord et enrôlerait Sergej, offrant le poste de moussaillon à un écrivain déjanté. Il lui faudrait une vigie, oui… une sentinelle qui veillerait à l'alerter quand la première faille ferait son apparition à l'horizon ! Captain Euillet, le vent en poupe, se tiendrait à la barre, fier de lui, prêt à toute éventualité, le dos raide, la main ferme, le réflexe sûr, son regard d'aigle fendu par deux pupilles de chat. Il avait transformé son " navire " en bunker, déclarant que l'attaque viendrait tout d'abord d'en haut, du ciel, avec des plongeons en piqué de goélands et de mouettes kamikazes, comme dans Les Oiseaux, le film d'Alfred Hitchcock, programmé sur les écrans de cinéma bien plus tard. Complices, les oiseaux, annonçant un séisme proche, seraient devenus fous et chercheraient à détruire la seule maison capable de rester debout durant le cataclysme. Il n'y eut jamais de tremblement de terre, évidemment… et le milliardaire se nommait Amilcar Euillet. Toutefois, grâce à ce bunker/villa, il allait réchapper à la guerre des Poilus. En 1922, on l'internait, après avoir découvert dans son grenier une multitude de volatiles empaillés cloués aux murs. Sergej Brossoljev n'avait plus rien écrit, et avait fini ses jours dans un vieux cabanon de pêcheurs, du côté de Cassis… INTERMEZZO II (Les ressources du mistral) Le mistral vocifère, sollicitant les tympans, mettant les nerfs à rude épreuve… Tout près, des feuilles s'envolent comme la poussière lorsqu'on agite un plumeau ; ailleurs, des branches craquent, brisées par les coups de poing des bourrasques. Quelque part, plus loin, une éolienne et une girouette ont perdu le nord de concert ; malgré cela, les boussoles gardent le cap en montrant d'un doigt accusateur sa direction originelle. Il souffle avec rage sur les matières s'aventurant au point de le braver, hurle sa haine sur tout un royaume d'ancrage où l'immobilisme, paradoxalement, l'agresse. Il polit la rocaille, l'érode, imitant la mer, qui gagne du terrain sur le continent en suçotant cette gigantesque friandise. Pour Elle, c'est une façon très personnelle d'arrondir les angles ; pour Lui, de les raboter, donnant de la rotondité aux arêtes, mais hérissant les cheveux, les rendant pointus, secs, cassants. Avec Elle, de vulgaires cailloux deviennent au fil du temps et des ressacs, de jolis galets plus ou moins ronds, souvent glissants : on dirait des patates minérales agréables à caresser, tant elles sont lisses. La mer est un jardin de pommes de terre fossilisées ! Avec Lui, la pierre s'aplanit, efface ses rugosités, sans se craqueler (elle n'est tout de même pas de la terre, bien qu'elle risquât de devenir du sable) ; les rochers se transforment en billards, en tombes de gisants, les promontoires s'arasent… Le vent est un jardin suspendu recelant des spectres raboteurs ! Le baiser du mistral est ardent mais acide : il ronge jusqu'à l'os les dépouilles des goélands morts d'épuisement après s'être mesurés à Lui. Pourtant, les oiseaux aiment nager dans ses courants ; enivrés par l'azur, ils ne s'inquiètent pas de l'élasticité de l'air, qui se transforme assez rapidement en muraille lorsqu'il s'agit de fuir, de prendre les bourrasques à contresens, dérisoires fantômes aux ailes de néant. A contre-courant, oui. Hélas, pour tous ces petits cadavres, c'est mistral saignant ! Une rancœur abstraite l'habite et le transforme en fidèle adepte d'une vendetta forcément aveugle. La Corse n'étant pas loin, il se pourrait bien que l'Ile de Beauté l'ait influencé au point de lui avoir donné des idées ardentes de conquête systématique au nom d'un idéal obscur. Le mistral ne sera jamais un poète ! Sa rime est trop volage, sa prose est frivole et sifflante ; ses alexandrins s'égarent, s'évaporent, ses couplets sont itératifs, font de l'écho, ses refrains sont des scies… De plus, il chante faux, vous met les fibres sensibles à vif, vous écorche, vous traite (maltraite) comme un bétail que l'on disperse au gré d'une transhumance sanglante. Il s'insurge contre les pans de maçonnerie qui, à son goût, ne s'émiettent pas assez vite, résistent, fidèles à une verticalité gravement mise en danger. La Tour Eiffel, mitraillée par de telles rafales, aurait succombé depuis fort longtemps sous les assauts de cette chevrotine obstinée, de cet ouragan provençal. Plus animal que derrick, on dirait une antique girafe de fer aussi rouillée qu'une vieille prostituée plus ou moins rouquine, dont la chevelure saturée serait teinte au coulis et donnerait l'impression fugace d'un plat de spaghettis posé sur un crâne chauve. Après avoir rompu ses amarres sous les attaques virulentes de la soufflerie du Midi, elle écraserait dans sa chute, des rêves de grandeur mangés par la lèpre rougeâtre des métaux corrodés. S'il existait un bordel pour les Monuments Historiques, il est certain que la Tour Eiffel aurait une place de choix aux côtés des armures moyenâgeuses à récurer, à lustrer. A dérouiller. La Tour Eiffel serait-elle l'unique cheveu de la Terre ? Un épi rebelle défigurant une coupe en partie ratée par un coiffeur malhabile ou débutant ? Quant à la Tour de Pise, avec ce léger penchant qui lui donne tant de charme, et la Statue de la Liberté, avec son arrogance lourde, personne