Le Spectre Demoniaque une nouvelle de Jean-Yves DUCHEMIN


Le Spectre Demoniaque

par

JEAN-YVES DUCHEMIN

(Proverbe d’outre-tombe : « Femme violée par un fantôme tombe enceinte d’un fantasme… »)







Actuellement, avoir un nom bien français est assez délicat, gênant même, et si vous êtes l’unique spécimen de votre classe, c’est un grave défaut. On vous désigne d’un doigt vengeur, vous êtes indésirable, on fuit le solitaire. Et il y a les paranos, qui pensent que vous êtes forcément raciste. A certains moments aussi, a french name devient carrément encombrant, very ugly. J’ai compris tout ça très tôt, avant même de m’enliser dans les sables mouvants de l’âge adulte. Je devais subir sans piper mot et attendre mon heure, muet pour ne pas trop causer vrai, sourd pour éviter d’entendre la musique dissonante des paroles trop faciles...

Oui, on s’envole de l’oasis de l’enfance pour retomber, parachuté, dans le marigot de l’adolescence, et, après en être sorti trempé comme une soupe, on pénètre dans la jungle de la maturité. Des lianes y pendent, tendues jusqu’à la rupture, imitant les guirlandes de Noël ; mais au bout, remplaçant les boules, dansent de drôles de singes ricanants dont les grimaces évoquent plutôt la douleur. Des frondaisons y sont tricotées par une nature résolument hostile dès lors qu’on passe, tout en réclamant le droit de vote à tout âge, du stade de fœtus abouti à celui, tristement définitif, d’adulte imparfait. Et ce cheminement chaotique sera supervisé par le côté lumineux de la force, même si celui-ci perd de son intensité au fil des ans, jusqu’à devenir obscur le jour de notre mort.

Mais non, pas le droit de vote à tout âge, que dis-je, juste le droit de penser librement et être respecté pour l’avoir osé.

Pourtant, j’ai souvent constaté que des ados boutonneux, capricieux et révoltés, stigmates de la vie en démocratie – certains conduisent mieux que leurs parents –, sont bien plus aptes à faire le bon choix que ces vieux qui, casqués de neige et de froides certitudes, n’ont plus rien à perdre, et surtout plus rien à gagner en matière d’élection. L’âge de raison… celle que l’on perd ou, plus improbable, celle qui vous donne la sensation de posséder la vérité à la manière d’un être infaillible, d’un dieu peut-être. La raison du plus… vieux… est toujours la meilleure…

Et pourquoi les racines de cheveux blancs ne s’attaqueraient-elles pas aux neurones, mordant dans l’intelligence vive, s’en nourrissant, la digérant… Alors, la raison fuirait la cervelle, s’échapperait par les pores de l’épiderme occipital, et on se dirait que l’esprit d’un chauve a toutes les chances de demeurer éveillé longtemps, même à l’âge de la sénilité. Certains, les plus malins, iraient toutes les semaines chez leur coiffeur, réclamant une bonne coupe, histoire de rester… jeunes ! On s’abonnerait, au bout du compte chacun aurait droit à une « opération » gratuite, et les salons de coiffure deviendraient des lieux de rendez-vous hebdomadaire ; on y organiserait des séances collectives de tonte, des ventes de mèches (pour confectionner des perruques), des courses de cheveux… D’autres, jugeant cela inesthétique, collectionneraient les moumoutes colorées. Les crânes en peau de fesse seraient plus qu’une mode, ce serait une nécessité absolue pour garder toute sa tête.

Et on oublierait un détail d’importance : couper le cheveu n’entame aucunement sa racine !

« Basta ! Après moi le déluge… » semble une devise incontournable dont les vétérans usent et abusent : plus qu’une devise, un credo, un état d’esprit égoïste et rétrograde ! Je crois que ces gens sont déjà perdus et qu’ils s’enfoncent avec nous… non, nous enfoncent, nous entraînant inexorablement – dans les sables mouvants de l’âge adulte ? Enfin, moins métaphoriquement parlant, le droit de penser raisonnablement en son for intérieur s’affiche à 18 ans ; avant, on est forcément con, incompétent, sans mauvais jeu de mots. On s’empêtre dans notre jeunesse, elle nous ligote tel un produit de consommation, un saucisson étroitement ficelé et prisonnier de rets… castrateurs.

Nous, les pubères, sommes soi-disant immatures, mais lorsqu’on en réchappe enfin, dix-huit ans après le jour de notre prise de conscience hors du réceptacle prénatal, on s’égare bien vite, comme dans un labyrinthe dont la sortie n’existe que si vous renoncez à l’atteindre un jour. Oui, l’âge adulte n’est pas une porte de sortie, un échappatoire, c’est un passage obligé situé au seuil de la mort, à la manière d’un préambule visionnaire. Un mauvais présage que l’on ne peut nier, tant il s‘ouvre sur une évidence…

Pas besoin de frapper avant d’entrer, non !



Nombre insuffisant d’années affichées au compteur de ce monde calibré ; nom confinant, de par sa consonance franchouillarde, à l’isolement au sein de cette Tour de Babel ; minorité sur la défensive ; unité en danger au profit d‘un arasement culturel, d’une mode…



Mais que votre patronyme soit un prénom, et c’est tout un univers qui vacille, bascule, s’écroule, comme un château de cartes ou une maison délabrée hantée par des courants d’air et ancrée sur un sol faussement stable. Vous ne pouvez pas encore y remédier à cause, justement, de votre âge encore tendre, et même si votre entourage vous pousse à lutter contre du vent, à résister, englué dans cette guimauve, vous stagnez plus par paresse que par renoncement. De toute façon, on n’y changera rien avant des décennies, tant que la superficialité des modes ne sera pas vaincue par l’usure de leur pouvoir. On a la fâcheuse impression que l’horizon vous fait un clin d’œil, puis s’enfuit si vous le lui rendez. Les murs de votre raison (ou ceux de la vieille maison hantée) s’effondrent alors par plaques entières, telle la peau d’un lépreux. Et, tandis qu’il faut s’accrocher coûte que coûte pour éviter la débâcle mentale, vous sentez vos doigts lâcher prise sans pouvoir vous ressaisir, sans réagir à temps.

Des vieux me cernaient, me démontrant que je n’avais pas à étaler mes idées, et des gosses de mon âge me conseillaient de changer de nom, parfois en me menaçant et, évidemment, se foutant de ma gueule.



C’était une école « internationale », mais les véritables Européens paraissaient en avoir été bannis. Durant la récréation, j’avais l’impression que tous les continents s’interpénétraient… excepté le mien ! Je me sentais dans la peau d’un « pilote-client » qui vient de s’arrêter à un stand d’autos-tamponneuses, choisit un bolide et se transforme aussitôt en simple figurant, spectateur décontenancé observant les autres en train de se télescoper tout autour de lui, sans pouvoir participer à la bagarre, à l’affrontement. Comme s’il était invisible, et avec lui, sa machine infernale, qui ne percuterait que des ombres de ferraille ronronnante conduites par des silhouettes sculptées dans le vide. On l’isole comme s’il avait une maladie n’autorisant aucun attouchement, aucun rapport, mécanique ou autre ; on l’évite.

Mes parents m’avaient certainement inscrit là, à cette adresse scolaire, dans le but de me faire voyager sans trop m’éloigner de chez nous. Egalement pour me mêler aux autres cultures : ils pensaient sans doute que cela me rendrait plus ouvert au monde, à la vie. Quand j’ai quitté cet établissement, je l’étais autant que la porte du réfrigérateur de quelqu’un jeûnant depuis un bon mois. C’était une riche idée en apparence. Une idée de pauvres !

Si j’avais été en âge d’agir, j’aurais dans un premier temps réclamé d’entrer dans une école privée, ensuite j’aurais fait un pied de nez à tous ceux qui me feraient comprendre que tant que je n’ai pas 18 ans, rien n’est autorisé, sauf le rêve, tout est à rejeter, hormis l’attente de l’officialisation de l’âge adulte. Le calendrier et une signature à la date fatidique, et à moi la vraie vie, avec tous ses tabous et ses excès, les uns et les autres fortement condamnés, alors qu’enfant, on vous permet tout. Quel paradoxe !

Plus tard, la vie m’a prouvé qu’il est doux d’attendre quand on est patient. Je représentais la génération qui allait tout changer – j’ai commencé moi-même par changer de nom. J’avais envie de vieillir et, arrivé à terme, bien ancrer dans la tête des jeunes que l’avenir a toujours raison dès lors qu’il s’appuie sur l’expérience du passé et le vécu du présent.

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Jusqu’à ce que j’écrive mon premier roman, je me suis appelé Alain Emile, fils légitime de Raoul Emile. Les ancêtres de mon père n’avaient pas trop forcé sur l’imagination ; et, s’il était permis de choisir son blase (un blase original), j’aurais volontiers emprunté celui de ma mère. Mais, devinant d’où le boulet pourrait être tiré, elle avait préféré que je n’armasse point le canon moi-même : elle m’avait fait jurer de l’oublier, de garder mes munitions pour une autre fois. Je crois qu’elle avait un peu honte de son nom de jeune fille, Miss Chtong ! Aujourd’hui, elle en serait fière et ferait la nique aux franchouillards de l’état civil.

Alain Emile donc… ma foi, rien de très original, n’est-ce pas ?

Une fois l’épilogue terminé, j’étais devenu Allan Miller, ayant revêtu comme par enchantement le costume d’un auteur, d’un vrai. « C’est plus vendeur, très cher ! », avait décrété mon éditrice, Marinette de Marvejols alias Mari-Mar, en employant un ton glamour que n’eût point refusé d’afficher à l’antenne une antique speakerine. Dans le monde de l’édition, on n’affectionnait pas particulièrement les signatures francophones ; raison de plus, semblait-il, lorsqu’il s’agissait de bouquins réservés aux kiosques et aux quais de gare. Mais de là à employer ce patronyme mille fois usité, en quelque sorte revisité contre mon gré, il y a quand même une frontière à ne pas franchir, hein ? De toute façon, on ne m’a pas demandé mon avis. Ainsi, sans le moindre complexe, nous la franchîmes allègrement, et les douaniers de l’imaginaire se tinrent à l’écart, sans doute préoccupés par la confection de cocottes immatérielles !

Je devais me montrer flatté d’endosser un tel pseudonyme, ou abandonner l’écriture. J’étais bien obligé d’obtempérer, car les éditions Fantômes à Louer m’avaient offert là une chance inespérée d’être enfin connu… reconnu. Je n’étais pas certain du tout que les autres boîtes se pencheraient avec autant de zèle sur mon cas personnel. Au risque de perdre l’équilibre, et leur crédibilité.



Marinette de Marvejols (un nom à coucher dehors, oui, mais chut !) était tout de même un peu funambule, parfois à la limite du déséquilibre (?). Il est très ardu de faire son trou lorsqu’on affiche une conception un peu spéciale de la Littérature Fantastique : elle appréciait les novateurs, et moi j’en étais l’archétype, dans la mesure où mon style trahissait le genre. C’est un domaine fier de ses acquis et qui ne peut s’en passer sans choquer un lectorat bien précis, ciblé, tout en en attirant un autre, plus ouvert, curieux, avide de sensations nouvelles. D’autres racontaient des vilaines histoires de vilains démons, moi je parlais de l’hypocrisie d’anges aux ailes blafardes.

