Papier Bavure une nouvelle de Philippe ARNAUD


Papier Bavure

par

PHILIPPE ARNAUD

C'était décidé depuis longtemps, il ne participerait pas à toutes ces conneries. Des mois que ça durait leurs préparatifs. Et les concerts et les feux d'artifices et les grandes roues sur les Champs-Élysées. Ce quatorze juillet de décembre auquel des marchands de soupe avaient convié le bon peuple. Les autres, moins bêtes avaient compris et mis les bouts depuis longtemps. Ceux qui avaient de la tune et qui étaient partis pour New York, Tahiti ou les Seychelles. Ou qui s'apprêtaient à remonter le temps et jouer avec les fuseaux horaires dans un Concorde filant à deux mille kilomètres heures, histoire de rester dans le siècle un peu plus longtemps que les autres. Deux mille kilomètres en une heure ou deux mille ans en une nuit, qui seraient les plus rapides ? En attendant, ça arrivait de partout. De plus en plus nombreux, venus de province, des citées, de l'étranger comme un fleuve en crue charriant sa cargaison de soutes pleines et de chalands énervés. La préfecture prévoyait pas mal de morts. Mais personne n'en parlait. Pas gâcher la fête. Des morts sur les routes, dans les rues, dans le métro et au milieu de ce grand transport en commun que serait la place de l'étoile au milieu de la nuit. Trop de monde, trop d'alcool et d'excitation. Cette fois, combien de piétons percutés par des autos prises de folie, de mémères trop lentes et de petits vieux pas assez rapides écrasés par la foule, de faux suicidés balancés sur les rames bondées des stations sous la Seine ? Depuis deux jours, ils arrivaient sans discontinuer. Par camions, autocars ou bagnoles, en vélos ou en motos. Ils seraient venus en brouettes ou en tracteurs s'ils avaient pu. Le périphérique était saturé, encerclant la ville comme un serpent qui se mord la queue. Pas certain qu'à minuit ce bouchon là saute avec les autres. Dès jeudi soir, les portes de Paris avaient été enfoncées, incapables de contenir le troupeau de machines cul à cul qui piétinait de Fontainebleau à Saint Denis, de Pantin à Nanterre. Une longue file de ferraille puante avançant mètre après mètre jusqu'à l'épicentre du séisme attendu dans la nuit, du côté des Champs. Un tremblement de terre réglé comme une bombe à retardement. On annonçait deux mille sur l'échelle de Richter. Mais lui ne passerait pas dessous. Par superstition. D'expérience, il savait que la bêtise est comme un eczéma qui gratte et qui ne cesse de s'étendre que si on n'y touche pas. Pourtant c'était pas faute d'avoir été vacciné de bonne heure, après toutes ces années passées dans ce commissariat miteux du XIXème arrondissement.

Trente cinq ans. A porter sa croix comme le chevelu maigre et barbu dont l'année de naissance servait de point de départ au compte à rebours. Après dix ans, les années avaient compté double, puis triple. Puis s'étaient emballées. Il pensa au clochard de Bethléem qui patientait depuis deux mille ans. Mais lui, on le déclouerait quand ? Il était inscrit à l'inventaire du mobilier national dans la catégorie tapisserie. Section antichambre. A espérer une nouvelle affectation. Plus de trois décennies à faire sa demande de mutation. Trente cinq fois, il s'était appliqué à écrire dans les cases, en majuscules, pour essayer de sortir de cette usine triste de la ceinture nord. En vain

Pourtant, des états de services parfaits. Jamais aucun reproche. Aucun compliment non plus. Une sorte de fonctionnaire modèle. Top modèle même. Arpentant lentement les rues et présentant à échéance variable le nouvel uniforme dessiné pour les gardiens de la paix. En silence, de cette démarche un peu mécanique et lente des mannequins qui glissent sur les tréteaux quand elles présentent les collections et qui disparaissent sans dire un mot. Un petit tour de piste et puis s'en va. Lui, revenait tous les matins. A part ça, même anonymat et même boulot: marcher et disparaître. Il avait présenté toutes les modes, fait tous les essayages. La grande pèlerine blanche des jours de pluie dans les années soixante, les gabardines bleu nuit, les képis. Puis les blousons et les casquettes plus récemment. Trente cinq ans à défiler sur les trottoirs du XIXème, à s'exposer sous les faisceaux larges des lampadaires et le crépitement des flashs jaillis des radars. Une star à sa façon.

Mais une diva pas facile. Petit bonhomme et teigneux comme personne. Il n'avait pas toujours été petit. Dans son dossier, sur la fiche de visite médicale, le médecin avait noté une taille de un mètre soixante dix. En trente cinq ans, il avait perdu quinze centimètres. Le syndicat avait bien essayé de récupérer l'affaire en dénonçant le scandale d'une administration inhumaine qui finissait par éroder aussi bien ses agents que leur pouvoir d'achat mais au final, personne n'avait voulu prendre au sérieux ce tassement qui restait incompréhensible. Comme un enfant qu'on ne voit pas grandir, on n'avait pas pris attention à ce changement de taille. Un drôle d'individu avec un physique pas ordinaire.

François Bergeaud. Un mètre cinquante cinq avec les talonnettes, aussi peu long que large. Taillé comme un V à l'envers, avec de courtes épaules tombantes et un corps courbé en avant. Des bras trop longs dépassant les genoux une fois dépliés. Une démarche de chat de gouttière tombé du toit et qui continue de rouler des mécaniques. Du plus loin qu'on pouvait l'apercevoir, on reconnaissait cette silhouette. Dont l'ombre même, s'étirant sur les murs de la ville annonçait mieux qu'un gyrophare que la patrouille du flic avait commencé. Une forme étrange. Comme un animal anthropoïde qui aurait arrêté sa course dans l'évolution des espèces. Coincé entre deux branches, hésitant à rejoindre l'hominidé sapiens sapiens ou le grand primate supérieur. Et pas plus appétissant en détails. Sous le tricot de peau et les bretelles lâches, un ventre pointu comme un obus, avec le centre de percussion rond du nombril rouge, cerclé de petites crevasses brunes. Sur la face postérieure, deux fesses informes pendantes comme des montres molles coulant d'un tableau de Dali. Des jambes grêles et des pieds de petites filles.