n'aurait vraiment envie de les voir mordre la poussière pour l'une, ou piquer une tête dans l'eau, perdre pied et boire la tasse pour l'autre. Elles sont bien trop romantiques, en apparence. Si la première pourrait se transformer en ruines à la faveur (?) du moindre câlin dispensé par un zéphyr caressant, la seconde aurait besoin d'un mistral made in Midi pour être détrônée de son socle dominateur. A l'image des êtres qui, de loin, la cernent en grouillant dans des rues labyrinthiques, surpeuplées et crasseuses. Entêté, le mistral insiste sur les âmes, qu'il met à nu, les violant avant de les déshabiller. Il… Il fouette les carreaux des grandes baies vitrées du rez-de-chaussée de la Villa SAUVETERRE, à la manière des mères de famille lorsqu'elles fessent les joues roses de leurs enfants surexcités ou capricieux. Lui-même est capricieux ! Mais le mistral n'est pas un bambin… ce serait plutôt un ogre, avec une grosse voix et un immense appétit. Toutefois, souvent on le représente joufflu, et c'est là l'unique point commun qu'il partage avec les bébés. Il en existe peut-être un autre : il est braillard ! Quand il est là, ce vent frileux, une infime parcelle d'hiver vous vole dans les plumes (mais vous n'êtes pas un goéland, non), vous visite prématurément, et vous pousse parfois à dormir sous la couette en plein été ! Les cris déchaînés de son soufflet de forge sont à l'image (?) de son désir de s'offrir un petit coin de paradis méridional à assécher jusqu'à plus soif, Lui, le " chasseur de pluie ". Au loin, telles des danseuses du ventre, des pins parasols se tordent dans tous les sens au contact de sa bise gourmande, obscène ; son étreinte vigoureuse, véritable houle déferlante de bras frappeurs, saisit dans un étau implacable la nature et les gens. Impitoyable, il ne vous laisse aucune chance d'échappatoire, de refuge, de repli stratégique… certes non ! Ce vent-là est un boxeur invisible. Un loubard, un délinquant venu du nord. Un Viking ! Il est tout le contraire d'un aspirateur et, à gorge déployée, prend un malin plaisir à conforter cette impression unanime ; chez lui, jamais le souffle ne sera court, contrairement aux athlètes fatigués ou aux ténors aphones. Sous le poids de cette lourde empreinte qui ne laisserait aucune trace, si ce n'est celle d'un écrasement oblique pour les végétaux les moins résistants, les grands conifères se courbent poliment, ébauchant un salut (une courbette ?) d'essence orientale - si décalé à proximité d'un littoral occidental . Marseille est un port… et à ce titre, la migration perpétuelle des autres peuples affiliés à la mer Méditerranée ne peut aboutir entre ces murs qu'à un métissage des races et des cultures. Le mistral n'est pas raciste, ni sectaire ; il s'adapte aux couleurs de peau, Lui ; il dévie de leur itinéraire les individus légers, se motive un peu plus contre les gros. Noirs, blancs, gris, chacun est logé à la même enseigne et doit accepter sa tyrannie ainsi que son art de mettre sur un pied d'égalité (souvent " boiteux ") les choses et les individus. Il pousse aussi bien dans le dos les gens qui descendent une rue en pente, qu'il retient, imitant un mur de guimauve, ceux qui la montent. Parfois, c'est le contraire ; mais ne rêvons pas… Aujourd'hui, le mistral secoue avec frénésie les volets mal fermés et les oblige à battre comme s'il revendiquait le droit de les démolir… De démolir la villa de la famille Euillet, métamorphosant les pans de bois ainsi flagellés en battements d'ailes spasmodiques de chauves-souris échappées d'un atelier d'ébéniste animalier. Aujourd'hui, il semble volubile, avoir quelque chose d'important à révéler. Sans doute l'écoutera-t-on… mais d'une oreille distraite, car on considèrera que l'acoustique fait aussi partie des meubles. Ailleurs, un toit - parfois une tôle - pleure sur une fréquence geignarde, sanglotant avec Lui, en un concert de tuiles dérangées, malmenées, prêtes à chuter sous ses bourrades faussement amicales. Il cherche à être réconforté, le fourbe, pour mieux se rebeller, réagir avec plus de véhémence, et chaque tuile est un pupitre d'un orchestre invisible dont chaque exécutant s'apprête à lapider le voisinage… en musique. Alors, la plainte du mistral est puissante ; et, passant de la plainte au cri, sa voix grince parfois, irritant les oreilles, culminant dans le suraigu des sopranos coloratures. Il est irrespectueux : c'est un anarchiste. Aussi pointu que l'accent parisien et aussi lourd que celui des Audois, il martyrise avec une hargne féroce une cloche qui tintinnabule lugubrement. Son doigt ne se contente pas de la frapper, il en raye également la surface, jusqu'à créer un son proche à la fois du chœur des sirènes, du hurlement du loup affamé et du pas lourd de l'éléphant (ou du tricératops ?). On dirait un glas rappelant à l'ordre un fidèle égaré, un déserteur en quête d'asile, un musicien qui collectionne les fausses notes, un… Mais cette cloche, existe-t-elle ailleurs que dans l'esprit tourmenté et fuyant (?) de Joël Euillet. Et l'orchestre… Et… Du vent ! Rien que du vent ! Avec Lui, les portes vous claquent au nez tels des coups de poing ou un gros rhume vous prenant en grippe et jetant un froid. Votre dos, forcément, n'est plus qu'un