Mais Mari-Mar désirait autant l’homme dans son lit que l’écrivain dans sa collection d’auteurs de best-sellers. Je crois bien qu’elle fantasmait sur les Eurasiens ! Un mâle normalement constitué ne se plaint jamais de harcèlement sexuel quand il est aux prises avec une créature de rêve. Oui, évidemment, mais le rêve allait bien vite endosser une panoplie… cauchemardesque.

Si à l’époque j’avais arboré ce pseudonyme, Miller, nul doute alors que mon école passât pour une véritable Tour de Babel bâtie en territoire français. Une île de culture où les rescapés étrangers d’un naufrage collectif auraient été épargnés par des requins ignorant la faim et le racisme.

Je suis devenu un anglo-saxon de la plume, après avoir traversé une courte existence de « petit français moyen à la figure jaunâtre ». J’ai bien été inquiété par des prédateurs aux pattes griffues et aux crocs affûtés, à la langue bifide, mais j’étais armé pour leur faire face ; je leur opposai mon talent naturel et cela les désarma, car ils avaient plus besoin de moi que moi d‘eux.

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Durant mes études, on me regarda bizarrement parce que j’étais français, jugeant les cinq lettres composant mon nom plus explicites que mon teint métissé. Plus tard, si je n’en avais pas changé pour améliorer la conception de mon boulot, on m’aurait montré du doigt, me toisant, me méprisant parce qu’il ne sonnait pas assez « littéraire ». Dans les librairies, mes romans auraient été transparents ; le lecteur serait passé devant les présentoirs sans même les remarquer. Oui, des livres fantômes mis en œuvre par l’homme invisible. Néanmoins, si, par le plus grand des hasards, un titre l’interpellait, un sourire narquois, presque carnassier, se dessinerait sur ses lèvres, et on l’entendrait maugréer dans les rayons.

« Alain Emile… Mon Dieu ! Qui a eu l’idée d‘un tel pseudo ? Quel blase stupide pour un écrivain ! Pour sûr que ce doit être nul, juste bon à amuser la galerie. Pas très futé l’éditeur ! A l’image de son auteur… Ne me dites pas que ce nom à coucher dehors est celui de son père ! Si ? Mais c’est un blase de cantonnier ça, pas d’écrivain ! »

Non, en effet, ce n’était pas vendeur pour deux sous. Mais qu’il est ardu de se faire une place au soleil dans ce monde de ténèbres, où on tolère les éclipses soudaines et les ombres repenties mais refoule les artificiers du verbe et les flambeurs de prose !

« Mi-mil’, p’tit’ bit’ dans l’mil’ ! »… j’y avais droit pratiquement tous les jours. Par contre, on n’osait pas me railler sur ma couleur de peau, car les autres n’étaient guère épargnés sur un plan strictement épidermique. Sans parler de cette acné juvénile qui m’avait oublié et les mitraillait, eux, comme si une rafale de piqûres d’abeilles ou une averse d’acide les avait picorés à la puberté – un signe du Diable peut-être, s’effaçant lorsque la maturité apparaît. Pour l’exemple, les gauchers sont marqués à vie ; pas les boutonneux, qui eux le sont au fer rouge mais cicatrisent avec le temps. Et encore, il n’est pas du tout certain que de s’opposer aux droitiers fût une tare, un fardeau, une malédiction… Même si l’acné est passagère, elle stigmatise votre vie future, laissant des traces plus profondes qu’indélébiles. Et puis, n’affirme-t-on pas que les gauchers sont des mutants…

Il y avait bien des imbéciles heureux pour me surnommer « citron pressé », mais ceux-là ne se hasardaient pas longtemps à ce genre d’égarement verbal, puisque les filles les délaissaient sans pitié. Ces demoiselles n’aiment pas vraiment l’intolérance et le racisme, surtout lorsque ça vise un beau gosse ou leur chouchou. J’avais déjà beaucoup de succès féminins, et les mecs qui cherchaient à rivaliser, à m’affronter sur ce terrain, devaient m’épargner leurs sarcasmes, de peur d’être définitivement bannis, ignorés par les nanas. Et il ne faut pas oublier que ceux qui m’avaient comparé à un citron pressé craignaient trop de s’entendre en retour traités de « face de fraise ».

Je crois que, paradoxalement, le fait d’être tenu à l’écart à cause de mon nom de famille m’a rendu un fier service : ça m’a endurci et permis de me montrer digne de ma différence.

En fait, que me reprochait-on ? De ne pas porter un blase (un blason ?) correspondant à ma couleur de peau ? Ou d’attirer les regards féminins justement grâce à cette pigmentation si particulière… Tout cela était mesquin, et il me fallait chercher une compensation intellectuelle ; en quelque sorte, confirmer mon authenticité autrement qu’en étant une présence physique. Je devins donc une présence littéraire. J’allais fuir l’ombre de l’anonymat pour m’octroyer une place au soleil de la reconnaissance, définir mon territoire en écrivant de façon très personnelle, au risque d’effrayer les éditeurs et le lectorat potentiel.



Je n’ignorais pas que cette décision effraierait mes parents, mais je les savais d’une tolérance à toute épreuve ; et cela m’encouragea, me conforta dans ma décision. J’avais toujours été très bon en dissertation, en orthographe, je conjuguais à merveille ; le subjonctif était devenu mon dada, mon cheval de bataille, même si personne ne semblait être charmé par cette étrange chanson des verbes… Je lisais beaucoup, aimais ça, parfois rêvais debout, les yeux mi-clos, me déguisant par la pensée en héros de BD, me sapant à la manière de personnages pittoresques ou sobres tout droit échappés de romans loufoques ou sérieux, anciens ou futuristes. Bien souvent, des histoires trottaient dans ma tête, telles de fragiles souris en quête de nourriture, et les phrases soulignant ces divagations ne m’étaient jamais venues à l’esprit, car je pensais ne pas être encore prêt à affronter mon imagination d’une manière concrète, la plume dans une main et un morceau de gruyère dans l’autre. Les chevaliers brandissaient des épées lourdes comme la mort, moi je comptais manier, du bout des doigts, une arme légère et pacifique comme la création, et elle s’exprimerait sur du papier ou sur un clavier d’ordinateur. Si légère que des mots sur une ligne (à haute tension ?) évoqueraient les hirondelles sur des fils électriques…

Mon Dieu, que serais-je devenu si j’avais arboré une peau de « visage pâle » ? Tout sauf écrivain ! Oui, mais le rêve ne se serait jamais transformé en cauchemar, et je n’aurais pas rencontré puis aimé Mari-Mar.

Et m’aurait-elle seulement regardé si je possédais un physique aussi commun que mon nom…

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A la base, Marinette de Marvejols n’était pas noble ; elle avait subi un cheminement similaire au mien, opérant sur sa propre personne un changement patronymique. Bien sûr, je n’appris tout cela que beaucoup plus tard, lorsque la communion de nos corps délia nos langues d’une manière plus confidentielle, plus franche (?), et qu’elle m’ouvrit son cœur comme un catalogue. Elle se nommait en réalité Marinette Loncle veuve Fricotard, était née à Marvejols, en Lozère. A 27 ans, elle avait été propulsée Grand-Chef après avoir hérité de son mari décédé au cours d’une malheureuse partie de chasse où il se vit chargé puis mortellement touché par un sanglier « méchamment » blessé. Donc, avec son nouveau titre et un blase différent, elle avait tout naturellement appliqué sur elle-même les principes de la boîte où elle sévissait désormais en maîtresse (?) absolue. Toutefois, malgré son plaisir masochiste à être parfois assimilée à une peau de vache, elle régnait d’une façon bien éloignée de la tyrannie opérée par son défunt époux. Elle savait être douce, compréhensive et réfléchie mais, parfois, faisait preuve de fermeté et collectionnait les initiatives. Elle s’était permise de changer l’intitulé de la maison d’édition qui, depuis vingt ans déjà, sous le joug de Raymond Fricotard, s’appela les éditions Fantômes et Fantasmes.



L’homme était bourru, et le style des auteurs bossant pour lui n’avait aucun rapport avec celui des doux dingues, des rêveurs d’ombres et des fabricants de mondes que Mari-Mar recruta par la suite. Il y était question exclusivement de science-fiction pure et dure, sans la moindre richesse d’écriture chez des romanciers qui n’avaient surtout pas le droit à la parole, encore moins celui de réponse, et travaillaient à la cravache. On agitait devant leur nez une carotte et, sans même changer de main, leur fouettait le dos pour leur intimer d’avancer mais pas trop. Et, condition sine qua non, tous devaient brandir tel un étendard un nom « honteusement » cocardier. Pas question de changer d’identité, il fallait naître avec…

Raymond Fricotard traitait son personnel comme une meute pourchassée, ne souffrant aucun écart de langage et imposant une plume austère et privée de toute improvisation. Un véritable bagne pour créateurs muselés.



Marinette était une femme absolument unique en son genre. Unique dans le sens où sa famille ne l’avait guère aidée à devenir le Grand-Chef des Editions Fantômes à Louer ; on avait même ouvert des yeux gros comme des soucoupes volantes lorsqu’on apprit qu’elle allait atteindre cette promotion plus forcée qu’inespérée. Non qu’elle ne fût pas capable d’assumer un tel rang, mais parce que ce rang n’intéressait personne au sein de son entourage consanguin.



Décidément, après une transfusion des artères de l’imaginaire au carrefour de la réalité, le sang circulant dans les veines de Mari-Mar devait avoir été pompé au Spectre Démoniaque en personne. Ce héros sournois d’un bouquin qu’une bonne copine lui avait offert à l’occasion de son onzième anniversaire, et qu’elle avait lu dans la nuit avant de l’imprimer dans sa mémoire sans risque de l’effacer un jour.

C’était l’histoire d’un homme très lettré qui, après sa mort, ensemence les femmes stériles en se glissant dans leurs rêves par le truchement du sommeil, et ceci afin qu’elles deviennent par la suite les mères d’écrivains de génie. Oui, une sorte de fantôme procréateur appartenant à un comité d’intérêt public d’outre-tombe.

Madame Loncle s’était offusquée qu’une telle lecture se trouvât entre les mains de sa P’tit’ Marin’. Elle lui avait d’abord confisqué l’exemplaire, puis l’avait brûlé lorsqu’elle s’aperçut que son enfant le cherchait partout dans la maison, la sueur au front, le rouge aux joues. Le jardin et les alentours furent imprégnés d’un arôme entêtant que la P’tit’ Marin’ n’oublia jamais. Les feuilles d’automne mêlées aux pages de ce livre interdit et sulfureux flambèrent en un même autodafé miniature et banalisé par ces lieux si familiers. Cela partait en fumée dans un ciel subitement devenu gris, brumeux, angoissant, et la gamine crut longtemps avoir entr’aperçu, se dessinant sur le ventre bombé d’un nuage de passage, le portrait d’un homme portant chapeau melon, barbe et lunettes de myope.

Son père, affichant de légitimes ambitions, désirait plus que tout faire d’elle un grand écrivain, et sa mère, jouant sur la beauté naturelle de Marinette, l’avait inscrite dès sa douzième année à des concours de jeunes tops-models. En attendant une pseudo consécration, elle posa pour un magazine réservé aux adolescentes. A six mois, plus beau bébé de France ; à huit ans, majorette ; à douze ans, modèle pour « Fleurs en Dentelle » : pas de doute, à 20 ans, elle serait Princesse.

Contrairement aux apparences, Armand Loncle n’avait pas assez d’autorité au sein de son couple pour imposer à sa fille sa propre conception de la vie professionnelle, mais la vie (tout court) l’aida à sa manière, en ajoutant une touche macabre à la palette du temps.