Avec ça, une figure pas plus jolie à regarder. Des maxillaires saillants sur un visage coupant et plein de lignes brisées. Des yeux sans vie cerclés par le cadre noir de cernes profonds au-dessous et de sourcils charbonneux en haut. Sur les joues et le nez, tagguée à la bombe violette, une large tache de couperose rouge et mauve remontant du bas des pommettes jusqu'aux paupières. Une bouche pâle comme un rideau de velours usé, la nacre tachée de l'ivoire des dents plus jaune que le bout des doigts rongés par la nicotine. Et sur le crâne, taillé en brosse, un paillasson de cheveux gris blanc, comme un congère de neige sale en ville, quand les flocons se sont mélangés au gravier et à la poussière. Rien pour inspirer la sympathie. Et surtout pas ce regard de babouin qui s'apprête à mordre. Pas grand mais susceptible. Du genre qu'aime pas se battre mais qui adore se défendre. Parce qu'il chaussait petit, il n'y avait aucune excuse à venir lui marcher sur les pieds. Les rares inconscients qui avaient essayé n'étaient pas prêts de renouveler l'expérience.

Il avait commencé au bas de l'échelle. Il aurait du se méfier. A l'époque, il n'était pas superstitieux, aujourd'hui il passerait son chemin. Gardien de la paix et particulièrement féroce pour imposer la sienne aux emmerdeurs de tout poil qui essayaient de lui apprendre le métier. Devenu avec le temps expert dans l'art de s'extraire du monde et de l'agitation autour de lui, et presque parvenu à la fin, à obtenir de ses chefs qu'on le laisse gardienner peinard sa petite tranquillité. Un gardien en paix avec lui-même et les siens, ayant signé une sorte d'armistice avec ses patrons usés par des années d'inertie ou de terribles bagarres.

Une trêve brutalement interrompue deux ans auparavant, ce jour où était tombée la nouvelle de sa promotion qui faisait de lui un nouvel enquêteur au commissariat de la rue de Crimée. Une promotion inattendue qu'il avait essayée de refuser sans y parvenir. Un poste libéré par un décès accidentel dans une période de départs à la retraite, juste au milieu d'une enquête compliquée qui mobilisait tous les hommes disponibles. Promotion exceptionnelle dans des circonstances qui ne l'étaient pas moins. Mais mutation interne et maintien dans le poste. Toujours pas moyen de partir.

Deux années s'étaient écoulées, le boulot avait continué. Pas pire, pas mieux. Des enquêtes de voisinage, des coups de fils, des planques. Le tout venant des enquêteurs. Accompli sans excès de zèle mais dans une ambiance plutôt paisible. Dans l'ensemble, il était assez peinard. Sauf cette semaine avec le monde qui changeait de numéro. Trois zéros au compteur et pas que les chiffres qui allaient être ronds. Samedi, il y aurait de la viande saoule et pas mal de marinade dégueulée sur les trottoirs. Les paniers à salade allaient renifler sévère la vinaigrette et les retours de goulots. Il avait connu ça dans le temps, les lendemains de réveillons dans la fourgonnette bleue, à ramasser tous les faisans le cœur au bord des lèvres et les gerbes de nouvel an sur la moleskine et les bas de pantalons. Cette nuit, ce serait la même chose mais à la puissance dix. Du concentré de jour de l'an à haute teneur vitaminique. Avec des incendies d'artifices parce qu'un feu c'était pas assez, des jerricanes de champagne parce qu'un magnum suffirait pas et tas d' inconnus qui allaient se tomber dans les bras. Quelle pitié. Tout ça, parce que la quatrième molette en partant de la droite allait bouger pour la première fois depuis mille ans. Toute cette excitation pour quelque chose aussi dérisoire. Ils n'avaient vraiment rien compris. Il les imaginait demain et ensuite pour le restant de leur vie : " j'y étais ! ". Les abrutis. Qui n'avaient pas compris que c'était pas un problème d'espace mais de temps. On allait changer de millénaire, pas envahir la Belgique. De nouveaux territoires à prendre par les armes, voilà de quoi exalter les cons. Mais regarder une horloge égrener sa course et attendre que la grosse aiguille vienne s'allonger sur la petite pour la grimper pendant soixante secondes, est ce que tous ces préliminaires n'étaient pas un peu exagérés pour un coït si furtif ? Sans parler du suspens. Hitchcockien. Ils avaient déjà fait le coup quelques mois plus tôt, avec l'éclipse. Des fois que le soleil ne serait pas revenu. Il était en vacances à Étretat, par hasard. Il avait fallu marcher longtemps pour se trouver un coin tranquille, loin de la foule. Pas besoin de lunettes, il avait pas l'intention d'ouvrir les yeux. Juste après le repas, il avait commencé sa sieste et avait fini par s'endormir. Le sommeil avait rendez vous avec la dune. Une ombre fraîche était passée sur son visage quelques minutes et de nouveau la chaleur avait irradié sa face. Et tous les ahuris en extase qui n'en revenaient pas et qui parlaient de miracle de la nature. Là, ça serait quoi le miracle ? Que le douzième coup de minuit ne retentisse pas ? Que la flèche du temps s'immobilise un instant , avant de pointer dans le (deux) mille. Foutaises. En attendant, c'est sur l'horloge au-dessus du comptoir qu'il avait les yeux fixés. Dans dix minutes, la quille. Il était pas de service et sauf accident majeur, Gobje avait promis de le laisser tranquille ce soir. Un plat surgelé, un peu de télé, une bouteille de cognac et il irait ranger le jambon dans un torchon de draps frais.

— Tu bougonnes, Bergeaud ?

Aucune envie de répondre à ce petit con. Luciani. Un inspecteur débarqué à la boutique depuis quelques mois. Un jeune de la nouvelle génération. Avec des diplômes universitaires, une coiffure rasta et des cigarettes pas catholiques planquées dans les poches. Du genre que les collègues prenaient plaisir à arrêter dans le temps et à qui il faut obéir aujourd'hui. L'indien s'approcha d'un pas nonchalant et dit avec la voix calaminée des fumeurs de plantes grasses :

— Tu viens boire un coup avec nous, fêter la fin du siècle ? On sait que tu nous aimes pas mais aujourd'hui c'est pas un jour comme les autres.

Bergeaud fit un signe de main pour indiquer qu'il n'était pas intéressé.

— Allez, l'ancien. Viens avec nous, tu vas voir, ça va être géant. Paris qui bande et qui va jouir dans quelques heures. La ville fardée comme une marquise et frappée de folie, pétée et pleine de fêtards, fêtée et pleine de pétards. Pour s'exploser la tronche et finir l'année en beauté. Vous allez voir ce que vous allez voir. Cette nuit là, on va la jouer Broadway sur Seine. Avec les loupiottes, les fanfares, la garde républicaine, le concerto pour klaxon et le Dom Pérignon qui éjacule sur les pelouses du Champ de Mars. Avec des méga teufs et des gigas concerts partout. C'est mieux que la fête de la musique, c'est l'anniversaire de tous les musiciens qu'on va souffler cette nuit. Des millions de chandelles avec autant de saxos, de guitares et de belles voix black pleine de groove. On va tous s'aimer. Bleu, blanc, beur comme le soir de la coupe quand a fait carnaval avec les Brésiliens.