champ de frissons labouré par une chair de poule assimilant vos poils à des épines d'oursin, de cactus (?). Le voilà devenant une mappemonde de rhumatismes, et les douleurs n'y auraient pas de frontières. Le torticolis s'installe alors, vous coinçant le cou dans une minerve, un supplice, un carcan. Raide comme un piquet, vous ne pouvez plus vous appesantir sur le passage d'une ravissante créature qui vous croise, fait semblant de ne pas vous voir, puis vous dépasse après avoir affiché sur son visage mutin un sourire narquois, enjôleur, et une démarche lascive, osée… provocante. Sa minijupe ultracourte et son décolleté dorsal si profond, dévalant jusqu'à une chute de reins au dénivelé sculptural, ne pourront hélas vous faire perdre la tête. Et si le cas se présente, ce sera au prix d'une torsion donnant naissance à un bruit d'os craquant sous l'effort... Les femmes ont moins souvent ce genre de problème : les torticolis les fuient comme la peste, et elles ne se privent pas d'abuser de la souplesse de leurs vertèbres cervicales. Les fesses masculines à l'abri dans des jeans moulants deviennent très vite des proies faciles pour leurs yeux de caméléon, et n'ont plus de secret pour elles… et leurs fantasmes. Le mistral est ainsi fait qu'il soulève les jupes des filles, mais vous aveugle avec le sable de son espièglerie, vous offrant une opportunité d'un côté, pour mieux vous en priver de l'autre. Vos yeux s'ouvrent telles des soucoupes, et au lieu d'avancer les mains en direction de la forme désirée, vous ramenez vos poings serrés sur vos paupières criblées de confettis de poussière. Comme si on proposait à un non-voyant de recouvrer la vue dans le seul but de fixer le soleil ou de déambuler par une nuit sans lune. Mais le chant crispant et obsédant des courants d'air et des rafales vous apporte la réalité (la vérité ?) sur un plateau d'airain. Vous la refusiez… le mistral vous la crache à la figure, vous giflant au passage. Cependant, il arrivait périodiquement que Joël Euillet alias Caïus Cactus appréciât l'étrange mélopée du monstre éolien, qui ramenait à la surface de sa mémoire des souvenirs (des bouées-souvenirs) de campagnes passées, où le sang gicle comme l'eau des fontaines dans les squares paisibles réservés aux enfants. Alors il s'identifiait au mistral… et c'est pour cela qu'il le haïssait tant. Il lui avait donné un surnom, et celui-ci surnageait dans ses songes les plus proches du naufrage, les moins éventés (?), donc gardés secrets (secret-défense) au sein même de son jardin intime où, sans nul besoin de les arroser, poussaient en permanence des soucis, des roses noires et des pensées sauvages. Le mistral est le " COMBATTANT DU CIEL ". C'est un battant ; il lutte contre les obstacles dressés devant (contre ?) Lui... involontairement ou pas. Et puis, qui érigerait une forteresse autour des cités de Provence, afin d'éviter le viol du soldat lubrique d'Eole ? Peut-on raisonnablement s'opposer à des courants d'air avec des rideaux où sont brodés des paravents ? Qui oserait raser les pinèdes, de peur d'en voir les troncs déracinés, hein ? De voir les moignons de la sylve réduits en cendres par… Oui… qui ? ? Lorsqu'il se laissait griser par des rêveries vagabondes (est-ce là un pléonasme ?), Joël Euillet inclinait sa tête, dirigeant mécaniquement son regard vers le jardin en piteux état, révélateur des saisons écoulées depuis son absence, sa fuite… sa désertion, oui. Il y redécouvrait avec un plaisir certain ces tortues marrantes dont la vitesse de course avait toujours été jugée en deçà de la réalité. Elles semblaient soudain surgir du temps, au détour d'une motte de terre, d'un buisson, d'un plan de rosier, comme au coin d'un rappel précis du passé. Il affectionnait tout particulièrement ces drôles de bestioles caparaçonnées en raison de leur ressemblance avec des casques qui se déplaceraient sur quatre pattes (il eût été étonnant que l'on n'en vît point, un jour, dans les dessins animés de Walt Disney), ou des mines ambulantes fabriquées pour exploser au plus infime contact (là, c'était Rambo). Il en connaissait un rayon, sur cette artillerie, car c'était un grenadier émérite. A dix ans, il avait participé à tous les combats, affronté tous les peuples belliqueux possibles, en des combats sans merci, dont il sortait toujours non seulement vainqueur, mais tel le sauveur solitaire, l'unique rescapé… Il avait fait sauter tous les trains de France et de Navarre, des ponts si hauts qu'il avait fallu leur tomber sur le dos en parachute, tandis que les mitrailleuses ennemies s'acharnaient à tenter de lui couper les ailes, de le descendre par amputation. La mort ne voulait pas de lui, il sentait mauvais, la terrorisait. Il la traquait ; sa faux, il la sabrerait d'un coup de rasoir ! Le rasoir laissé par son géniteur, sur le lavabo de la salle de bains, au moment de son départ (sa désertion), comme un mot d'excuse ou un relais qu'il passait à son cher fils. Là, Joël Euillet s'enlisait dans les sables mouvants du délire, et il aimait ça. Des casques sur pattes, des mines ambulantes : décidément, son imagination dépassait ses fantasmes les plus fous ! Il ne songeait pas vraiment à l'analogie - une image un peu facile, oui - existant entre