Sa femme décéda, et Marinette put ainsi choisir une autre voie, librement, plus en rapport avec ses compétences et, la concernant directement, les goûts affichés par son père. Ce fut tout de même un deuil difficile, cruel, car madame Loncle avait trouvé la mort en donnant la vie. On l’avait pourtant avertie qu’avoir un bébé à 42 ans semblait tardif, dangereux ; mais l’envie de mettre au monde un garçon qu’elle pourrait voir grandir dans l’ombre d’une sœur Princesse de son état, l’avait très certainement influencée, motivée. Aveuglée par une ambition démesurée pour sa P’tit Marin’, elle avait agi en femme calculatrice, oubliant sans doute volontairement de prendre ses précautions.

Une âme de mère possessive et dictatoriale…

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Ce jour-là – un jour baigné de douceur matinale et de lumière caressante –, Mari-Mar m’avait fait visiter la maison de son enfance.

Je venais de terminer, la veille au soir, le premier roman de ma vie d’auteur, et je comptais en discuter avec mon éditrice devant une bonne tasse de café bien noir au bar du coin, mais elle en avait décidé autrement, me donnant rendez-vous ici. J’avais rédigé les trois lettres finales – O, U, F… non… F, I, N – à la suite d’un épilogue qui m’avait mis dans tous mes états jusqu’à minuit ; j’avais eu l’impression d’être subitement délivré, libéré d’un poids oppressant, indéfinissable. Cela m’avait fait penser, toutes proportions gardées, à un accouchement sans douleur où seule l’angoisse vous contracte les muscles au point de les déchirer.

Déjà, le titre, Le Plancton de Dante, m’avait produit un effet analogue. Il s’était assez bizarrement imposé à mon esprit à l’issue d’un cauchemar. Une chute provocant mon réveil brutal alors que je me trouvais quelques secondes plus tôt au bord d’un précipice, au sommet d’une falaise, tandis qu’en bas une mer d’encre venait mourir sur les rochers en carton d’une crique de stuc. Non loin de là, un frêle esquif gisait sur une plage de papier, et le mât semblait un stylo planté dans un plumier en forme de pirogue. Quelqu’un me poussait dans le vide ; à la fragilité de cette bourrade inamicale, je devinai la poigne d’une femme. A la suite d’un saut de l’ange périlleux, je m’empalai sur le « mât-stylo ». Et à mesure que cette arme improvisée se rapprochait de mon ventre offert en pâture à sa perfide intrusion, comme moi-même je semblais attiré par elle, je voyais défiler ma vie à un rythme d’enfer. Je m’étais réveillé si brusquement que j’étais tombé du lit, me meurtrissant le bas du dos et me cognant légèrement la tête contre la table de chevet où un réveille-matin annonçait l’imminence de l’aube. Je ne m’étais pas rendormi, j’avais trop peur de retourner mourir sur cette plage… et, je l’avoue, j’étais bien trop pressé de rejoindre Mari-Mar.



Elle me fit pénétrer dans le jardin magique où, dit-elle non sans émotion, sa mère aimait venir s’asseoir sous l’unique arbre, un pin parasol nain dont le tronc était étrangement large ; l’ombre en était discrète mais suffisante pour amener de la fraîcheur sur un front ruisselant.

Toutes les pages du catalogue allaient s’offrir à ma vue, claquant au vent de ma curiosité. Nous en étions au chapitre jardin magique…

On me raconta que cette femme enceinte de 42 ans suait abondamment ; et il y avait là, paraît-il, un problème inconnu que les médecins consultés ne s’expliquaient pas. Le pin n’avait jamais poussé au-delà de la cime qui le couronnait déjà quelques décennies plus tôt : il avait stoppé son évolution comme s’il craignait de dépasser la hauteur du toit, ou de provoquer les cieux. Ses racines serpentaient au ras du sol, à la manière de monstrueux vers de terre, jusque dans la rue où elles s’enfouissaient profondément dans le sol, au point de fendre l’asphalte – la rue était une impasse, fort heureusement. J’étais persuadé qu’elles étaient bien plus longues que l’arbre lui-même, telles les pattes palmées de certaines grenouilles ; elles me faisaient surtout penser à la tuyauterie tentaculaire des sous-marins.

Cette maison avait appartenu à un riche aventurier issu de la famille du père de Mari-Mar : elle avait été bâtie, ainsi qu’une bonne partie du quartier, sur l’ancienne piste d’atterrissage d’un aéroport « préhistorique ». Cet homme s’était constitué un gros pactole en vendant à de riches fans de raretés – et parmi eux, des brocanteurs mondialement réputés – les produits de sa chasse et les trouvailles qu’il avait ramenés de ses incessants et lointains périples : trophées, peaux de bêtes, pépites d’or, casques coloniaux, harpons d’esquimaux…

On me parla du jardin magique où, justement, toutes sortes d’animaux exotiques y avaient fini leurs jours de mort naturelle. Tout un bestiaire en avait nourri la terre de ses excréments, et ce qui devait y pousser par la suite fut assez original. Un arbre nain, des plantes mutantes, dont un géranium qui mesurait six mètres et donnait des pétales gros comme des hélices. On l’avait isolé en le replantant dans une vieille baignoire, tant il mangeait l’énergie réservée à ses congénères, dont la taille était normale mais les fleurs bizarrement chamarrées. Chaque corolle arborait les tons de l’arc-en-ciel, chaque pétale revêtait une couleur différente… Même les tiges avaient parfois la consistance et l’apparence noueuse du bois ; certaines avaient un teint de bébé, d’autres étaient parcheminées, livides, imitant la peau d’une momie. Une seule bouture du géranium d’un autre monde pouvait éloigner toute une escadrille de moustiques à l’appétit sanguinaire, puisqu’il est de notoriété publique que ces fleurs-là effraient les « draculettes » piqueuses.

On m’expliqua que les plantes brillaient la nuit et faisaient fuir les chats du voisinage ; quelques insectes profitaient de l’aubaine pour venir les butiner à la pleine lune. Ils en avaient bien trop peur durant la journée, et il n’était pas rare de voir des abeilles venir contre nature faire leur marché de pollen dans des corolles étrangement épanouies à l’heure où les chouettes ululent, les crapauds coassent et les chauves-souris occupent l’espace de leurs cris et de leur haute voltige aveugle.



Mari-Mar monologuait ; attentif, je l’écoutais, et je sentais bien que, pour elle, accumuler les détails de son passé la soulageait, comme une délivrance. Un court moment de répit chaque fois qu’elle ouvrait le catalogue à la bonne page. Encore fallait-il une sacrée dose de tolérance pour prêter foi à ses histoires de racines rampantes et d’énigmes botaniques. Sans doute n’attendait-elle aucun cadeau de ma part, et se lâchait-elle ainsi pour le seul plaisir de caresser ce passé qui lui était si cher, alors que moi-même je le jugeais fantasmatique.

Elle était appuyée contre l’énorme tronc du pin parasol atrophié, et rien ne précisait que cet arbre-là fût jeune ou vieux, exagérément petit ou seulement en train de grandir. Il n’y avait aucune trace du géranium géant ; par contre, j’apercevais, au fond du jardin magique, une antique baignoire d’où émergeaient des herbes sauvages – des orties peut-être – qui semblaient pendre et gagner du terrain, comme pour la fixer au sol, ou la ligoter. Pas de fleurs d’arc-en-ciel non plus : que du gazon assez bien entretenu, encore tout humide de rosée, d’un vert tendre. Un repas de tortues, un délice de ruminants…

Je n’ai pas osé lui demander où était passé le géranium, le chasseur de « draculettes » piqueuses, de peur qu’elle me répondît d’une manière trop imagée, pittoresque : « Il a été étranglé puis dévoré par les racines du pin parasol nain… voyons, quelle question ! ». J’en ai eu froid dans le dos : nous baignions dans un mauvais roman de Littérature Fantastique. Les insectes devaient posséder le don de la parole, les lombrics creuser des tunnels afin que leurs amies les taupes puissent voyager d’un quartier à l’autre, et les oiseaux qui se posaient dans l’arbre affichaient sans doute l’envergure des avions ayant jadis occupé les lieux. Quant aux nains de jardin, nul doute qu’ils fussent les sentinelles de ce zoo de bandes dessinées, montant la garde 24 heures sur 24 et laissant dans l’herbe grasse des empreintes d’ogres, de colosses ou de titans. Sans parler des chats du voisinage, aux miaulements similaires à des sirènes d’alarme annonçant un bombardement imminent.



Un instant, je me suis cru obligé de lui parler à mon tour de mon enfance, sans doute pour la contrer à ma façon, reprendre le dessus, mais je me suis contenté d’y penser, juste le temps de réveiller les bons vieux clichés enfouis dans le cimetière des souvenirs ensevelis. Vous savez… ceux qui ressurgissent toujours plus beaux, plus merveilleux au fil de ce temps qui déroule son tapis trop rapidement, et semble fuir le présent en direction d’un avenir pressé ! Seule la nostalgie sait donner une couleur d’invraisemblance à des séquences anodines mais si importantes dans une vie.

Sur mon kaléidoscope intime, je me suis très vite revu enterrant des billes et des soldats de plomb, dans l’espoir de les retrouver vingt ans plus tard, si j’étais encore là, chez mes parents. J’étais gosse et je m’attendais très certainement à déterrer, une fois la date fatidique arrivée, des billes obèses et d’antiques combattants ayant revêtu des armures plus modernes, plus à même de leur faire gagner une guerre d’aujourd’hui. Tout juste si je ne les imaginais pas vêtus d’une combinaison anti-radiations. Un grognard de Napoléon qui se transforme en cosmonaute, un guerrier d’Attila déguisé en terroriste islamiste, ça doit faire son petit effet dans le crâne d’un grand enfant, non ? Quant aux billes, je pouvais espérer les retrouver toujours aussi rondes mais d’une taille plus proche de la balle de tennis ou de la boule de pétanque. Un ballon de foot eût été trop voyant, et je n’aurais pas pu l’abandonner sous terre sans que ma mère n’en fît une jaunisse : « Encore un que tu envoies chez les voisins ! Si ça continue, il te faudra les lester… ». Je lui demandais toujours ce que signifiait « lester » ; puis la dispute se poursuivrait car le voisin n’avait pas vu un ballon voler par-dessus le mur… encore moins un ballon qui aurait pu écraser ses rosiers. Et je me ferais encore engueuler : « A-t-on idée d’enterrer un ballon… Et si une taupe passe par-là… elle va le crever, et il va exploser comme une mine ! ».

Le tapis du temps se déroula bien vite en sens inverse, mais ce petit délire mental m’apporta l’antidote tant recherché pour résister aux charmantes divagations de Mari-Mar.

A son catalogue, j’opposais mon tapis…



Ici, c’était la maison de ses parents, évidemment, et elle y revenait régulièrement, comme un pèlerinage. Une résidence secondaire revisitée une fois l’an et, à l’occasion, absolument invendable ; on n’y habitera jamais, ni ne la prêtera ni ne la louera à quiconque… On la lèguera plutôt – un héritage réservé à des ombres réincarnées. Tiens, plus tard peut-être, la louera-t-elle à des fantômes, oui ! Allez savoir…

Que ce soit en Ecosse, leur pays d’origine, ou ailleurs, leurs points de chute, les ectoplasmes n’ont pas besoin de clef pour être déclarés propriétaires d’un domaine. Ils entrent, sortent, évitant les portes entrebâillées qui créent les courants d’air – pour ça, ils sont eux-mêmes très forts ! –, se nourrissant de la moisissure et de la patine du temps. Ils traversent les pans de muraille, les façades de rondins, y sèment des instants d’éternité prisonniers du béton ou du bois, et il n’est pas rare de voir surgir des tableaux de maîtres, des reflets du passé où se décalque l’artiste peintre en plein travail. Tels des miroirs poussiéreux mais si précieux scotchés aux murs du temps.