Bergeaud n'écoutait plus. Il attendait que son collègue termine pour dire au revoir et rentrer. Il pensa soudain à Dakari, son voisin de pallier. Un malien. Il aimait pas les maliens. Sauf Dakari. Mais c'était pas pareil. Est-ce que les africains aussi allaient se livrer à ces pitreries ? Dans les grandes villes peut-être, mais là-bas, en brousse ? Il éclata de rire et vit passer devant lui un grand peul, la lance à la pogne qui criait dans la nuit, une bouteille de champagne dans l'autre main : " Minuit on s'embrasse " et qui avançait en tendant le bout de ses grosses lèvres dans la savane. Ses collègues le regardèrent, surpris. C'était la première fois qu'ils le voyaient rire. Il attrapa son manteau, fit un vague geste de la main et sortit sans un mot.

Parvenu devant son immeuble, au moment où il s'apprêtait à pousser la lourde porte de l'entrée donnant sur la cour intérieure, un gamin déboucha sur une paire de rollers. Tête baissée, le conducteur fou ne vit pas qu'il se dirigeait droit sur quelqu'un à une dizaine de mètres devant lui. Une sorte d'air bag pointu amortit le choc quand la tête heurta la glissière sous ventral et remonta la bretelle à contre sens. Bergeaud saisit par le collet le petit d'homme et le releva tout en se penchant pour examiner les roues. Attrapant le gosse par les épaules, il déclara avec gravité, l'index tendu en l'air :

— Pneus lisses, excès de vitesse et perte de contrôle du véhicule. File vite avant que je verbalise.

Le gamin l'observa d'un air surpris et s'enfuit, penché en avant dans une course maladroite de pélican ivre. Un petit arabe de la rue. Il aimait pas trop les arabes. Mais celui là ne l'était qu'à moitié n'étant pas encore tout à fait terminé. Cinq ans, six ans au grand maximum. A peine tombé du nid. On lui avait pas encore appris à voler mais il bousculait déjà les passants de ses petites plumes de moineau mal nourri. Il se dit que décidément, il n'aimerait jamais les enfants et se félicita de n'avoir pas rencontré de femelle assez fertile pour lui avoir posé sur les ailes ce genre d'oisillon turbulent et pataud. Il passa le porche et se dirigea vers son entrée. Dans l'escalier, une odeur de soupe mélangée à des relents d'épices et de parfum bon marché l'accompagna dans les étages. Au troisième, une porte s'entrouvrit et il eut juste le temps d'apercevoir dans un décor de cartons, de caisses éventrées et de murs lézardés, au milieu d'une ribambelle de gosses couchés sur des matelas, une jeune africaine, le corps luisant et irisé de gouttes d'eau. Elle était torse nue et avait roulé une serviette autour de sa tête. Une fraction de secondes, il vit deux seins jolis comme des mangues se dresser devant lui. Il grimpa les dernières marches en essayant de garder imprimé au fond de ses rétines cette vision fugitive d'un petit morceau de la beauté du monde qui venait de jaillir entre deux portes. Devant chez lui, assis sur la dernière marche, la folle et son automate idiot attendaient. Ils entrèrent dans l'appartement. Il n'avait pas posé son manteau qu'elle attaquait déjà :

— Je reste pas. Je suis juste venu vous porter un gâteau que j'ai fait avec le gadget. Puis je file en vitesse au cimetière dire un petit bonjour à Lucie avant de rejoindre l'hôpital. Je peux vous le laisser cette nuit ? Je suis de service, je ne sais pas quoi en faire. Mais vous êtes pas obligé, si vous ne pouvez pas, j'essaierai de le poser quelque part.

Il n'eut pas le temps de répondre qu'elle était déjà parti. Il regarda le garçon debout dans l'entrée. Il n'avait pas bougé. Il lui ôta ses vêtements et le prenant par la main le conduisit dans le séjour et l'installa devant la télévision. Il mit une chaîne au hasard. De toute façon, il pouvait pas comprendre. Autiste profond. Un adolescent muet, incapable d'exprimer la moindre émotion. Ne réagissant à rien, sachant marcher, se tenir droit ou assis, manger seul mais pas crier ou pleurer. Une sorte de corps sans âme, entre l'animal et le végétal. Mais un légume propre. Capable de faire ses besoins tout seul et qu'on n'a pas besoin de descendre le soir au bout d'une laisse. Tout à fait le fils adoptif qui lui convenait. Pas encombrant, silencieux, posé comme un bibelot inanimé et pas sonore.

C'est lui qui l'avait baptisé du nom de gadget. Au début, sa mère ne s'était rendu compte de rien puis peu à peu, à mesure qu'elle était sortie de son chagrin, elle avait fini par comprendre que l'enfant qui lui restait était également mort, d'une certaine façon. Et qu'il ne parlerait plus jamais. Il avait été un enfant magnifique, plein de promesses. Doué à l'école de la vie et cancre dans l'autre. Turbulent, joueur et malicieux. Un peu chapardeur, un brin casse cou. Un vrai petit mâle, charmeur et pétillant. Brisé net, une nuit de printemps.

Bergeaud était enquêteur depuis quatre mois. C'était un soir de mai. Une des premières belles journées de l'année en ce printemps tardif. Il s'apprêtait à rentrer quand l'appel radio était parvenu au commissariat. Une grosse couille derrière la Villette. Un rodéo dans une citée et une voiture qui avait refusé de s'arrêter. Quand les deux jeunes avaient forcé le barrage, après les sommations d'usage, les flics avaient tiré. Bilan: deux morts. Un des passagers de la bagnole volée et une spectatrice qui regardait la scène. Une balle perdue. Mais pas de chien policier pour la ramener. Cinquante grammes de cuivre et d'acier égarés, retrouvés au fond du crâne d'une gosse de dix sept ans. Lucie, la sœur du gadget. Une putain de bavure. Le quartier à feu et à sang pendant trois jours. Le flic meurtrier mis à pied puis réintégré discrètement après une grosse dépression. Gobje lui avait demandé d'aller prévenir la famille. Il était arrivé trop tard, la femme était déjà au courant. Une infirmière divorcée qui élevait seule ses deux enfants. Son chagrin, une vie n'aurait pas suffi à le décrire. On aurait dit une bête. Un air de chienne abattue, des mouvements d'épileptique en crise et comme un râle de fauve blessé à chaque expiration. Tantôt hystérique, tantôt groggy. Sonnée comme un boxeur, avec deux coquards gonflés et rouges, pochés à la larme salée. Jamais il n'oublierait ces deux yeux brûlés et creusés dans un cratère de coulées bleues et noires fait de maquillage gras mélangé aux pleurs et à la sueur. La violence du chagrin l'avait giflé en pleine face. Dans sa douleur, elle s'était mutilée la peau sans prendre garde à ses gestes, comme insensible à la souffrance. Il se souvenait, les profondes griffures sur le dos des mains et sur les bras, le tremblement convulsif de la tête, les doigts secs aux ongles longs, plantés comme des serres de rapaces sur sa chair écarlate, les voisins autour criant vengeance et le jeune garçon au regard de fou qui marchait de long en large, les poings serrés et qui avait ensuite disparu dans la nuit.