ces bêtes qui trimbalent leur maison sur le dos et les gitans, avec leurs déambulations incessantes, vitales, au moyen de leurs " toits-roulottes ". De leur pedigree sur roues. Même ses errances mentales paraissaient bien pâles face à de tels errements visuels. Tout petit déjà, il croisait les chéloniens (mais aussi des gitans) sur le chemin qui l'entraînait vers le monde extérieur… et le monde extérieur, c'était l'école... et l'école, c'étaient les autres enfants... et... Il leur en avait narré, des contes à dormir debout, à cette marmaille inculte mais attentive ! Et ces abrutis l'écoutaient, somnolents ; puis, plus tard, brûlaient leurs livres en prétextant qu'ils étaient nuls par rapport à ce que ce mec au nom de fleur leur racontait à la recréation, parfois même durant les cours. C'était leur quart d'heure d'hypnotisme quotidien, et chacun se retrouvait avec un plaisir sadique dans la peau d'une proie séduite, avant d'être digérée vivante, par un prédateur au regard envoûtant, profond, à la voix enjôleuse et à l'appétit dévorant. Les filles n'étaient pas les dernières à réclamer leur dû… mais sans plus. Lorsqu'il était question d'un " truc " plus personnel à faire partager à autrui, à offrir à celui qui les faisait frémir par le verbe, elles étaient plus réservées. Il fascinait le monde ; toutefois, le monde le craignait… Le monde, oui… pas Francis-le-Rouge, le rouquin de service. Lui, il avait compris qu'une histoire d'amitié avec un être jugé bizarre, différent, lui apporterait bien plus que d'écouter les balivernes et les ragots axés sur ce narrateur qui faisait tant d'ombre aux grandes gueules. Francis, son dada, c'était le dessin, point. Joël avait toujours été un conteur né. Où qu'il se trouvât, dans ses rêves ou dans la réalité, il fascinait les foules par la qualité de ses récits ; on lui prédisait un avenir d'écrivain de best-sellers, de gourou, d'homme politique… Jusqu'à ce que... Cruelle, la vie en avait décidé autrement… cette sale égoïste ! Dans le jardinet, il lui arrivait même d'être obligé de slalomer, de zigzaguer entre les " tortues-casques ", tant elles étaient nombreuses à l'époque - certaines étaient vraiment énormes -, et il ne pouvait s'empêcher quelquefois de shooter dans l'une d'elles comme si c'était un ballon un peu plus dur que les autres - un peu plus gonflé ? Un ballon de pierre. Cela évoquait l'image du mec (du gibier ?) s'enfuyant à travers bois, évitant les troncs d'arbres, poursuivi par des malfrats ou des flics, et qui tape dans une motte de terre alors qu'il se sait irrémédiablement rattrapé, signe d'un renoncement… sauf que la motte en question cache un énorme caillou. Cela pouvait paraître assez marrant, oui… pour les chasseurs. Mais la voix de sa mère, toujours, le rappelait à l'ordre du haut de la fenêtre de la cuisine : " Arrête, tu vas te faire mal, idiot ! " ; " Tes chaussures sont neuves… fais donc attention, imbécile ! ". De là où, aujourd'hui, veille le vieux chat, Sentinelle, comme s'il s'attendait à un péril imminent ; ou bien épie-t-il les allers et venues audacieux de souris appétissantes mais inaccessibles. Il était maintenant bien trop âgé pour espérer poursuivre ces ridicules rongeurs à la moustache frémissante, sans se rompre les os. Veille, gentil matou, veille ! Brave minet… brave Sentinelle ! Joël Euillet l'avait baptisé ainsi non sans raison. Ce greffier semblait, depuis la nuit des temps, investi d'une mission de surveillance qui propulsait ses prunelles constamment dilatées vers des horizons incertains qu'il était bien le seul à entr'apercevoir. Un don de voyance se déplaçant dans l'espace sans passer par le temps ? Pourtant, ce n'était pas un chat médium, non, pas exactement ! C'était plutôt une sorte de télépathie naturelle, qui vous fait communiquer avec le danger et vous met les sens en alerte lorsqu'il rampe, rôde, sournois, ombre parmi les ombres, sans se rendre compte qu'il vous a lui-même averti par ricochet. Un procédé identique concerne les chauves-souris, ces radars volants, puisqu'elles se servent du son et de son écho comme d'une boussole. Justement, Sentinelle miaula sur une fréquence un peu différente ce jour-là, imitant une sirène d'alarme dont seul Joël en connaissait la signification, le code. Alors, il ne put se résoudre à contempler davantage le jardinet sans y entrevoir des tombes alignées tels des traits tracés à la craie sur un tableau noir… ou sur le mur d'une prison peut-être. Des bûchettes joliment disposées sur le pupitre d'un bureau d'écolier, à l'occasion d'un cours de maths. Et sur chaque tombe, il crut découvrir un mot : un mot écrit dans la terre sèche, craquelée, tracé avec un doigt fébrile mais précis. Sans doute un doigt de femme - elle l'aurait recouvert d'un dé à coudre, préservatif digital, afin d'éviter de raboter l'ongle concerné, ou même la phalange. Et sur chaque cercueil, il était peint en rouge ; dans les boîtes, les gisants tenaient certainement une ardoise entre leurs mains jointes, et le leitmotiv alphabétique y était inscrit, sans doute au moyen d'un os de fortune dont le calcaire avait laissé des empreintes blanchâtres. Par les nuits de pleine lune, sortant de leur rigidité cadavérique, ces momies issues aussi bien de la