Le père de Mari-Mar était à l’hospice, atteint d’un gâtisme précoce, et des voisins s’occupaient de l’entretien des lieux… des voisins qui, eux, avaient vu naître la P’tit’ Marin’ et beaucoup pleuré lorsque… Des amis, des vrais. Fidèles.

Elle s’était laissée glisser le long du tronc de l’arbre nain, et maintenant caressait le sol en ébauchant une moue interloquée puis un rictus espiègle, comme une gamine testant la qualité du sable qu’elle a soutiré à la plage de ses vacances et ramené au domicile habituel. Elle murmura un air enfantin que je n’avais jamais entendu auparavant, se mit ensuite à me parler du Spectre Démoniaque. Elle me précisa que c’était là la romance que les femmes stériles chantonnaient au saut du lit, après qu’elles eussent été ensemencées durant leur sommeil par le fantôme procréateur. Elle était folle, oui, j’aurais dû m’en douter ! Une démence qu’elle avait bien cachée jusque-là, et que peut-être les senteurs suspectes du jardin magique avaient attisée, réactivée. Je crus moi-même basculer dans la folie lorsqu’elle m’avoua que sa mère était tombée enceinte de cette manière, puisqu’elle avait été déclarée stérile quelques mois après sa naissance. Elle fixait un point imaginaire droit devant elle, et il m’était impossible de suivre sa ligne de mire, de discerner la cible. Son regard était brûlant d’une fièvre intérieure, comme pendant l’amour. Elle passait sa langue sur ses lèvres déjà humides. Alors, tout d’un coup, elle s’est relevée, prenant soudain un air sérieux, très pro. Elle se passa une main dans les cheveux et me tendit l’autre pour que je l’aide à se relever.

« Allons-y, monsieur Allan Miller, nous avons à parler de votre boulot… »

Même son sourire en coin, alors qu’elle était campée sur des jambes que je connaissais bien, me sembla très pro.



La nuit succédant à cette entrevue hétéroclite, je fus victime d’un cauchemar qui ressemblait étrangement au précédent.

A la manière d’une sentinelle, je faisais les cent pas sur une plage située au pied d’une falaise dont la hauteur frisait celle d’un building et, motivé par le cri d’une mouette, je levai les yeux au ciel. Juste à temps pour éviter un ordinateur lâché du « dernier étage », du sommet de la crique de stuc, qui allait me percuter, m’écraser. Au même instant, dans une sorte de fondu enchaîné, je me réveillai en hurlant, sain et sauf. J’étais gelé et je transpirais à grosses gouttes. Dans la chambre, planait comme une odeur d’iode, de mer proche. Je frissonnais, claquais des dents. Besoin de ma dose de caféine. Pas pour me réchauffer, me réveiller, non, pour me réconforter. J’ai pris un bain moussant brûlant ; mais avant de me glisser dans la baignoire, j’ai levé les yeux au plafond, fébrile.

On aurait dit que je cherchais à savoir par quoi j’étais survolé.

?





(Quelques semaines s’écoulèrent, qui parurent une éternité…)





Le temps passait et Mari-Mar prenait de plus en plus de libertés avec moi, devenait extrêmement conciliante, collante même. Je lui demandais n’importe quoi, et elle ne me refusait rien. M’aurait-elle trompé ou aurait-elle doublé le tarif de mes royalties futurs si j’en avais émis le souhait ? Je feignais d’ignorer. Je commençais à douter que ce fût grâce à mes qualités de romancier, ou même d’amant, qu’elle m’accordait autant de faveurs. Elle me tutoyait en public maintenant, et me donnait du « mon petit canard plumitif » devant tout le monde, sans la moindre retenue, sans gêne. Elle avait des réactions bizarres, qui me mettaient parfois mal à l’aise, rendaient ma secrétaire jalouse et donnaient à mon entourage professionnel des raisons de me charrier.

A quelques détails près, cette attitude généralisée me ramenait sur les bancs de l’école, lorsque les gosses me jalousaient uniquement parce que ma différence attirait les filles. Nous sommes de grands enfants, et prétendre le contraire serait mentir à notre nature.

A peine mon premier roman terminé, voilà qu’elle me réclamait déjà un autre travail. Toutefois, c’était une commande assez spéciale. Cocasse, oui. Elle avait été enchantée par mon premier « bébé » (ainsi surnommait-elle les nouveaux titres de la collection), qu’elle avait lu d’une traite à la suite de notre visite au jardin magique. Mais là, elle me réclamait l’impossible : réécrire SON roman. En quelque sorte, langer son propre « bébé ». Mari-Mar avait elle-même commis quelque chose, mais elle doutait tellement de son talent personnel qu’elle n’avait jamais osé en parler. J’eus droit à ce scoop, et je le trouvai aussitôt encombrant. Depuis ses élucubrations au contact du jardin magique, j’avais acquis la certitude qu’elle ne m’avait pas caché que son don d’écrivain !

C’était une histoire absolument débile, issue d’un cerveau malade, pour s’enfoncer dans la mémoire d’un lectorat psychopathe.



Il était question de vampires, de moustiques et… de dinosaures. Ce n’était pas vraiment un roman, non, plutôt une thèse sur l’évolution du moustique, et traitée parallèlement à celles, concomitantes, du singe et de l’Homme. D’après mon Grand-Chef, les moustiques avaient au fil du temps donné naissance aux vampires – il n’était nullement question des chauves-souris – par l’intermédiaire d’un vecteur d’importance. Il était aisé de deviner où elle était allée pêcher cette hypothèse un peu folle : leur nourriture liquide. Plutôt leur boisson vitale, oui. Comme si le simple fait de consommer du sang les mettait sur un pied d’égalité, ou si une race devait prendre la relève d’une autre en se basant uniquement sur les besoins nutritifs.

Les moustiques étaient présents sur la Planète Bleue bien avant l’homme des cavernes, bien avant les dinosaures, et l’évolution de ces insectes avait pris une nouvelle orientation le jour où ils avaient piqué en masse des extraterrestres. Le vecteur, c’étaient eux, les visiteurs. Ils étaient venus sur Terre pour une raison maintes fois usitée : pas une invasion, non, juste réparer une avarie subie alors qu’ils passaient à proximité de la Voie Lactée.

En effet, ils demeurèrent un certain temps cloués sur notre sol à la suite d’une tempête électromagnétique ayant endommagé leurs moyens de télécommunications, d’où leur incapacité à contacter les leurs afin d‘être secourus. Les ET se servaient de leurs pouvoirs télépathiques dans les romans ou dans les films, pas dans la réalité, n’est-ce pas ? Une fois l’astronef réparé, comble de malheur, ils constatèrent que leur carburant s’était solidifié (dans la réalité, utilisaient-ils un moyen de propulsion élémentaire ?) au contact de l’atmosphère trop riche en oxygène. Ils durent ainsi s’isoler dans une bulle immatérielle qui les coupait de l’extérieur mais amenait une humidité supérieure à la moyenne, attirant de drôles de prédateurs ailés avides de sang (dans la réalité, un cœur battait-il en eux, pulsant un liquide vital ?).

Tout étant rentré dans l’ordre, les voilà repartis vers les étoiles. Pas pour longtemps : quelques siècles.

Ensuite, les ET épinglés par nos moustiques furent déclarés persona non grata sur leur monde originel, après une période de quarantaine incalculable selon notre système de mesure temporelle. Ils furent donc condamnés à revenir chez nous, où ils durent se charger eux-mêmes de découvrir l’antidote, le vaccin.

Ce simple incident provoqué par des « draculettes » piqueuses avait pris là-haut une dimension épidémique à l’échelle cosmique. Mais ils ne rejoignirent jamais leurs congénères, qui périrent non pas à cause de l’épidémie mais effacés de la carte céleste après une collision avec une comète folle et imprévisible, tandis qu’eux-mêmes survécurent sur la Planète Bleue. Et, au fil des centaines de milliers de millénaires, cachés sous terre car les radiations de notre soleil étaient trop puissantes, ils devinrent progressivement des vampires. Une mutation, oui… pas une évolution !

C’était vraiment une histoire tirée par les cheveux. J’allais devoir débrouiller tout ça, me transformer en « coiffeur littéraire »…

Les vampires étaient donc les descendants directs de ces ET cloués sur notre sol comme de vulgaires papillons de l’espace. Il est à noter que ces naufragés de l’espace-temps craignaient les UV, en plus d’un oxygène exagérément pur, car sur leur planète, des radiations trop fortes en surface les contraignaient à vivre sous terre. Ici, sur notre plancher des vaches, ils portaient constamment de drôles de lunettes qui les faisaient étrangement ressembler à des caméléons. Leur aspect physique évoquait l’anatomie d’un animal hybride : mi-insecte, mi-reptile.

C’était le genre de détails complètement inutiles dont abusait Mari-Mar au cours de son récit. Allez savoir… peut-être, dans l’intimité, portaient-ils lunettes de vue, chapeau melon et barbe noire, et se servaient-ils d’une bicyclette pour circuler dans les tunnels étroits du monde sous-terrain de leur planète-mère.

Dans la seconde moitié du roman, certains vampires d’aujourd’hui avaient décidé de remonter le temps, tenaillés par la curiosité scientifique (une sinécure de plusieurs milliards d’années), et s’étaient pointés en pleine ère secondaire, la période la plus fructueuse en matière de « présences monstrueuses ». Ils s’étaient ensuite volontairement laissés engloutir par l’ambre, la seule solution pour revenir à notre époque, dans leur futur, grâce au sang des dinosaures. Sans doute en hibernant… un sommeil profond, interminable, peuplé de cauchemars nombreux et innommables.

Grand-Chef ne précisait pas par quel moyen ils voyageaient dans le passé, mais soulignait que les vampires, au contact de leurs congénères de la préhistoire, rendossaient tout naturellement leur apparence basique de « draculettes » piqueuses (ou de mâles inoffensifs). Comme dans le cinéma ou la littérature de science-fiction, lorsqu’on remonte le temps puis se retrouve confronté à sa propre image. Il est donc logique que l’on ne puisse pas exister deux fois au même instant. On passerait pour son jumeau, mais pas au même âge… On serait décalé. Si vous vous regardez dans un miroir, c’est votre reflet qui n’existe pas, pas vous, car si vous brisez la glace, vous restez debout, réel ; l’inverse est impossible et représente une vue de l’esprit.

Et n’oublions pas que les vampires, actuels ou temporels, sont immortels !

Allaient-ils devenir les messagers des dinosaures au bout de cette étrange évolution à rebours ? Et permettraient-ils la réhabilitation effective de ces lézards géants qui, pour l’instant, faisaient fantasmer paléontologues et cinéastes…

Ou bien devraient-ils partir dans les étoiles, sans être au courant de l’extinction des ancêtres cosmiques de leur espèce, à la recherche des descendants des ET ayant jadis atterri ici ? Des descendants, ou d’éventuels survivants du cataclysme…

Et par quel moyen repartiraient-il dans l’espace ? A bicyclette ?

C’est cette partie du roman (de la thèse ?) qui était franchement imbuvable. C’était bâclé, cela manquait de corps, le sens en était détourné… Un vrai foutoir !