Les jours suivants, le flic était retourné dans l'appartement pour les besoins de l'enquête. L'infirmière avait viré folle et le gamin s'était tiré. Sa fugue avait duré des mois. L'enfant était allé se planter sous le métro. Enfonçant son grain de folie profondément sous la terre. Caché des hommes et du soleil, comme un champignon vénéneux. Quand on avait ramassé le légume un soir de rafle, station Opéra, il était trop tard, les racines étaient restées sous les tunnels et le long des voies. Bergeaud était repassé voir l'infirmière une fois ou deux, pour prendre des nouvelles. Elle habitait pas très loin. Puis un soir, elle était montée lui apporter un gâteau pour le remercier d'avoir été gentil avec elle. Quand le gamin réapparut, elle s'était précipitée avec son légume pour lui annoncer la bonne nouvelle. Depuis, elle venait de temps à autre, en coup de vent ou pour une soirée. Ils discutaient gentiment quelques heures devant un café et elle repartait avec son automate. Parfois, le gosse restait dormir, comme ce soir.

Il se tourna et regarda le gadget. Le bibelot n'avait pas bougé. Il le ferait manger, le coucherait et après avoir regardé la télévision, il irait dormir à son tour. Il essaierait de pas trop picoler dès fois que le gosse ait besoin de lui dans la nuit. Il soupira. Lui aussi était une sorte de gadget. Petit, pas plus encombrant et guère plus bavard. Il repensa à la petite africaine, si jolie. C'était plein de sans papiers ici, attendant d'être régularisés. Des clandestins, des petits dealers. Comme Dakari, son voisin. Ce soir, ils allaient faire la fête. Il avait été invité dans presque tous les appartements. Par les maliens, les congolais, et tous les autres blacks de l'immeuble mais également les maghrébins et la famille de hongrois planqués sous les toits. Même les deux chinois pédés du cinquième qui lui avaient réservé une table et glissé un bon pour un repas gratuit dans leur Palais de Jade. Stupéfiant. Lui qui n'aimait les étrangers que chez eux, une fois raccompagnés à la frontière. C'est vrai que ceux-là n'étaient pas tout à fait comme les autres.


Vers vingt-trois heures, comme il allait éteindre la télé, le téléphone retentit. Il décrocha. Au bout, Gobje, passablement énervé. Il recula le combiné de son oreille, le commissaire parlait fort.

— Désolé, Bergeaud, je suis obligé de vous réquisitionner. C'est la folie ici. J'ai une bande d'allumés qui menacent de faire sauter le quartier, j'ai besoin de vous immédiatement. Je vous attends.

— Je peux pas, patron, je garde un gosse toute la nuit.

— Quel âge il a, votre gamin ?

— Seize ans mais…

Bergeaud n'eut pas le temps de finir sa phrase. Gobje explosa :

— Vous vous foutez de ma gueule ? Seize ans ! Mais tous les mômes de cet âge là sont dans les rues, ce soir. Faites pas le con, si vraiment vous pouvez pas lâcher votre bébé, vous n'avez qu'à l'emmener avec vous. Et il raccrocha.

Arrivés au commissariat, personne ne sembla prêter attention au garçon étrange qui accompagnait Bergeaud. Ce dernier l'emmena dans une petite salle réservée aux interrogatoires et à l'audition des témoins puis retourna auprès des collègues pour les aider à enfourner une brochette de vieux anarchistes à cheveux blancs complètement ivres qui refusaient d'entrer dans la cellule de dégrisement. Celui qui semblait le plus vieux hurlait tout en riant :

— Me touchez pas, sacs à vin, je suis un invalide de guerre. J'ai fait tous les combats, moi, bande de fonctionnaires. Bas du cul, matamores aux vaches, porcs képis, cochons de volailles. Minute et pas de menottes.

L'homme se débattait comme un forcené, refusant de se laisser approcher. Deux autres flics durent venir prêter main forte aux hommes qui essayaient vainement de ceinturer le vieillard, d'une force qu'on n'aurait pu soupçonner. Bloqué à terre, il cria d'une voix qui résonna dans tout le hall:

— Bas les pattes, brigadiers, touchez pas au brigadiste. Un peu de respect pour le guerrier, bande de mollusques informes, glands sans couilles, gras du fion. Je suis le fils de Marianne et de Bakounine. La France tient à moi comme à la prunelle de ses yeux, vu que je suis une pupille de la nation, enfants de salauds. Je suis le petit-fils du soldat inconnu et de la mère courage. Alors bas les pattes, les gueules casées. Arrière, les estropiés du croupion. Un peu de respect pour le blessé de guerre touché à Charonne en 62, gazé devant l'odéon en 68. J'ai ma carte d'ancien combattant de la rue Gay Lussac. Relevez-moi, mes petits poulets bleus et saluez le camarade, ami de l'Humanité et compagnon de Libération.

Après quelques minutes, l'homme accepta de se calmer. Gobje était furieux. Avec ses hommes, ils avaient mis plus de deux heures pour intercepter cette bande de vieux farfelus. Après d'épuisantes négociations les anars avaient fini par mettre à exécution leur menace de faire sauter tout le quartier. Complètement saouls, debouts sur les toits d'un immeuble à l'angle de deux rues noires de monde, ils avaient balancé sur la foule en contrebas, une pluie d'énormes pétards de la taille de bâtons de dynamite. Jusqu'au dernier moment, Gobje s'était demandé si les cylindres rouges dans les mains des grands-pères étaient vraiment des explosifs, les plaisantins ayant fait savoir qu'ils étaient des terroristes à prendre au sérieux. Deux heures à tenter de repousser la foule, à calmer les hommes des groupes d'intervention qui voulaient faire un carton sur les cibles titubantes parfaitement cadrées dans les lunettes des fusils.