terre que de l'imagination d'un cerveau fécond, iraient sous les fenêtres crier tous en chœur le mot en question, réveillant le voisinage, ce qui provoquerait le retour en enfer des morts-vivants hurleurs. Ce mot aux syllabes pulsatiles, dérangeantes, qui le frappaient à la manière d'un marteau cognant l'enclume, était : REMORDS Sur l'instant, même les orties envahissantes le laissèrent de marbre ; il les avait jadis comparées à des plantes nécrophages, mais là, dans l'immédiat, il ne les assimilait plus à des dévoreuses de chair morte comme autrefois. Ni ne se remémorait ces cactus que ses parents possédaient, perchés sur le rebord des fenêtres, et qu'il imaginait happant les oiseaux au passage, mouettes et goélands surfant sur les courants d'air et les bourrasques, en se servant d'étranges tentacules dont l'apparition soudaine à la place des épines le laissait sans voix, créant d'étranges frissons dans ses reins et des odeurs suspectes sous ses aisselles sucrées de môme. C'étaient des cactus carnivores et prédateurs. A la vue de ces tombes, Joël leva bien vite les yeux au ciel et y découvrit aussitôt les deux mêmes syllabes affichées sur la totalité des nuages souillant l'azur. Comme si, au cours d'un travail à la chaîne chez un sculpteur maudit, on les avait gravées à grands coups de burin sur cette peau cotonneuse miraculeusement devenue minérale : RE… MORDS… Puis, l'escadrille des baudruches subitement transformées en dolmens volants déguerpit, disparut complètement en une fraction de seconde, rendant au ciel de Provence le fond bleu de la mer. Une parfaite imitation de la débandade d'un troupeau de moutons apeurés par un homme ayant endossé une peau de loup. Voilà de bien pitoyables cloportes des nues, des gibiers de potence détalant, ventre à terre (?), devant la chasse à courre du Maître des Vents, messire Mistral en personne qui, surexcité par la taille des proies et vociférant à perdre haleine, éperonne Tornade, son plus véloce destrier des tempêtes, dont l'encolure est ruisselante d'écume… Joël ferma les paupières comme s'il tirait les rideaux ; elles devenaient lourdes tels des stores de chair pétrifiée. Il repensa au terrible secret dévoilé, mais évidemment non encore édité ; à la Villa SAUVETERRE, que l'on devait détruire pour la remplacer par un supermarché ; à ses souvenirs… Il lui faudrait désormais protéger tout ça en un même combat sans merci. Ne faire aucun cadeau ! Ce serait la mission dont il s'était lui-même chargé, à la fois chef et exécutant, tête pensante et bras armé. Il serait fin prêt pour l'affrontement décisif, final. Le duel. Du moins, le crut-il. Sentinelle parut fébrile subitement, et, au loin, on entendit les aboiements rauques de Déserteur, qui venait à la rescousse. Il n'avait plus d'ombre. Peut-être l'avait-il mangée. Brave cabot… brave bâtard ! Ce serait un beau combat, un duel d'anthologie… pour une double bonne cause. Allez, en garde, mécréants ! Ne manquerait à l'appel que la tonitruante Chevauchée des Walkyries de Richard Wagner, exécutée (?) durant la charge des hélicos, dans Apocalypse Now. En fond sonore... mais à plein tube ! A plein pot ! Ou alors une musique d'Ennio Morricone, dans le style western, légèrement contrastée, acidulée. Décalée, sans surprise. L'alerte était donnée. ? MISE A FEU On agresse la licorne. Un drôle de monstre la chevauche. C'est un accouplement hideux, un viol forcément honteux, morbide. Il lui mord la nuque, y enfonçant des crocs de la taille de stalactites préhistoriques, souffle son plaisir envahissant par des naseaux démesurés, grands comme deux cavernes… à toute vapeur. Imposante, la bête fabuleuse l'écrase de toute sa masse musculaire, à la manière d'une comète s'abattant, au bout de sa course aveugle, sur une région joliment boisée, accueillante. Et le rostre est attaqué par un dragon à l'haleine torride, sulfureuse. Le sperme du monstre ? La queue de la comète ? L'épicéa, pris de convulsions fatales, se ratatine sur place, imitant un épouvantail à corbeaux un jour de canicule, vieillard terrassé par le feu de l'âge, baissant ses bras décharnés en un geste de défaite, déjà vaincu par les flammes alors que ses moignons vont bientôt subir le même sort. Comment peut-on oser s'en prendre à un arbre grabataire, arthritique et handicapé ! On entend ses phalanges de bois craquer tels des os brisés. Un homme se tient devant l'ancestral conifère et l'arrose de napalm ; on dirait qu'il urine contre un mur. De la lave semble être éjaculée de ce lance-flammes pyromane, sexe brandi sournoisement en prolongement de mains meurtrières, vicieuses, et dont la semence mortelle anéantit tout ce qu'elle effleurait. Le bulldozer, derrière lui, dévale la petite colline dont il a abusé et se dirige maintenant d'une démarche pataude de diplodocus en rut vers le jardinet promis à la curée. Ils ont donc osé, ils viennent déblayer les lieux. Faire table rase et évacuer le résistant entêté qui vit là depuis peu, se dressant avec arrogance contre leur projet jugé insolent, rempart de chair et de motivation inexpugnable sur lequel (sur quoi) le progrès doit plutôt passer. Science des Hommes, progrès, profit… Il faut de la place pour construire un supermarché… et là, c'est l'endroit