Et c’était à moi qu’il incombait de trouver une ligne de conduite, une idée directrice remettant sur de bons rails cette prose mal aiguillée. Dénicher un lien dans cet embrouillamini, et m’y tenir, telle fut ma mission. C’était jouable ! Il n’y avait rien d’impossible là-dedans, c’était un pari à gagner contre l’adversité, et l’adversité s’appelait digressions. Même lorsqu’on porte un nouveau nom « déshabillé » de toute consonance franco-française, impossible n’est toujours pas français.

Il y avait bien quelques incohérences, mais elles étaient récupérables par un précis développement des explications sommaires. Il suffisait de mieux agencer les égarements, de façon à les rendre… buvables.

Il me fallait également trancher dans le vif du sujet, mettre la sauce au goût du jour, c’est tout. Non seulement retrouver les pièces égarées du puzzle, mais en fabriquer de nouvelles, mieux adaptables. Renouer avec la trame, délier les fils de l’histoire mal tricotés pour rembobiner la pelote. Mari-Mar avait jeté des cartes en vrac et je devais les ramasser puis m’en servir pour bâtir un château. Traduire ces sornettes pour leur donner la consistance d’un bon roman de SF.

Je lui fis remarquer qu’il s’agissait là de science-fiction, et elle me répondit qu’elle était prête à me nommer à la tête d’une nouvelle collection ; que je pouvais créer un département SF si je le désirais, comme au bon vieux temps ; que j’avais son aval… et les pleins pouvoirs.

Mais je venais à peine de m’introduire dans la place, je n’avais même pas fait mes preuves dans la durée et la constance, alors je me sentais forcément encore un peu à l’étroit dans mon nouveau costume d’auteur à succès. Tout le monde était persuadé que dès le début j’avais été pistonné grâce à mon physique. A juste titre d’ailleurs puisque, dans un premier temps, j’avais été accepté pour mes idées novatrices, pas pour mon présumé talent, et dans un deuxième temps…

Au départ, je n’avais fait que répondre à une petite annonce lue dans « Plumes en Herbe », un magazine littéraire. J’avais rapidement contacté Marinette de Marvejols, qui m’avait tout de suite donné rendez-vous pour en discuter à la table d’un bon restaurant du coin. Deux jours plus tard, je signais un contrat ; un mois après, Mari-Mar m’offrait sa secrétaire particulière (?) afin de m’aider à m’installer entre mes nouveaux murs.

Et maintenant, je prenais du galon dans un domaine qui m’était encore totalement inconnu…

Elle délirait, une fois de plus.

?

Un jour, il m’est venu une idée bizarre, complètement déplacée, mais il fallait que je vérifie quelque chose… et vite ! Oui, cela urgeait, car Mari-Mar m’entraînait allègrement dans la spirale de sa présumée folie.

J’invitai ma (?) secrétaire, Francine Rodrival, à prendre un pot à l’heure de la pause, dans le but inavouable de la faire parler, malgré le peu de temps libre et la correction légendaire caractérisant cette personne au sein de la boîte. Je pris sur moi d’oser cette gageure, faisant fi d’hypothétiques représailles.

Et ce que j’appris par sa bouche me déconcerta, me laissa un temps sans voix, médusé. L’idée bizarre, à la fois bonne, provocante et suspecte, prenait corps, m’ouvrant des perspectives inespérées, et surtout une porte interdite au seuil de laquelle j’avais tout intérêt à ne pas trop musarder. J’écoutai ce que cette femme irréprochable avait à me raconter, en aveugle, comme si je la croyais sur parole ; il était dans mes intentions, par la suite, de vérifier à ma façon la véracité de ses propos.

Gosse, souvent je rêvais de devenir détective, ou chef d’orchestre, sans doute pour suivre ou être, au sens figuré, suivi, tandis que, l’air de rien, je mènerais tout mon monde à la baguette. Telle une fée. Un fantasme de frustré, oui ! Les garçons jouent à la poupée avant de prendre conscience qu’ils sont programmés pour devenir père, moi je maniais le souhait de me transformer en fée, pendant que les bébés machos, mieux éduqués que les autres, introduits dans un moule à peine après être sortis d’un autre, prénatal, cherchent à réécrire le manuel du parfait petit sorcier. La vie est bien assez délicate à être gérée de front, alors gérer celle des autres, ou l’orienter d’une manière détournée, c’est ajouter de l’huile sur le feu – ou laisser pousser une corne (une bosse ?) de plus sur le front… Car, pas de doute, le poursuivi change son itinéraire dès lors qu’il se sent épié, et le poursuiveur est bien obligé de se transformer en ombre, de s’accrocher aux basques de la proie… De se dépersonnaliser.

Quand on est écrivain, manipuler le héros d’un roman est une chose, son avenir vous appartenant, mais, dans la réalité, c’est évidemment différent. Chacun décide de son propre cheminement et, parfois, il n’est pas rare d’avoir envie d’aider un individu issu du tangible s’il ressemble trait pour trait à l’un des personnages que vous avez créés de toutes pièces. Le futur du « vivant » correspond forcément à celui de son alter ego imaginaire.

Mais il est faux de croire ça ! La mégalomanie touche tous les créateurs sans exception, du minus au génie, en passant par l’arriviste...



Le petit snack-bar voisin s’appelait justement « La Pause ». Des gens étaient accoudés au comptoir, sirotant un café, discutant des résultats sportifs du week-end, de leur nuit torride passée ailleurs que dans les bras de Morphée, ou se plaignant de leur patron : rien de bien original, ma foi. Nous étions ici au carrefour des désœuvrés, sur leur territoire… Mais on sentait bien que tout le monde attendait l’heure de l’apéro, l’occasion jugée idéale pour se réunir autour des verres de l’oubli, joignant l’utile à l’agréable.

Francine avait choisi de s’asseoir à côté de moi ; j’en fus tout surpris, perturbé. Elle s’en aperçut très certainement. Je mis cela sur le compte de la gêne, toutefois je m’attendais à recevoir dans le dos une bourrade amicale qui me remettrait les idées en place et solliciterait quelques vertèbres, mais détendrait l’atmosphère. Nous n’avions échangé aucun mot jusqu’ici, avant de nous installer à cette table à la manière de deux potes assoiffés, la langue parcheminée, les lèvres asséchées, craquelées, et réclamant leur boisson favorite pour rincer tout ça. Elle s’était retournée une seule fois sur le trajet, comme si elle craignait que l’on fût découvert ensemble. Et maintenant, nous nous retrouvions assis côte à côte, tels deux écoliers découvrant la mixité. Il n’était pas question de timidité chez Francine ; peut-être la douce peur de croiser, à chaque mot échangé, le regard de son chouchou secret posé sur elle.

Je me trompais lourdement.



A la suite d’un dialogue appâtant quelques révélations, je fis l’effort de rester impassible à l’énoncé de son monologue, de la laisser deviser sans montrer mon étonnement, comme à l’issue de la fameuse scène jouée par le duo Belmondo/Anconina dans Itinéraire d’un Enfant Gâté, un film très réussi de Claude Lelouch. J’avais choisi, après avoir allumé la mèche, de laisser le souffle de la confidence attiser le feu qui pousserait l’étincelle jusqu’au baril de poudre ; mais je craignais que l’explosion ne me secouât au point de tomber de ma chaise, sortant de leur léthargie les naufragés de « La Pause ». J’en appris autant sur sa vie privée que sur celle des voisins de la villa au jardin magique… et pour cause, c’étaient ses parents !



Les Rodrival avaient été en des temps plus ou moins reculés très amis avec la famille Loncle. Les deux fillettes s’étaient quasiment élevées ensemble, partageant leurs jeux d’enfants, leurs heures de classe, leurs soucis d’adolescentes, puis les mêmes mecs au collège. La proximité de leurs lieux de résidence avait créé des liens d’amitié mais également de complicité… et leurs parents s’entendaient si bien ! Pourtant, c’étaient des gens que tout aurait pu séparer, et notamment leur niveau social, très bas du côté des Rodrival.

Hélas, tout se gâta lorsque Francinette – étrangement, son père l’avait surnommée ainsi, amenant une rime douteuse à une amourette impossible – prit un virage plutôt… osé. Le genre de tournant dans une vie qui vous catalogue comme un mauvais conducteur.

A l’orée de l’âge de la majorité, frontière séparant d’habitude les ados de leurs proches et de leurs relations « scolaires », une certaine attirance jugée contre nature avait poussé Francinette à franchir le seuil d’une maison dont les portes étaient murées, sans issue.

Le mariage de Marinette avec l’éditeur avait mis fin à toute ambiguïté ; toutefois, Francine Rodrival, de par ses qualités professionnelles, avait su garder le contact avec son amie (?) de toujours, qui n’était pas ingrate. La proximité des lieux de résidence avait également permis d’assurer le maintien et l’entretien de la villa au jardin magique car les parents de Francine n’oubliaient pas que madame Fricotard avait quelques années plus tôt permis à leur fille de trouver du travail ; et maintenant, ils étaient des concierges de luxe… De plus, jadis, le père de monsieur Rodrival avait bien connu l’aïeul baroudeur responsable de l’état du… jardin, et qui avait achalandé et enrichi tant de brocanteurs.

Mais ce n’était qu’un détail.

Jusque-là, l’histoire était fort banale, non ? Ce qui l’était moins, c’est ma naïveté, moi m’imaginant dans la peau de l’homme que Francine borderait dans son lit et avec qui elle souhaitait sans doute jouer au docteur, à la bête à deux dos. Désormais, je comprenais mieux son agacement lorsque Mari-Mar me côtoyait d’un peu trop près, m’embrassait sur la joue, le matin et le soir, en faisant glisser ses lèvres vers les commissures des miennes, ou cherchait un prétexte pour me frôler d’une manière impudique en public.

Mais là aussi, ce n’était qu’un détail, la suite s’avérant plus alléchante lorsqu’elle me parla du… des frères de Marinette… des jumeaux !

Une succession de détails donnent vie, bien souvent, à d’incroyables contextes : comme de fausses perles, enfilées sur un fil tout simple, apportent à votre cou un certain relief, une dimension plus embourgeoisée bien qu’artificielle.

Des jumeaux, oui, dont l’un était décédé très jeune des suites d’une méningite. L’autre était autiste, et nul n’avait eu jusqu’à aujourd’hui l’opportunité de le rencontrer, encore moins de l’approcher.

C’était la cerise sur le gâteau que je désirais au plus vite consommer, de façon à rendre ce même gâteau inapte à la convoitise des autres, afin de leur ôter, dans un premier temps, l’envie de le dévorer des yeux…



J’ai immédiatement ressenti qu’elle jugeait avoir trop parlé là, qu’elle avait soudain dépassé des bornes s’ouvrant sur un domaine de mutisme programmé. Elle ébaucha un réflexe inattendu de la main, comme si elle chassait une mouche importune, et se leva si brusquement que ses genoux heurtèrent le bord de la table, ébranlant les verres à moitié vidés. Elle esquissa une grimace furtive. Les pieds de la chaise semblèrent rayer le sol du snack-bar, et le son aigu interpella les « prophètes de comptoir », qui se retournèrent subitement dans notre direction, comme s’il était interdit de les importuner durant leurs palabres réorganisatrices d’un monde forcément en perdition et qu’ils étaient bien les seuls en mesure de remettre sur le droit chemin.