Et maintenant, la préfecture qui venait d'appeler pour qu'on envoie d'urgence une patrouille chez les millénaristes du canal Saint Denis. Le commissaire s'effondra dans un des fauteuils du hall d'accueil et dit en faisant signe à ses hommes de s'approcher :

— Minuit moins le quart. La nuit ne fait que commencer. Ceux qui étaient avec moi, vous ne vous éloignez pas. On boit une coupe et on repart. Les autres, vous filez chez les dingues de la secte. Restez calmes quoi qu'il arrive. Les gens sont pas mal énervés et vous risquez d'être chahutés. Qu'est-ce qui se passe Bergeaud ? Vous cherchez quoi, vous avez perdu votre bébé ?

Le vieux flic ne répondit pas et sortit par une porte dérobée donnant sur une cour intérieur qui servait de parking. Pas là non plus. Merde, le gadget avait disparu !

Il s'engouffra à contrecœur dans la voiture de l'inspecteur Goncalves que Gobje venait de désigner pour cette mission. Si l'autiste ne réapparaissait pas dans la nuit, il était pas prêt de dormir. Sans parler de la maman à qui il faudrait expliquer que le légume avait filé de nouveau.


La voiture de l'inspecteur venait de s'immobiliser à un feu rouge quand une sorte d'explosion suivi de clameurs se fit entendre autour d'eux. Minuit. Goncalves allait commencer une phrase quand il fut interrompu par le grésillement de la radio. Bergeaud décrocha le micro et appuya sur le commutateur du haut-parleur :

— Ici, le central. Bonne année, les copains. Nous, on en est au champagne et vous?


Goncalves regarda son collègue. Il aurait fallu le payer cher pour faire la bise au nain méchant qui faisait la gueule à côté de lui. Il coupa le micro sans répondre et démarra sur les chapeaux de roues.


Minuit quinze. Quand l'inspecteur et son adjoint entrèrent dans l'immense vestibule de la maison en bordure du canal Saint Denis, la fête battait son plein. Pourtant, dans la grande demeure qui abritait le centre d'études des millénaristes, régnait un silence presque absolu. La femme sans âge et vêtue sobrement qui venait de leur ouvrir fit asseoir les deux hommes sur une banquette Louis quelque chose en leur demandant de patienter. Le maître n'allait pas tarder. Bergeaud et Goncalves observaient le décor sans parler. L'endroit était impressionnant, moulures au plafond, large escalier de marbre desservant les étages supérieurs, tableaux, meubles et tapis précieux. De l'extérieur, on n'aurait pu deviner que derrière la façade se cachait ce magnifique hôtel particulier, tellement inattendu dans ce quartier d'usines désaffectées, de friches industrielles et d'immeubles ternes et délabrés. Devant la maison, les autres hommes attendaient dans la voiture de l'inspecteur. Pas question à cette heure de la nuit de s'introduire en nombre au domicile de particuliers sans commission rogatoire. Au téléphone, on leur avait accordé de rentrer, à condition de ne pénétrer qu'à deux et pour un entretien rapide.

Après quelques instants, un homme d'une cinquantaine d'années, entièrement nu, se présenta devant eux. Les deux mains jointes plaquées contre le torse, il s'inclina et après cette sorte de salut bouddhique dit avec une extrême lenteur, en détachant chaque syllabe :

— Pardon pour cette tenue messieurs mais le nouveau monde n'a que quelques minutes. Nous sommes en prières. Nus comme l'enfant qui vient de naître. Que puis-je pour vous ?

Goncalves expliqua :

— On a entendu des hurlements dans la rue qui provenaient de chez vous. Nous sommes venus vérifier qu'il n'y a pas de problèmes. C'est tout

Tout en se massant lentement les testicules, l'homme répondit :

— Je vois. Rassurez-vous, la séance de genèse vient de s'achever. Il n'y a pas lieu de s'inquiéter. Accompagnez moi, vous allez comprendre.

Bergeaud ne pouvait détourner son regard de la main posée sur les deux poches poilues qui pendaient sous le ventre du gourou. Ce dernier finit par s'apercevoir du trouble du petit homme. Il dit en continuant de se caresser :

— Là est la source de vie. La fontaine aux semences. Je charge mes mains des rayons cosmiques de la soupe primale qui bouillonne dans ce puit. Nous sommes les enfants de la confraternité éternelle. Dieu nous a choisis pour annoncer au monde la couleur des temps à venir. Nous étions déjà là en an mille. Nous reviendrons au prochain millénaire. Voyez-vous, nous sommes les seuls vrais prophètes des dix siècles à venir.

Goncalves cachait difficilement son envie de rire. Tout en se mordant les lèvres, il demanda à visiter la maison. L'homme nu leva la main d'un mouvement impatient, arrêtant l'inspecteur qui faisait mine de se diriger vers l'escalier. Avec un débit plus rapide, comme réveillé après un sommeil trop long, il dit en pointant le doigt en direction de Bergeaud :

— Lui, pas vous. Votre âme est trop noire. Restez ici. Lui seul vient.

Bergeaud fit un signe d'impuissance alors que Goncalves retournait s'asseoir. L'inspecteur regarda les deux hommes monter l'escalier, un peu dépité de ne pouvoir accompagner l'enquêteur. Cette visite chez les fous, ça aurait été tellement drôle à raconter aux copains.

Parvenus à l'étage, le gourou s'effaça devant Bergeaud qui pénétra dans une grande salle vide de forme parfaitement circulaire. Au milieu, une quarantaine d'hommes et des femmes, nus et allongés en cercle sur le dos. Tous immobiles, les yeux fixés sur l'immense verrière translucide au-dessus d'eux. La vaste pièce n'avait pas de plafond. A la place, une grande baie vitrée transparente et sans l'ombre d'une tâche. Comme un dôme d'observatoire et la pluie d'étoiles au-dessus. C'était irréel et en même temps d'une grande beauté. Ces corps nus, la nuit ouverte au-dessus de la course des nuages et les points de lumières trouant le tapis de brume par intermittence.

Le gourou vint se placer en lotus au centre de l'étoile. La femme qui avait ouvert aux deux flics entra à son tour. Elle se plaça derrière Bergeaud et chuchota:

— Ils sont en communion avec le cosmos. Ils attendent l'aube pour connaître la couleur du futur. Il y aura le premier signe avec le lever du soleil. Et la confirmation quand il se couchera. C'est le premier matin du monde qui se répète. Ces hommes et ces femmes. Chacun représente une des premières tribus de l'humanité. Tous les mille ans depuis la genèse, ils se réunissent pour observer la couleur. Ensuite, ils repartent aux quatre coins de l'univers annoncer la prophétie. Ce sont des porteurs de paroles.