idéal, quitte à " décorner " l'animal de légende assoupi. Le miaulement de Sentinelle se fige, devient ululement. Un pitoyable cri de corne de brume annonçant l'assaut contre une île de papier de toute une armada de corsaires lilliputiens juchés sur des allumettes, tandis qu'une loupe transforme un rayon de soleil en mèche soufrée (rebelle ?). C'est analogue à l'appel d'une chouette (d'un chat-huant ?) déjà terrassée par l'angoisse de perdre à jamais son ancien et fidèle territoire d'élection - par exemple, un vieux moulin fusillé par la foudre et s'effondrant. Son domicile depuis qu'elle a quitté le nid de son éclosion ; sa tour de guet, qu'elle compte bien protéger à sa façon, en avertissant ses congénères, afin que leurs serres se métamorphosassent en griffes de harpies. Son donjon est investi par des êtres à la tenue saugrenue et entraînés pour cette bataille gagnée d'avance, déséquilibrée avant même qu'elle ne commençât ; aussi, paradoxalement, faut-il leur opposer une défense archaïque. A moins que... Et cette plainte pleurnicharde de bestiole vouée à l'impuissance est un véritable déchirement pour les oreilles de Joël Euillet. Un chien vagabond répond au signal d'alarme sur un mode de hurlement à la mort. On a buté Déserteur ! Finalement, il a bien fait de laisser son ombre au vestiaire ; on pourra peut-être la récupérer après le... la... Si elle avait été là, l'aurait-elle aidé ? Et comment ? Le pronostic de Joël Euillet s'avère exact : Déserteur est désormais muet telle une carpe. Un gong macabre résonne dans sa tête ; il réagit aussitôt. Il se précipite dans son bureau, se saisit du manuscrit, l'enferme dans une valise en apparence blindée et... Il faut préserver le secret qui le vengera en les condamnant tous, eux et les autres. Tous responsables : oui, TOUS ! Tous les connards sur un pied d'égalité ! Il suffit d'amputer la jambe au niveau des hanches… viser le col du fémur. Le bulldozer, conduit par un homme en treillis, défonce le mur d'enceinte de la Villa SAUVETERRE, et, comme si cette intrusion avait déclenché tout un mécanisme autodestructeur, explose littéralement dans un déluge de flammes, de cailloux et de terre - des galets avaient été insérés dans le muret, pour orner la demeure. Brûlé, écorché, humilié, le vieil épicéa expire en nourrissant le sol de ses cendres ; des relents de poisson frit s'élèvent tout à coup, mais personne ne remarque l'étrangeté du phénomène. Plusieurs odeurs s'entremêlent, et il est difficile de faire le tri… toutes plus nauséabondes les unes que les autres ! Des odeurs de saccage et de mort, de bois fumant et de métal fondant. Les soldats et les flics regroupés ébauchent un mouvement de repli, comme s'ils avaient vu charger un tricératops. Mais nul doute qu'ils ne savent même pas ce qu'est un tricératops. Un char d'assaut dernier cri peut-être, un nouveau label de destruction… La débandade qui s'ensuit se situe à la limite du ridicule : cela rappelle des pantins désarticulés qui prennent la fuite après qu'on les eût libérés de leurs liens. Pinocchio et ses clones poursuivis par une armée d'ébénistes fous. Un homme en armes - flic ou soldat, peu importe - prétend en bégayant que l'appareil de la voirie a roulé sur une tortue ; celle-ci traversait l'allée intérieure et… Il venait à peine de franchir par la force le petit mur ceignant amoureusement cet asile de paix et de repos transformé en camp retranché, en bunker. Il affirme que c'est à ce moment précis qu'il a… On le prend pour un fou, on le soupçonne d'avoir été victime d'une vision, d'une hallucination. D'avoir bu pendant le service, juste avant l'assaut, le siège. Et pourquoi pas pendant ! La trouille est certainement responsable de cet écart non réglementaire, de cet oubli alcoolisé. Une fiole cachée dans une poche - ce n'est pas ce qui manque sur un treillis ! - au cas où ça virerait au drame, et le tour est joué : l'alcool étrangle le trac, trucide la couardise. Oui, Dieu qu'il a eu tort de s'oublier de la sorte ! Il mérite le peloton d'exécution, n'est-ce pas ? L'individu s'évanouit, comme s'il avait croisé une ombre (?) se baladant sans le moindre support, ou s'il avait rencontré fugitivement sa conscience déguisée en ange de feu. Sacré Déserteur ! Un hommage, en passant… Ne plus revoir ses cicatrices, quelle dure réalité ! Un autre fait troublant fut révélé plus tard. Un flic, rescapé du désastre, déclara avoir été mordu à la jambe durant l'attaque. " C'était une ombre, je vous dis ! Elle avait la forme d'un chien. ". On lui proposa de se mettre en préretraite, sinon c'était l'assurance de se retrouver affecté à la circulation, au carrefour des dégradés. Devant tant d'incompréhension, il décida d'en finir avec la vie ; d'autant plus qu'il avait été contrôlé positif à un test du sida peu de temps auparavant. Le médecin légiste constata qu'il arborait au mollet droit des plaies profondes sans doute occasionnées par une morsure canine. Officiellement, un essaim d'éclats de toutes sortes lui auraient pénétré les chairs à cet endroit bien précis. Tiens, tiens, vous m'en direz tant ! Euillet, dans un moment de démence, se jure de tenter de retrouver l'ombre du chien errant s'il réchappe lui-même à l'attentat. Redevenu Caïus Cactus