C’était l’heure pour Francine de reprendre le boulot ; pas pour moi, car j’étais plus libre qu’un oiseau battant de l’aile dans l’azur. On m’avait octroyé un bureau personnel pour bosser, manier la plume, mais je ne le squattais que très rarement ; pour des raisons d’intimité de l’auteur avec son œuvre, dirons-nous, je lui préférais mon appartement perché au septième étage sans ascenseur d’un vieil immeuble rhumatisant. Je ne sus donc pas si elle s’était éclipsée parce qu’elle en avait trop dit ou parce qu’elle craignait de retourner en retard au bureau, où devait l’attendre Mari-Mar, son ange gardien.

Je la regardai partir, songeur. J’aurais aimé lui demander à quel moment et comment elle s’était rendue compte qu’elle craquait pour les filles, et précisément pour Marinette, mais j’ai préféré respecter son aveu en refoulant une réplique qui l’aurait mise en porte-à-faux. C’était le genre de question machiste qu’il valait mieux enfouir dans les tréfonds de la curiosité puis oublier, hein ? Est-ce qu’on demande à un nouveau-né quand il reconnaît enfin sa mère pour la première fois ?

Ceci dit, je n’avais jamais trop compris pourquoi Mari-Mar avait évité d’aborder avec moi le sujet de son… de ses frères. Je ne lui connaissais pas tant de pudeur ; à moins que la honte d’avoir un frangin autiste l’ait rendue à ce point méfiante et secrète. Ou bien l’évocation de celui-ci l’attristait-elle car elle aurait été bien obligée d’évoquer l’autre, le défunt. Mais où était-il, l’autiste ? Dans une clinique spécialisée ? Retenu prisonnier en un lieu où personne ne viendrait constater les dégâts inhérents à sa tare ? J’aurais peut-être dû lui en toucher deux mots moi-même…

Une envie très forte de jouer les détectives privés s’empara de moi ; au risque de délaisser mon travail, je me devais d’éclairer ma lanterne en endossant la panoplie de Nestor Burma. Mais un Nestor Burma dont l’accent british de Sherlock Holmes travestirait l’individu en vrai gentleman ! Un compromis des deux, en quelque sorte…

La providence m’aida en la personne d’un prophète assoiffé dont je surpris la tirade adressée à l’un de ses acolytes, tant il avait une voix de chanteur d’opéra, bien timbrée, haute, et qui portait loin. « Tchoi, t’as lu le canard ? On reparle de l’aéroport des Maravaux… ». Oui, Tchoi avait vu et lu l’article mais, visiblement, s’en foutait royalement.

Un journal local traînait sur la table voisine ; je le pris, le dépliai, y jetai un œil, les reins bien calés au creux de la chaise. J’étais curieux et attentif, comme un bon flic, un détective respectable, assumant ce nouveau métier que je comptais apprendre sur le tas. J’avais entendu parler de cet aéroport où l’on avait, juste après la guerre, bâti le quartier des Maravaux, et où se situait la villa au jardin magique. Mari-Mar ne m’avait pas donné de précisions géographiques ni d’indications historiques mais j’avais appris ça à l’occasion d’une émission consacrée à cet endroit « hautement » pittoresque de la cité. On y avait déterré d’étranges choses, je crois… et là, on venait d’y découvrir, après des fouilles archéologiques, coincée entre deux couches sédimentaires, la boîte noire du Boeing qui s’était écrasé sur les lieux de l’ancien aéroport voici douze ans, alors que le quartier des Maravaux avait depuis longtemps pris forme sur un plan du cadastre et dans la vie des riverains. Par on ne sait quel miracle, il n’y eut aucune victime « terrestre ». L’avion s’était encastré entre deux grosses villas dont les jardins étaient immenses et divinement entretenus, et une aile s’était même plantée dans une piscine, ce qui avait fait bondir le fuselage par-dessus les arbres des résidences – exclusivement des pins parasols. Des passagers, éjectés par les hublots, avaient péri noyés, et on avait retrouvé des corps inertes flottant comme des poupées creuses dans l’eau des piscines, qui avait aussitôt changé de couleur.

On n’avait jamais renoncé à dénicher cette boîte noire, témoin présumé infaillible et incorruptible du crash du Boeing, et l’occasion de ces fouilles à l’endroit même où s’érigent aujourd’hui des rangées de villas joliment fleuries, séparées de quelques dizaines de mètres les unes des autres, avait été saisie à bras-le-corps par la municipalité. Mais comment la boîte noire avait-elle pu s’enfoncer si profondément dans le sol en si peu de temps ? Plus qu’une énigme, c’était une impossibilité géologique, et les archéologues y perdaient leur latin ! De plus, il s’avéra que la boîte noire était… vierge.

La boîte noire garde son secret, les spécialistes gardent le silence…, en gros titre à la une du canard.

Certains déclaraient l’endroit maudit, d’autres y voyaient le terrible anathème de fantômes qui, issus du passé guerrier du quartier et sortant d’hibernation, ressurgissaient enfin et attiraient sur eux l’attention afin de nous avertir de l’imminence d’un nouveau conflit… Chacun y allait de son laius et, bien sûr, chacun, ne connaissant pas la vérité, chassait ou pêchait l’hypothèse en fuyant toute forme de réalisme.



En 1941, l’aéroport des Maravaux fut bombardé par les boches (une attaque de Stukas), qui soupçonnaient la présence d’entrepôts bourrés de munitions. Un avion avait été affrété par un Cheik saoudien passionné de paléontologie et venait d’atterrir deux jours auparavant dans le plus grand secret. En attente de carburant, il se trouvait sur la piste au moment de l’attaque, en partance pour les States, avec sa cargaison d’ambre que l’on traiterait là-bas au profit de la génétique. Dans un hangar proche, on avait entassé des médicaments qui devaient être chargés dans un charter prêts à rejoindre l’Afrique sur l’heure. Tant de produits chimiques mélangés ne pouvaient raisonnablement pas allumer un simple feu d’artifice ; tout avait sauté dans un même écartèlement fulgurant, une immense gerbe indescriptible, destructrice. Cela conforta les agresseurs dans leur hypothèse : il y avait bien des munitions cachées quelque part. Les Boches crurent avoir gagné une bataille… ils avaient seulement effacé de la carte un aéroport de province bien pratique pour les voyages organisés.



Les Maravaux… Cette portion urbaine appartenait à deux familles bien distinctes, très riches, qui avaient mis leur fortune en commun pour acheter la moitié de la ville à l’issue de la seconde guerre mondiale. Les Marat et les Delavaux, par contraction, étaient devenus les Maravaux. Les mauvaises langues affirmaient qu’ils avaient servi d’intermédiaires entre l’aïeul de Marinette et certains brocanteurs très proches d’Hitler. Mais ce n’étaient que des bruits, et comme tous les bruits, ce n’étaient que des sons de cloche… et, comme chacun sait, tout le monde possède une cloche à la maison !



Le temps avait passé plus vite que prévu, comme si le fait de me projeter par la pensée dans le passé avait replié mon temps intime, et c’était maintenant l’heure de l’apéro. Le snack-bar se remplissait à un rythme soutenu, de monde, de chuchotis, de gueulantes, d’éclats de rire et de fumée.

On parlait également du quartier des Maravaux à la rubrique des faits divers. J’avais accroché l’info juste avant de refermer le journal, et même s’il me tardait de quitter ces lieux embrumés d’alcool, je me devais de m’y attarder.

Durant la nuit, des gens auraient vu, dardé vers la voûte étoilée, un rayon lumineux d’un vert phosphorescent. Comme pendant la guerre, avait déclaré une personne âgée, quand la DCA fouille le ciel au moyen de spots géants. Une sorte de nostalgie malsaine avait poussé l’intervenant à employer le présent, et son approche quasiment poétique de la vision, de la chose, me mit étrangement mal à l’aise. La source du « laser » était décrite d’une manière approximative, mais c’était suffisant pour que je la situe aux alentours de la villa au jardin magique.

Ma décision fut immédiatement prise : j’irai y faire un tour nuitamment, pour vérifier.

J’étais maintenant pressé de quitter ces lieux ; on approchait de midi, j’avais faim… Je sortis, et la relative pureté de l’air me mit encore plus en appétit… d’aventure… et d’un bon steak-frites, avec quelques feuilles de salade savamment arrosées de vinaigrette, le tout consommé ailleurs qu’au bruyant rendez-vous des estomacs en folie criant famine et des foies en danger appelant au secours.

Ce soir, je ne me coucherais pas sans connaître le fin mot de l’histoire, quitte à me réveiller avec une gueule de bois imputable à une éventuelle déception…

?

Si j’avais passé cette nuit-là dans mon lit, comme le plus commun des mortels, elle aurait sans doute été le théâtre d‘un défilé de rêves plus déjantés les uns que les autres, car depuis que je connaissais intimement Mari-Mar, je cumulais des cauchemars qui me donnaient envie au saut du lit de sortir un calepin et d’y mentionner ces drôles d’idées noires vécues en apnée et en cinémascope. Toutefois, depuis une semaine, je dormais tel un amnésique, mon réveil de somnolent effaçant mes délires fantasmatiques. Mais je ne passais pas toutes mes nuits seul, et je dois dire que les bras de Marinette étaient aussi accueillants que ceux de Morphée, et bien plus sensuels sur un plan strictement horizontal.

Cette nuit-là donc, les cauchemars m’ont rejoint dans la réalité, et je n’ai rien noté sur le calepin… tout est resté ancré (encré ?) dans ma mémoire.



Bien évidemment, la clef de la villa n’était pas en ma possession, et je dus me déguiser en délinquant, franchir le mur du jardin en intrus, comme un violeur de sépulture, pour forcer l’antre secret, le domaine interdit.

Un confrère venait de créer un cycle de romans qu’il avait intitulé « Le Perchiste Fou » : il y était question d’un pseudo-voleur d’opérette. Ancien sauteur à la perche universitaire et fan d’Arsène Lupin, le gentleman cambrioleur, ainsi que de (comme par hasard) Sergeï Bubka, le grand perchiste ukrainien, le voyou de pacotille opérait en franchissant les murs des jardins au moyen d’une gaule rappelant vaguement la perche du génial sauteur. Il n’avait pas les moyens de s’en offrir une vraie, mais il s’introduisait dans les lieux privés pour le seul plaisir de l’infraction allié à celui de la performance sportive, puisque le produit de ses larcins était restitué à ses propriétaires le lendemain du délit, et de la même façon. Ce qui était une attitude masochiste, car avec l’argent dérobé, il aurait pu s’offrir une si jolie rampe de lancement ! Il signait son méfait à grands coups de craie blanche, sur la façade côté cour des maisons visitées : Je suis venu en sautant ! Je repars en me sauvant ! Les flics faisaient même appel à un graphologue pour le dénicher…

Enfin, tout ça n’était que de la littérature ; l’obstacle véritable était tout autre.

Au moment fatidique de pénétrer dans la villa par le jardin, il m’était impossible, malgré le stress, d’ignorer le rapprochement entre les agissements de cet anti-héros, sa manière si particulière de « sauter le pas » dans la fiction, et la réalité inavouable qui me propulserait de l’autre côté de l’infraction. Le mur était en apparence assez difficile d’accès. J’eus la force de sourire de la situation, m’imaginant prenant de l’élan et survolant les tessons de bouteille qui couronnaient le mur d’enceinte, mais la perche casse et…

Après le sourire, les frissons, puis un rictus de crapaud… à cause de la douleur évoquée peut-être.