Sans se retourner, Bergeaud demanda

— C'était quoi ces cris ?

La femme qui n'avait pas bougé, répondit en continuant de murmurer :

— Nous portons le monde comme une femme un bébé. Nous étions dans la douleur de l'enfantement. Les cris qu'on vous a signalés provenaient de cette salle. Les hurlements ont cessé à minuit quand la nuit s'est déchirée et que les temps nouveaux ont été expulsés. Ce soir, quand le soleil aura disparu, chacun reprendra sa route. Et nous saurons enfin, la couleur des temps futurs.

— Quelle couleur ?

— C'est une grande roue. Avec toutes les couleurs de l'arc-en-ciel. Tous les mille ans, dieu donne un tour de roue. C'est la part de hasard qu'il entend laisser au monde et aux hommes. Quand la roue s'arrête, la couleur indique ce que seront les siècles à venir. Beaucoup de rouge, beaucoup de sang. Beaucoup de jaune, beaucoup de prospérité. Beaucoup de bleu, beaucoup de paix. Nous regardons la roue du soleil monter et plonger sur l'horizon. Mille ans de haine ou mille ans d'amour. C'est très simple, il suffit de regarder le ciel.


Bergeaud recula et sortit sans un mot. En bas du grand escalier, Goncalves attendait, rigolard. Son sourire se figea quand il dévisagea l'enquêteur. Pas envie de rigoler, ça faisait aucun doute. Quelle saloperie ce Bergeaud, n'importe qui aurait raconté en se marrant, lui ne disait rien. Dans la voiture, il condescendit à lâcher un mot et se renfrogna à nouveau. "Inoffensifs". Qu'est-ce qu'il allait faire de ça ? Un peu léger pour son rapport. L'inspecteur attrapa la radio et dit d'un ton maussade :

— Goncalves à central. On revient de chez les dingues du canal Saint Denis. Rien à signaler, c'était une fausse alerte. On arrive tout de suite.


Bergeaud s'était tassé contre la portière. Il essayait de réfléchir à la disparition du gadget. Pour la première fois de sa carrière, il avait hâte de rentrer à la boutique.

Le haut-parleur se mit à crachoter et une voix nasillarde résonna devant eux :

— Ici, le central. Vous vous magnez de rentrer, on a un gros pépin à la boîte. On vient de retrouver Raynal mort dans la salle des témoins. Une balle dans le front.

Y a pas à dire, elle commençait super bien cette année.


Dans quelques minutes, le jour allait se lever. La plupart des hommes réquisitionnés dans la nuit et les agents en service depuis la veille avaient été autorisés à rentrer chez eux. Une nouvelle équipe avait pris le relais. Les types de l'identité judiciaire venaient de terminer leur travail depuis moins d'un quart d'heure et le corps de Raynal déposé sur une civière attendait d'être évacué au service médico-légal de la police criminelle. Il y aurait sans doute une autopsie demandée.

Bergeaud s'apprêtait à passer la porte quand Gobje traversant le hall juste à ce moment là, lui fit signe de venir le rejoindre avec un geste d'agacement. Pas rasé, le col de chemise ouvert et la cravate défaite, le patron avait sa tête des mauvais jours. Il demanda à l'enquêteur de s'approcher et dit sans amabilité:

— Où vous allez Bergeaud ? On n'a pas terminé.

— J'en ai pour cinq minutes, patron. Je veux juste regarder la couleur du ciel. Je reviens tout de suite.

— Non, vous restez là, ça suffit comme ça les disparitions. J'ai eu le substitut au téléphone, on va lancer un mandat contre le gosse. Il est parti avec l'arme de Raynal. Il faut absolument l'intercepter avant qu'il en cartonne un autre. Quant à vous, je vous file un rapport au cul et je demande une sanction. Amener le frère de la gamine tuée par Raynal ici, un trente et un décembre, vous êtes complètement inconscient. J'attends votre déposition signée sur mon bureau avant dix heures. Ensuite, vous filez chez vous et vous essayez de me retrouver le gamin.

—Je voudrai prévenir moi-même la mère.

— Non, Valentin et Degrois sont déjà partis la cueillir à la sortie de l'hôpital. Vous me rédigez ce putain de rapport demandé par l'I.G.S., vous rentrez prendre une douche et vous repartez à la poursuite de l'adolescent. Vous appelez s'il y a du nouveau, sinon je vous attends demain. Vous regardez le tableau, je ne sais pas dans quelle équipe on vous a fourré.


La ville était calme. On aurait dit un matin de grève générale après un grand soir qui aurait trop duré et des ordures pas ramassées depuis des semaines. Ces cons avaient salement fait la fête. Impressionnant et impressionniste. Avec des morceaux de couleurs inattendus, des lavis pâles, des pastels jaunâtres et des rouges couleur de chair pas cuite. Des flaques d'urines millésimées pleines de petite bulles et des grosses pisses de houblon tiède, des morceaux de saumon saumâtre fumant sur les grilles d'égouts, du gras blanc et jaune de cirrhose de canard achevant de se fondre dans des rigoles de vinasse aigre et de soda pétillant, des restes de gibiers chassés à la chaîne et des pleins filets de bœuf surnageant dans le bouillon froid. La terre trop bien nourrie rendait à son tour les alluvions déposés dans la nuit par la marée aussi saoule que sale qui s'était retirée au matin. Le long des trottoirs et des bordures de caniveaux, sur les murs et sur chaque parcelle de terrain que le troupeau avait foulée dans sa course folle. Trop de biture sur pas assez de bitume. Ca dégorgeait de partout.