comme par le passé, il se tient à la fenêtre du premier étage, à côté de Sentinelle, un bazooka posé sur l'épaule droite. Ses paumes sont cloquées par l'irradiation des parois du tube infernal, mais il s'accroche au fût mortel comme un futur noyé à la poutre qui le tiendra un temps hors de l'eau. Etrange bouée de sauvetage, qui préserverait du néant une seule personne, pour en annihiler plusieurs autres. De sauvetage… ou de sauvegarde ? Effrayés, tous les membres de la meute hurlante se sont repliés derrière leur véhicule respectif, la frousse sur les talons. Un gradé de la police, plus malin que les autres, s'est déjà emparé d'un porte-voix et fait de grands gestes à l'intention des soldats. Ils sont tous là, pitoyables, à l'écoute du moindre commandement ; que l'ordre vînt d'un caporal ou d'un général, il sera exécuté avec le même zèle, tant la peur les étreint avec ses grosses pattes. Oui, ils sont là, rassemblés en un éventail de déserteurs potentiels craignant d'affronter une situation qu'ils n'ont a priori jamais connue, puisque l'ennemi est un civil. Enfin, depuis peu, mais un civil tout de même ! L'homme mime et vocifère ; on dirait un pitre… un pitre de commando. Il y avait la folle du régiment, il ne manquait plus que le pitre de commando. Caïus Cactus, tenant toujours le bazooka en équilibre d'une main, a empoigné la valise (ou l'attaché-case) de l'autre ; il la lance dans le jardin, où elle provoque à son tour une explosion. Tant pis pour le secret ! Il vaut mieux ne pas aggraver le contexte au cas où il sortirait sain et sauf de ce traquenard. Il a tout juste le temps de penser qu'elle est tombée sur une " tortue-mine ", lorsque la balle le frappe entre la naissance du nez et le sommet du crâne, y créant un troisième œil. Mortel, et forcément aveugle. Ses sourcils sont froncés par un rictus de surprise déguisé en grimace, ce qui rétrécit la distance séparant son trio d'yeux, dont un vient de naître pour mieux apporter la mort aux autres, naturellement situés. Le tireur d'élite est posté au sommet de la colline pelée - la licorne -, allongé dans la terre craquelée, tout auréolé par la poussière soulevée. Ce doit être un as du fusil à lunettes, un sacré pro du meurtre autorisé ! Il agite la main en direction de ses supérieurs. L'affaire est réglée, conclue. Le chat immortel a fui sur les toits comme s'il avait un démon à ses trousses. Caïus Cactus n'a pas été assez fort ; les mines disséminées sous la terre remuée du jardinet n'ont servi qu'à affoler une partie des effectifs mandatés pour cette mission de nettoyage. Il ne pouvait pas se douter qu'il y a dans leurs rangs un crack du tir au pigeon, qui vise au jugé même dans un brouillard épais. Il aura sûrement une médaille, ce salopard ! Et pourtant, il avait été le seul à apercevoir un homme menaçant embusqué à la fenêtre de cette villa de tous les diables. Ici, on tournait un bien sordide film, avec des fantômes et des hallucinés, qui jouaient à la guerre par temps de paix. Sous influence, on y apercevrait même des ombres par un jour d'éclipse totale… en cinémascope. Il n'y pas meilleure drogue que l'ordre d'un préfet. Et surtout cet obsédé du carton à distance - bien que ce ne serait pas gagné d'avance pour lui, car l'ordre de tirer n'avait jamais été donné officiellement -, avait vu l'invisible, ou plutôt avait assimilé la supercherie à une vision. Il était là pour tuer, pas pour réfléchir, alors il fallait une bonne excuse, en l'occurrence la légitime défense (?). On ne retrouva jamais la moindre trace d'un bazooka, encore moins de… Pas une miette… rien ! On étoufferait l'affaire, comme d'habitude, et le supermarché ne tarderait pas à sortir de terre telle une graine hyper-vitaminée donnant naissance à un baobab. Il faudrait sans doute, par pure précaution, retrouver toutes les tortues éparpillées dans le jardinet : la Terre des Paradoxes de la Villa SAUVETERRE. Mais beaucoup d'entre elles étaient déjà en hibernation, cachées à la vue par quelques centimètres de terre. C'est lorsque tous les hommes disponibles ont investi la Terre des Paradoxes que tout a sauté. Flics et soldats réunis en un même bataillon de frères d'armes, un peloton d'exécution en situation surréaliste, inversée - comme pour souligner, confirmer le surnom du jardinet. Ce fut l'apocalypse, et le cratère qui se dessina sur le sol meurtri ressemblait étrangement à l'empreinte laissée par la genèse d'un volcan… à quelques pas à peine du littoral marseillais. Seule la valise blindée (l'attaché-case en béton armé) fut épargnée… avec, blotti à l'intérieur, le manuscrit maudit, comme un oiseau de mauvaise augure prêt à ouvrir ses ailes de néant, qui sera publié et deviendra un best-seller posthume. Mais le fameux secret aura été honteusement effacé, occulté, retiré de la circulation. Censuré ! Personne ne saura jamais que Joël Euillet y narrait, tout au long de quelques chapitres vénéneux, les exactions de légionnaires impliqués directement dans une sombre affaire de viols collectifs. Et lui, Caïus Cactus, avait participé à cette mascarade orgiaque, y avait même pris du plaisir. Grâce au Sultan Omar Akhanar, le fameux propriétaire de l'éléphant dénommé Pataud mais également d'une grande quantité de puits de