Par précaution, je m’étais garé assez loin, malgré l’hypothèse d’une retraite rendue plus ardue au cas où quelqu’un me surprendrait : un insomniaque, une personne au sommeil léger, un… Les flics du coin n’ignoraient certainement pas que la résidence était inhabitée, et laisser traîner son véhicule à proximité aurait paru suspect. Je savais pertinemment que la place que je forçais n’était pas occupée, mais des surprises sur deux ou quatre pattes ne sont jamais à écarter de son chemin. La pleine lune n’arrangeait pas mes affaires de ce côté-la, cependant cela me permettait de m’orienter relativement aisément jusqu’à la portion de muraille que je devais escalader à mains nues. Là, j’avais repéré, à l’occasion de mes visites en couple au jardin magique, une remise à outils jouxtant le mur qui, là précisément, était plus bas qu’ailleurs. Cela ressemblait à un créneau de château-fort, ou à une dent cariée. Par endroits, la muraille s’effritait, et même si la fiabilité n’était pas optimum, ça libérait quelques prises pour un novice de la grimpette. C’est marrant de se transformer en gecko, de prendre de l’altitude collé à une paroi, ça permet de mieux apprécier le plancher des vaches par la suite.

De l’autre côté du toit de la petite cabane, on avait installé assez hâtivement quelques fils de fer barbelés que je jugeais faciles à enjamber. Mais il fallait faire vite, car entre le rebord du toit de tuiles et la barrière improvisée, l’espace était réduit, juste la place pour poser le bout du pied et sauter en déséquilibre sur la pelouse, qui m’attendait à deux mètres cinquante en contrebas, prête à m’avaler.

L’opération se déroula comme prévu, à part un léger bobo à la hanche après réception. Le plafond céleste était d’une pureté invraisemblable, piqueté de pin’s cosmiques, et j’eus l‘impression que chaque étoile allait sortir un petit carton pour me noter, comme à l’occasion d’une compétition de patinage artistique.

Le jardin n’avait rien de magique sous le couvert d’un ciel de nuit, c’est tout juste si on reconnaissait çà et là des ombres familières représentant des objets déjà entr’aperçus sous le soleil, ou des plantes d’une taille très peu catholique. Des belles de nuit irradiaient, et je crus percevoir le bruissement hors normes d’une abeille mutante, mais c’était peut-être une brève hallucination auditive. Le silence était total, l’air était doux, l’été touchait à sa fin et n’avait pas encore rendu les armes ; quelques chauves-souris voletaient à l’aveuglette, en quête d’insectes pour se nourrir. Certaines me frôlaient les cheveux, et j’eus peur que l’une d’elles y demeurât accrochée. J’entendis une grenouille coasser dans le lointain, et, bizarrement, c’est un chien qui lui répondit. L’angoisse m’étreignait maintenant, pourtant j’étais à l’abri du regard de fouine des gens de l’extérieur. Un bruit suspect se fit remarquer, des pas saccadés mais furtifs, précipités mais aériens ; je réagis aussitôt, me plaquant contre le tronc obèse du pin parasol nain que je n’imaginais pas si près.

Je me trouvais à l’opposé de l’endroit où Mari-Mar avait pour habitude de s’appuyer. Il y avait de la surface pour me soustraire à la vue d’un indésirable. Le jardin n’était pas spécialement grand et la vision pas spécialement mauvaise. Ah, si l’on pouvait éteindre ce lustre, tout là-haut, avec son gros œil de cyclope dardé sur le quartier des Maravaux !

Quelqu’un craignait d’avoir été découvert et me fuyait, ou alors, on se soustrayait à mon champ d’action (de réaction ?) après m’avoir repéré. J’étais soit le prédateur, soit la proie… tout sauf neutre dans cette affaire ! Je devinai le pas souple d’une femme car il était léger ; on aurait dit une fée dansant la valse, au clair de lune, avec un Prince Charmant, et dont les pieds glissent sur un parterre de pétales de roses. Je m’aplatis encore plus contre le tronc du pin, faisant corps avec lui ; l’écorce me griffait les reins et les épaules. Je m’isolai de la surface rugueuse de l’arbre en mettant mes mains en opposition, dans mon dos. Je ressemblais étrangement à un Peau-Rouge attendant l’aube pour surgir et se jeter sur l’ennemi, le tomahawk à la main et, au bord des lèvres, prêt à être expulsé, un cri de guerre toujours aussi farouche.

C’est alors que l’écorce du pin nain sembla se dérober et que je tombai en arrière, les quatre fers en l’air, battant des bras. Le tronc était creux et recelait une cachette ! Un poste d’observation ? Ma tête percuta l’autre bord de la cavité, l’autre paroi de l’arbre (celle où Mari-Mar aimait s’adosser), et je me retrouvai le cul dans un trou rectangulaire ; le sommet d’une échelle en dépassait. Deux barreaux s’offraient à mon investigation, puis plein d’autres, mais d’abord, il me fallait reprendre mes esprits ; maintenant, je ressentais une vive douleur au bras droit, au niveau du coude.

Décidément, ici, dans cet antre de bois, qui rappelait la grotte sacrée de la crèche, tout était minuscule. Même l’échelle paraissait celle d’un soldat de plomb figurant un pompier, et on s’attendait presque à voir son crâne surmonté d’un casque apparaître, le matériel adéquat en bandoulière, prêt à faire son office, à affronter un sinistre au pays de Lilliput. Un incendie de cèpes peut-être !

(Ou apparaître la chevelure bouclée d’une poupée qui monterait visiter le grenier de sa maison…)

Heureusement que tout avait des proportions atrophiées d’ailleurs, car si l’entrée du trou vertical avait été de taille à laisser passer un individu normalement constitué, je me serais retrouvé au fond, sans doute victime de plusieurs fractures. Ou peut-être me serais-je empalé sur des pieux de bienvenu plantés là pour piéger quelque animal en maraude. La « porte » escamotable de l’arbre était en contreplaqué, et la nuit, il était difficile de faire la différence avec de l’écorce véritable ; en plein jour, on ne pouvait rien remarquer, car ce côté du pin parasol donnait directement sur le mur. Et à moins de s’y réfugier, il n’y avait aucun intérêt à se trouver là…



Je me ressaisis, me remis sur pieds puis, tout contusionné, j’empruntai l’échelle pour descendre dans les entrailles du blockhaus en bois. Les racines servaient sans doute de poutres de soutènement naturelles. Elles devaient empoigner cet abri, cette cave improvisée, comme un géant tient dans sa main calleuse et démesurée un morceau de campagne, après qu’il l’eût soutiré à son potager pour vérifier si cette part de gâteau valait la peine d’être engloutie. Les barreaux semblaient solides, mais je demeurai méfiant : un accident est si vite arrivé ! Je tenais à me retrouver en bas avec un maximum d’os indemnes sous la peau…

C’est ma raison qui en prit un coup lorsque je parvins au pied de l’échelle. Je tombai nez à nez avec un gnome ; nez à nez car il se tenait sur un escabeau et paraissait m’attendre. Il devait mesurer un mètre, guère plus : c’était un nain, avec tout ce que cela comporte de malformations cartilagineuses. Sa tête était énorme, ses dents proéminentes, ses yeux globuleux, mais surtout, surtout, il était jeune, très jeune, pas plus de 16/17 ans. Il portait un collier de barbe, des lunettes de myope, et posé sur son crâne déformé, un chapeau melon apportait une note pittoresque à la dégaine de l’adolescent. D’un geste enfantin, il me tendit les bras, comme pour me dire : « Fais-moi descendre de mon piédestal, j’en ai marre d’avoir ta taille ! Laisse-moi assumer la mienne… ». Je l’aidai à rejoindre la terre ferme, il était musculeux, sec, et, à sa façon de m’agripper, je devinai en lui une force assez importante. Son regard brillait, il devait être intelligent, son cerveau fonctionnait dans la normalité, lui. C’était certainement le frère caché – et je comprenais pourquoi au premier abord – de Mari-Mar, il ne pouvait en être autrement !

J’en oubliai mes douleurs, toutefois, je ne pus faire abstraction d’une angoisse poisseuse qui me mettait le rouge au front et m’empêchait d’assurer une démarche décontractée lorsque le gnome à lunettes me poussa vers le tréfonds de son refuge.

On se serait cru dans une caravane de terre cuite ; le terrier s’étirait tout en longueur, une lampe tempête pendait au plafond, remplaçant le lustre. Quelques bougies disposées anarchiquement confirmaient l’impression de visiter une crèche. Nous étions enrobés par un clair-obscur de comploteurs, j’avais la sensation qu’ici se tramait une révolte, une mutinerie. Des ombres se tordaient sur les pans d’argile telles des danseuses du ventre, ou des combattants blessés. Tout autour de nous, une mer de terre figeait ses vagues en couches serrées. Par endroits, des os énormes surgissaient des parois souterraines ; le nain y avait accroché des ustensiles de jardinage et des vêtements. Il tendit sa main arthritique, et j’entendis sa voix pour la première fois, une voix d’enfant, sifflante. Une voix d’asthmatique !

« N’ayez crainte, ce sont les restes des animaux enterrés jadis par le baroudeur… Des bêtes incroyables, sans doute terribles, si j’en juge par la forme et la taille de leurs os ! Autour de nous végète un cimetière d’animaux fabuleux, inconnus, dont vous ne pouvez même pas imaginer les origines… Le sol est maudit, tout ce qui y trempe épouse la terre, et cette terre est souillée, victime d’une épidémie, polluée par les passagers de l’ambre. On sème un cadavre de chat, plusieurs mois après, il se transforme en fossile, et on récolte un squelette de T-Rex. »

Je ne sus commenter l’information, trop effrayé par ces propos délirants, pas assez sûr d’y croire, et surtout, craignant de le montrer en prenant un ton déplacé, narquois, qui sonnerait comme une vexation, un défi. Je ne pus que bégayer : « Vous… vous êtes… le frère de Ma… Marinette Loncle veuve Fricotard ? Mais, mais on m’avait précisé que vous étiez au… autiste… et visiblement, ce n’est pas le cas… ».

« L’autiste, c’est l’autre, mon jumeau ! Mais seriez-vous flic ? »

La remarque m’amusa, ce qui s’ensuivit un peu moins.

« Non, mais on m’a dit que… que vous étiez décédé. »

« Il ne faut jamais écouter les ragots… »

« Je travaille pour votre sœur, et elle ne m’a jamais parlé de vous… »

« Doit-on parler de sa famille à ses employés ? »

Le ton utilisé était péremptoire et me glaça l’échine.

« Non, non, mais… Pourquoi toute cette mise en scène ? »

Il tendit le bras, un doigt accusateur désignant, après m’avoir transpercé telle une lame, le centre d’une cible située derrière moi.

« Pourquoi vous ne le lui demandez pas directement ? »

Je fis volte-face, un léger voile devant les yeux, troublé, décontenancé.

Mari-Mar était là, tel un spectre surgi de la nuit, et fixait encore le point qui avait, quelques secondes auparavant, représenté ma nuque. Son regard était habité par ce genre de fièvre qui ne vous procure ni frissons ni désir. Un regard halluciné. Une lueur verte venait de pénétrer dans ces catacombes de roman de gare et habillait Mari-Mar d’une étoffe de lumière phosphorescente. Une apparition de démone déguisée en sainte !

Le rayon laser cité dans le journal ; la DCA…

« Monsieur Miller, nous avons à parler ! »

A vous congeler le sang dans les veines…

?





(Ambiance spectrale, explications démoniaques…)





Nous parlâmes, en effet… jusqu’à l’aube.