Sur l'avenue Jean Jaurès, Bergeaud entra dans son café qui exceptionnellement n'avait pas fermé. Mieux chauffé mais pas plus propre. Le sol était jonché de confettis et de canettes vides, de mégots et de papier gras. Il avança au centre de cette grosse poubelle et vint s'agripper au rebord crasseux et luisant du comptoir. Au fond de la salle enfumée, vivants endormis et morts de fatigues, les hommes et les femmes du troisième millénaire attendaient l'heure de l'apéritif. Les retardataires terminaient leur café, les gens à l'heure attaquaient au blanc aligoté et ceux qui avaient pris de l'avance se terminaient au digestif. L'enquêteur embrassa du regard les orphelins du bonheur que la vie avait déposé comme des enfants trouvés dans cette crèche triste dont il avait fait sa roulotte. Devant lui, la faune ordinaire des buveurs de fond et des soutiers de la bibine, grands-pères fatigués, travailleurs de l'ANPE demandeurs de mode d'emploi, femmes anonymes sans rêves et sans dérives, adolescents fébriles. C'est toujours plein d'inactifs les bistrots. Avec des bataillons de pépères immobiles et de grosses dames avachies, de petits branleurs en grappes colorées autour des flippers et des chômeurs en transit. Tous, le coude posé sur le zinc. Histoire de préparer la prochaine révolution et les épreuves de recherche d'emploi. C'est comme un épaulé jeté d'haltérophile. Plus le mouvement est complexe, plus il faut le décomposer. Alors on se décompose, à petites gorgées. Le coude posé, puis levé à mi-hauteur, le temps de préparer le mouvement et hop le bras se dresse comme un sexe de jeune homme et le verre coule au fond de la gorge. Manière de s'entraîner un peu tous les jours et de travailler le beau geste sportif du godet qui monte aux lèvres ou du poing qui se dresse dans la rue avec quelques millions d'autres athlètes. Des concurrents qui s'entraînent dans d'autres cafés, pour le marathon quotidien de la sueur pas méritée et de la fatigue volée dans la grande olympiade de l'effort et des podiums où les derniers partis sont les premiers arrivés. Lui, venait de décrocher la médaille d'or, cette nuit. C'est vrai que c'était une connerie d'avoir amené le légume à l'usine. Où qu'il était passé le bibelot ? Et qu'est-ce que c'est, que cette idée de se réveiller au réveillon et de flinguer un flic à bout portant ?

Bergeaud termina son verre, paya et sortit du café. Il fallait qu'il repasse chez lui. Le gadget était peut-être rentré.


Le gamin attendait en haut des marches. Ils entrèrent dans l'appartement en silence. Comme un bibelot soulevé le temps d'un coup de chiffon et reposé à la même place, le gadget était retourné s'asseoir dans le canapé, le regard mort, les mains posées sur les genoux, parfaitement immobile.

Bergeaud sortit sur le pallier et frappa à la porte de Dakari. Nu, enroulé dans des draps douteux, le malien se frotta longuement les yeux avant d'introduire le flic chez lui. Ils entrèrent dans la boutique de hi-fi, informatique et audiovisuel. Sur des rayonnages métalliques, des centaines d'appareils étaient entreposés. Téléviseurs, magnétoscopes, camescopes et autoradios bien rangés à côté d'appareils photos numériques et d'ordinateurs derniers cris. Au milieu du magasin, un grand lit et en exposition, sans prix affiché, une magnifique statue d'ébène aux formes rebondies, plus vraie que nature. La statue se leva et disparut dans l'arrière boutique. Bergeaud détailla admiratif, le stock parfaitement aligné autour de lui. Dakari était chasseur de colis perdus. Un métier épuisant. Des nuits entières à sillonner la France le long des départementales et des autoroutes, à pister de gros camions et attendre que les colis tombent. Mais dans l'ensemble la chasse était plus bonne et il rentrait toujours avec sa camionnette pleine. Bergeaud refusa le siège que lui proposa le malien et dit, sans prêter attention à la statue noire qui était revenue :

— J'ai un problème, Dakari. Le gadget a fait des sottises cette nuit. Il faudrait le planquer dans l'immeuble, le temps que tout se calme. S'il l'attrape, ils vont le coller chez les dingues.

Puis il sortit. Avant de refermer la porte, il demanda:

—Dis, c'est qui, la petite jolie du troisième, chez les Saloussi ?

Dakari sourit et dit tout en se recouchant :

— Moussa. Une nièce de Gao. Elle est arrivée par l'Italie, il y a trois jours. Elle est belle, non ? Tu vois, si tu étais commissaire, tu te débrouillerais pour lui faire des papiers et cette jolie gazelle ne serait pas obligée de se cacher.

— Si j'étais commissaire, je ne vivrais pas ici. Et je vous embarquerais tous. Te rendors pas, je t'envoie le légume.

Un coup de fil à la boîte avait suffi pour tout obtenir d'un coup. D'abord, l'information selon laquelle Gobje était renté chez lui à midi. En principe, il ne devait pas repasser aujourd'hui. Ensuite, Degrois de retour de l'hôpital, inscrit sur le tableau jusqu'à vingt heures et qui sans comprendre, s'était empressé d'accepter la proposition de Bergeaud de le remplacer pour l'après midi. Enfin, Luciani comme O.P.J. de service et la certitude qu'il serait tranquille pour fouiner. Même si Dakari était capable de cacher le petit jusqu'à sa mort, la situation n'était pas tenable indéfiniment. Un jour, il faudrait rendre le gosse à sa mère. Il était indispensable de savoir ce qui s'était passé cette nuit et d'enquêter sur les lieux du crime au plus vite. En outre, le gadget faisait un coupable vraiment idéal. Il fallait vérifier tout ça rapidement.

Un série de coups secs à sa porte interrompit ses réflexions. Il cria d'entrer. Habillée à la hâte, pas coiffée et le visage fatigué, l'infirmière s'engouffra dans l'appartement. Une odeur d'éther et de chimie envahit le salon. Elle s'effondra dans le canapé, le regard interrogateur. Il répondit sans attendre ses questions :

— Il est planqué ici, Dakari s'en occupe. Il est en sécurité. Je vous le rendrai plus tard quand toute cette affaire sera terminée. C'est de ma faute, j'aurais jamais dû amener le gadget à l'usine. Oubliez ce que mes collègues vous ont dit. Je vais essayer d'y voir plus clair. Vous voulez boire quelque chose ?

Elle fit un petit signe de tête affirmatif et il disparut dans la cuisine. Quand il revint, un plateau sous les mains, elle s'était endormie. Il la regarda longuement. Son visage était rongé de fatigue, marqué par la longue nuit de travail qui venait de s'achever. Elle faisait l'accueil aux urgences, chargée de réceptionner les blessés et de donner les premiers soins. La nuit avait été rude.