pétrole, on pouvait s'offrir les précieux sésames afin de pénétrer dans des harems et dans le corps des femmes qui y méditent. En toute impunité. Joël Euillet avait goûté de ce pain-là : Caïus Cactus était un pervers, un salaud ! Chose curieuse, événement rare… ce jour-là, le mistral avait été étrangement absent ! Encore une désertion sans doute. Juste un léger sirocco, pour réchauffer l'atmosphère. Dans le ciel, dont l'azur n'est plus à vanter (venter ?), hormis une poignée de nuages fuyants qui espionnaient (ou supervisaient) cette tragique et sinistre mise en scène, ce fut le calme plat, et, sur la Terre des Paradoxes, un chamboulement de fin du monde. Le vent du nord, comme s'il avait fui le théâtre de ce règlement de comptes au parfum de REMORDS, avait enfin rejoint son territoire de frissons, où ne pousseront jamais des orties nécrophages et des cactus carnivores… encore moins des baobabs. ? APRES On prétend, aujourd'hui, que le vieil épicéa a repoussé dans les caves du supermarché, ses racines ayant retrouvé sève et vigueur. On prétend même qu'un chat hante les sous-sols… et qu'une ombre de chien, curieusement, le suit partout. Il côtoie ainsi ces racines revigorées et ressemblant étrangement à de jeunes serpents qui ramperaient vers la surface tels les tentacules d'une pieuvre cherchant la sortie pour recouvrer la liberté. De temps en temps, on entend le chat immortel feuler, puis crier de douleur. L'ombre le mord-elle, ou bien sont-ce des bras multiples qui l'étranglent afin de le motiver à dénicher enfin le chemin débouchant à l'air libre ? Mais Sentinelle y veille ; la pieuvre mutante découvrira l'issue vers la délivrance et la vengeance, guidée par d'antiques pattes de velours. Et il y a dans l'air comme une odeur de poisson frais. Vous ne sentez rien ? Non ? Tant pis pour vous ! ? Un bruit tombe d'une grande obscurité molle, enveloppante, élastique, dont il est rigoureusement impossible d'en définir les contours, à laquelle il est même difficile de supposer des limites. Tel le reflet du lustre qui, durant un tremblement de terre… Le bruit monte d'un grand vide et se dirige vers la surface… Car il est l'heure de la vengeance… Vendetta ! Vendetta ! ? LE REPOS DU GUERRIER Je crois bien que c'est encore mon chat qui m'a réveillé ce matin, ou mon chien. L'impression fugace d'être sorti de mon cauchemar grâce à un animal en alerte, un surdoué de l'instinct. Il a dû me voir m'agiter dans mes draps souillés par la sueur et la peur. Ou alors, c'est ma mère… elle aurait pu respecter le repos du guerrier tout de même… avec sa manie de marcher dans la maison en faisant claquer ses talons aiguilles. Hier soir, je me suis couché très tard, après qu'elle eût raccompagné Francis chez lui, à la fin du film. Je l'ai mal digéré, le film, justement, avec cette scène horrible, où le héros se cache derrière la carcasse d'un dromadaire, pour fusiller l'ennemi. Francis m'a un peu gâché le spectacle, l'ambiance morbide, avec sa façon très particulière de parler pendant les projections : " Tu vas voir… un crotale va sortir de dessous la bête morte, et paf, il le mord aux c… ". On n'a jamais su où le serpent comptait mordre le héros, tant mon pote le rouquin avait eu peur quand… Hier, tout l'après-midi, nous avons travaillé sur notre BD, Ratoune et Pétoulon. Un devoir de l'institutrice, mademoiselle Fricotard… pour intéresser ses élèves à la création artistique. C'était une bonne idée, un devoir d'artiste. Maman a invité Francis pour le souper, promettant à ses parents de le ramener chez eux tout de suite après le film en prime time, La Charge des Caravaniers, avec Christophe Lambert. Avant le repas, on s'est un peu disputé avec Francis, pour des broutilles : la couleur du lapin, Ratoune… ou quel animal méritait qu'on lui attribuât ce nom. Appeler un lapin Pétoulon est assez humiliant, non ? Je lui ai dit, pour le taquiner : " Dessine-moi le vent, et Mistral on le nommera ! ". Il m'a regardé d'un œil bizarre, puis on a éclaté de rire. C'était oublié. Ce matin donc, quelque chose, quelqu'un m'a sorti de ce cauchemar absurde, comme tous les cauchemars. Finalement, c'est bon la vie avec maman… Même si elle fait du bruit avec ses talons et ses petits pas nerveux de femme pressée ; même si papa est parti le jour de ma naissance - c'est maman qui me l'a dit. Je suis allé à la fenêtre, pieds nus, et j'ai regardé au loin. Je ne voyais pas la mer, mais je l'imaginai sur son bateau, papa, naviguant sur cette mer d'oubli que je n'aperçois même pas d'ici. J'ai failli faire tomber le cactus posé sur le rebord de la fenêtre au moment où Sentinelle, le chat, m'a rejoint. Déserteur, m'apercevant, s'est mis à aboyer, en bas, dans le jardinet. Même d'en haut on devinait ses cicatrices. La vie est belle… même sans mon père. L'amitié le remplace. Merci, Francis-le-Rouge ! Et je vous prie de croire que personne n'osera me déloger de la maison du bonheur ! Maman maugréait sans cesse à l'époque, se plaignant de devoir prendre la voiture pour partir aux commissions ; réclamant une grande surface à proximité, pour économiser l'essence et gagner du temps… Elle avait le sens pratique, maman : le sens du raccourci ! FIN |
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