Mari-Mar était, fidèle à son habitude, assise au pied du pin parasol nain, mais cette fois elle ne s’y appuyait pas. Elle enserrait ses jambes repliées dans ses bras et son menton s’immisçait entre ses genoux. J’avais décidé de rester debout, de la laisser monologuer ; j’avais recouvré un certain équilibre car elle-même avait retrouvé un aspect, une attitude plus conforme à la femme que je pensais bien connaître. La banquise avait fondu, et mes poils étaient redevenus une sorte de duvet adulte, et non des bâtonnets de glace, comme dix minutes plus tôt. J’avais dû parcourir le court trajet inverse les jambes flageolantes, et monter cette échelle de pompier lilliputien avait réclamé de ma part beaucoup d’attention et de méfiance. Est-ce qu’un vrai détective dissimule ses sentiments, sa peur ? J’avais encore du pain sur la planche…

La phosphorescence verte avait subitement disparu, tel un fantôme qui vient et repart sans que vous puissiez déceler l’instant précis de son transfert dans le monde de l’invisible. La nature était étrangement silencieuse, et cela me rappelait mes lectures d’ado, lorsque les prédateurs attaquent alors que le silence se coupe au couteau… et les gorges, et le fil de la vie également.

Mari-Mar ne m’avait-elle pas parlé de certaines fleurs du jardin magique qui, après minuit, se transformaient en plantes carnivores et gobaient tout ce qui passait à leur portée : chauves-souris, oiseaux de nuit, insectes… mollets.

Non, j’avais peut-être imaginé ce détail.

D’autres détails s’imposaient, eux… et plus vrais que nature !



Elle commença par son… ses frères.

Madame Loncle, sa mère, avait mis en place un plan débile, un stratagème puéril, annonçant une fausse stérilité à son mari, car celui-ci, de peur de la féconder, n’osait même plus la toucher. Elle avait sans doute espéré qu’il se ruerait sur elle, tel un coq, la crête en bataille, l’ergot dressé… Et puis non, ce fut un fiasco ! Ils avaient tous les deux tant d’occupations qu’ils ne désiraient pas assumer un second enfant. Pour des raisons de temps, mais sans doute aussi parce qu’ils étaient devenus l’un et l’autre très égoïstes au contact de leur fille Marinette, qui avalait goulûment leur énergie et leur espace vital. Très à cheval sur certains principes de par ses convictions religieuses, il était hors de question que monsieur Loncle se protégeât ou demandât à sa femme d’employer un quelconque moyen de contraception. Elle-même était très croyante. Ils faisaient chambre à part. Il avait des maîtresses, bien sûr, mais rien qui ne le satisfît pleinement.

Un soir, n’y tenant plus, il avait violé sa femme, avec les résultats que l’on sait. Le choc (?) fut si rude qu’elle perdit la raison, déclarant plus tard avoir été engrossée par le Spectre Démoniaque, la lecture qui avait tant fasciné sa propre fille et l’avait mise hors d’elle quand elle avait appris que c’était le livre de chevet de sa P’tit’ Marin’. Elle avait donné naissance en cachette à des jumeaux, dont l’un était atteint de nanisme et l’autre d’autisme. Depuis ce jour, monsieur Loncle, qui avait tout de suite pensé à une malédiction datant de l’époque des manigances commerciales de son aïeul baroudeur, avait peu à peu glissé sur la pente savonneuse de la sénilité précoce.

Les deux gamins possédaient des dons précieux, et notamment celui de communiquer par la pensée. Un lien invisible les unissait, plus puissant que celui habituellement reconnu chez les jumeaux !

Et malgré ces dons surnaturels, il avait été décidé de tenir à l’écart ces deux « erreurs ». C’était une famille très estimée, qui fréquentait le haut du pavé, le gratin, et il ne fallait surtout pas accepter un duo de vilains petits canards noirs dans cette basse-cour bourrée de cygnes immaculés.

On ne les montrait pas, ils ne sortaient pas de leur trou (?)… Ils étaient bannis !

C’était monstrueux !

J’appris également que si les Rodrival, gens très peu fortunés, pouvaient se permettre de vivre dans une si belle villa du très huppé quartier des Maravaux, c’est parce qu’ils s’occupaient non seulement de l’entretien des lieux, mais également de l’autre frère jumeau, l’autiste, et qu’ils étaient rémunérés en conséquence avec l’argent de la retraite du père de Mari-Mar. Les Rodrival, c’étaient les Ténardier, et ce travail méritait un salaire de choix, un logement qu’ils n’auraient pas pu s’offrir même en travaillant durant plusieurs vies successives.

Il y avait quelque chose d’inhumain, d’odieux dans tout ce micmac, qui ne pouvait être l’œuvre que de personnes irresponsables, sans cœur, sans foi ni loi ! Pour des catholiques, ça sonnait comme un aveu d’amnésie volontaire ; délaissant le sang du Christ, ils avaient opté pour le filtre d’oubli… Tels des païens !



C’est monsieur Rodrival qui ôta le géranium géant du jardin magique (pas si magique que ça, finalement !), car tout le monde sait que cette fleur fait fuir les moustiques, les « draculettes » piqueuses.

Cette remarque me trottait dans la tête depuis déjà trop longtemps, et Mari-Mar me répondit immédiatement, après que je l’eusse interrompue alors que l’idée me passait par la tête. Elle poursuivit d’une voix mécanique, comme si ça la soulageait de me noyer sous ses flots de paroles. Son regard était fixe, rêveur ; on aurait dit qu’elle voyageait dans le temps par le seul pouvoir de la déclamation narrative.

Entre deux phrases, elle respirait fort et déglutissait bruyamment, et, dans la foulée, les mots tombaient tels des cailloux se transformant en galets à force de dévaler une pente abrupte et interminable… Une prose en avalanche, l’urgence de se vidanger par la fuite du verbe. Elle transpirait à grosses gouttes, un feu interne allumait des bûchers sur ses joues et dans ses yeux.



On me raconta que l’aïeul baroudeur, dont je ne sus jamais le véritable nom, avait trouvé la mort à l’occasion du bombardement de l’aéroport des Marivaux, alors qu’à 86 ans, il magouillait encore un mauvais coup. Il se trouvait là pour négocier un transfert de marchandises douteuses et badaboum ! Le ciel lui était tombé sur la tête, les feux de l’enfer l’avaient englouti… Il avait sauté avec les autres, l’ambre et les produits chimiques en un même fouillis organique.

Depuis, une entité hantait le quartier des Maravaux.

Cette entité avait contacté psychiquement le jeune autiste afin qu’il raconte au monde entier que des esprits cherchaient à reprendre vie précisément ici, à se réincarner après avoir voyagé, hibernant dans l’ambre, durant des milliards d’années. Mais comme l’autiste ne parvenait pas à s’extérioriser, il avait communiqué par télépathie le texte long à son frère nain, qui avait traduit avec les moyens du bord, intellectuels et matériels. Et Mari-Mar m’avait fait croire qu’elle avait écrit un roman dont elle n’était pas tout à fait satisfaite, et que je devais améliorer… Et si j’en avais changé la trame, la moelle, que se serait-il passé, hein ? Avait-elle compté sur moi pour bien agencer le message des vampires ? Ceux-ci avaient rejoint le futur (leur ancien présent) dans l’ambre, cette ambre qui avait éclaté durant l’attaque des Stukas et retardé leur retour aux sources. Le mélange avec les produits chimiques avait produit une réaction en chaîne ; le quartier s’était vêtu d’un manteau d’horreur digne d’un défilé de casting réservé à un film fantastique tiré d’un scénario de Stephen King, avec toutes les altérations possibles de la nature, les mutations, les invraisemblances…

Le quartier des Maravaux baignait dans un bouillon de culture, et les vampires temporels ne parvenaient pas à se réincarner correctement, provoquant toutes ces perturbations, dont même Mari-Mar était atteinte, car au contact du jardin magique, la nuit, elle irradiait une lumière verte. Une lumière verte qui avait une existence propre, puisqu’elle semblait chercher dans le ciel, ces avions boches ayant perturbé jadis le retour des vampires à l’état de moustiques prisonniers de l’ambre…



Lorsque le monologue cessa, le silence me parut lourd et compact ; j’aurais pu le boxer comme un vulgaire sac de sable. Je demeurai debout, sans voix, tétanisé. Ce n’est pas moi qui avais si longtemps parlé mais j’avais soif ; le regard de Mari-Mar changea de fréquence, devint plus humain, plus cool. Des larmes y apparurent, brillantes.

« Monsieur Miller, voulez-vous m’épouser ? »

Je me mis à tousser, m’étouffant, mais lorsque je repris mes esprits, je me suis entendu répondre :

« Oui ! »

Le monde bascula ; je m’évanouis.

Mon sommeil dura deux jours.

On se maria le mois suivant.

Je n’ai jamais achevé son pseudo-roman.

Les vampires, incapables de ressurgir du néant, ont choisi, semble-t-il de voyager dans le futur… Mais ceux qui sont restés prisonniers de l’ambre se sont transformés en dinosaures. La génétique avait attendu son heure, et elle frappa très fort ! Les dinosaures furent parqués dans des zoos souterrains surprotégés. Mais nous avions dix-huit ans de plus… et un gosse de 17 ans prénommé Kévin.

Les Rodrival étaient morts et les jumeaux avaient rejoint des cliniques privées qui s’occuperaient bien mieux de leurs problèmes que ne peuvent le faire des gens très occupés…

?





(Dix-huit années s’étaient écoulées, qui me parurent courtes, très courtes…)





J’avais cessé d’écrire, Mari-Mar était toujours à la tête de sa maison d’édition, on ne se voyait presque jamais. J’avais ouvert un cabinet de détectives, et quand mon premier client me contacta, la première chose qu’il me dit fut : « Mais, monsieur Emile, ça ne fait pas très sérieux comme nom ! Nestor Burma, par exemple, ça a de la gueule ; mais Alain Emile… ah non ! »

Mon nom faisait fuir les clients ; mon nom me rendait incompétent ; mon nom m’emmerdait !

Voilà que ça recommençait !



Un jour, Kévin m’appelle de sa chambre : « Papa, papa, je veux devenir écrivain ! Kévin Emile, ça marque mal… Tu ne crois pas que je devrais me créer un pseudonyme ! »

Je n’ai jamais su pourquoi, à cette occasion, je n’ai pas hurlé.

« Et Kévin Chtong, ça te convient ? C’est le nom de jeune fille de ta grand-mère… Tu me ressembles un peu, t’es un chouia chinoisé, ça doit pouvoir marcher. Et tu veux écrire quoi ? Tu sais, mon petit, il vaut mieux attendre d’être majeur avant de…»

Mon Dieu, je débloque ! Je donne maintenant des leçons que je n’ai jamais voulu apprendre…

Vous allez voir qu’il va me demander s’il peut terminer le pseudo-roman de sa mère.

« Papa, papa, maman m’a demandé de… »

« Non ! »

Là, j’ai hurlé… à m’en décrocher les mâchoires.



Le soir venu, Mari-Mar eut envie de faire l’amour ; au moment de l’orgasme, ses yeux lancèrent des éclairs d’un vert lumineux.

Le lendemain, les voisins frappaient à la porte. Je savais pourquoi ils étaient venus…

Ils avaient vu, dans le ciel, vers minuit…

Non, rien ! Rideau !

?



LA FIN DE TOUT





Ce jour-là, on apprit qu’un T-Rex s’était échappé du zoo souterrain situé dans le quartier des Maravaux.











FIN










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Jean-Yves DUCHEMIN

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