Elle était usée mais belle. Il pensa que c'était sans doute cela qui ajoutait à sa beauté. Ces fines rides en étoiles au coin des yeux, les cernes sombres sous les paupières et l'extrême pâleur faisant ressortir les ombres de son visage barré d'un fin rideau de cheveux clairs. Il s'assit sur une fesse au bout du canapé entièrement recouvert du corps de la jeune femme et se servit une large rasade de vodka. Un cadeau des Hongrois. Il en restait un peu au fond de la bouteille. Le reste avait servi à déboucher une baignoire constipée. Une coulée de lave incandescente dévala le long de la tuyauterie. Plus fort, il aurait fallu boire de l'acide. Il allait se resservir un verre quand il sentit une main se poser sur sa jambe. La femme avait ouvert les yeux mais quelque chose dans son regard avait changé. Il attrapa la main et ferma ses doigts sur la paume tiède et douce de l'infirmière. Quand l'autre main se posa délicatement sur sa joue, il sentit glisser sous ses chevilles et ses poignets, les clous rouillés qui le fixaient comme un insecte depuis des années au bois de son lit vide et au tabouret dur de son bureau. Décrucifié, il s'allongea bras grands ouverts sur la sainte fatiguée. Elle se laissa enchrister lentement et l'accueillit en elle avec douceur et piété. Quand il se retira, des gouttes de larmes achevaient de se consumer au fond de ses yeux et des rires éteints depuis longtemps un à un semblaient vouloir ressusciter au bord de ses lèvres.


Le bureau de Gobje était fermé mais Bergeaud connaissait la planque où le patron cachait le double de sa clef. Il se rendit dans le coin cuisine derrière les vestiaires et décrocha au dos d'une porte de placard, une clef anonyme suspendue au milieu d'une dizaine d'autres, fixées sur des pitons vissés dans le bois. Il regarda sa montre. Quatorze heures. Il remonta à l'étage et après avoir vérifié que personne ne prêtait attention à lui, discrètement entra dans le bureau du commissaire. Bergeaud se dirigea sans attendre vers un casier de rangement gris métallique et commença à crocheter le meuble à l'aide d'un trombone. Surtout ne pas rayer le bord de la serrure. Il manœuvra un moment et le casier finit par s'ouvrir. Le cylindre poussé par le ressort ayant libéré la tringlerie, il tira devant lui le bac à dossiers suspendus. C'est là que Gobje rangeait les dossiers administratifs des personnels. Il sortit celui de Raynal et alla s'asseoir derrière le bureau. Dans une chemise de carton souple, toute la carrière du brigadier était résumée. De la première fiche de stagiairisation, à l'arrêté de titularisation, en passant par toutes les copies des documents qui avaient accompagné les services du fonctionnaire. Un gardien de la paix assez ordinaire, plutôt bien noté qui avait été muté dans ce commissariat quatre ans avant la bavure. Il feuilleta rapidement les autres pièces. Puis il ouvrit la sous-chemise bleu pâle qui contenait les doubles de l'enquête, suite à la bavure de la Villette. Une partie de la réponse à l'énigme de cette nuit se trouvait là. Il repensa aux propos de l'infirmière. Elle avait refusé d'en dire d'avantage et s'était enfuie après lui avoir glissé à l'oreille ces mots qui changeaient tout : " C'est pas le gadget qui a tiré puisque c'est pas Raynal qui a tué Lucie ". Il avait essayé de la rattraper mais elle était déjà loin. Quelque chose en lui l'avait retenu de la poursuivre plus avant car sans pouvoir l'expliquer, il devinait qu'elle n'en dirait pas plus.


Les rapports des deux gardiens de la paix n'apprenaient rien qu'il ne sût déjà. La voiture avait forcé le barrage, fonçant droit sur eux. Ils avaient tiré presque en même temps. Les conclusions de la balistique étaient formelles: la balle retrouvée dans la tête de l'adolescente provenait de l'arme de Raynal. Un croquis rapide dessinait la trajectoire du coup de feu. Un ligne droite, parallèle à la course de la voiture. Il avait visé le conducteur. La jeune fille se trouvait loin derrière, à droite du véhicule. Une erreur de quelques degrés dans l'angle de tir et un concours de circonstance malheureux. Mais un manque de sang froid évident. Des flics expérimentés n'auraient jamais sortis leurs armes avec toute cette foule derrière et dans une zone si mal éclairée. Le rapport administratif rédigé de la main de Gobje était plutôt bienveillant. Il faisait état de services menés avec conscience et dévouement selon la formule habituelle et sans demander de sanction, mettait en avant les difficultés du quartier, l'extrême tension de la nuit et l'inexpérience du flic comme explication à la bavure. Mais omettait de signaler l'alcoolémie élevée de celui qui avait touché la victime. A part cet excès de mansuétude, plutôt inattendu, rien dans le dossier ne semblait anormal. Il fallait chercher ailleurs. Bergeaud allait fermer la chemise quand quelque chose lui tira l'œil. Il fit défiler sous son index le coin de quelques feuilles. Puis répéta l'opération. Aucun doute, un document manquait. A la demande de la plupart des syndicats, la hiérarchie avait fini par ordonner la cotation des pièces. En théorie, impossible de rajouter ou de faire disparaître un élément dans un dossier dont les numéros étaient censés se suivre.

Il retira une page, la reposa et examina attentivement la suivante. Pas de doute. Dans la section divers, entre la feuille D12 et la feuille D14, manquait un document.

Bergeaud referma le dossier. Il s'apprêtait à se lever quand brusquement, la porte du bureau s'ouvrit sur l'inspecteur Luciani. Le beatnik à longues tresses et au bonnet de couleurs vives referma derrière lui et demanda d'un air mauvais en s'avançant:

— Alors, Bergeaud, on chourave dans le bureau du patron ? Qu'est ce que tu cherches ?

— Je fais mon boulot.

Il vint jusqu'au bureau et après avoir jeté un coup d'œil sur le dossier ouvert, dit d'un ton menaçant:

— Et c'est quoi, ton boulot, consulter le dossier d'un mort ? T'as pas osé lui faire les poches, alors tu fouilles dans ses chemises ?

— J'enquête sur sa mort, je détrousse pas un cadavre. Et toi, qu'est-ce que tu fais là ?

—Le patron vient de m'appeler. Il voulait que je signe un truc à sa place dans le parapheur. Il va être content d'apprendre que tu te proposes pour diriger l'enquête.

— Ecoute-moi bien, petit branleur. Raynal est mort cette nuit parce qu'il a été accusé d'avoir tué une gamine accidentellement, il y a deux ans. Une bavure comme on a dit. Mais c'est pas l'espèce de légume sans vie que j'ai déposé hier qui a flingué le flic maladroit. Et j'ai des raisons de croire que c'est pas Raynal qui était responsable de la mort de la sœur. Je pense que notre collègue a été tué cette nuit par quelqu'un de la maison. Je ne quitterai pas ce bureau sans avoir trouvé un début de réponse. Et si tu essaies de m'en empêcher, je te montre comment un tout petit bonhomme, très en colère et vachement vicieux parvient à massacrer un gaillard de ton genre. Pigé ?

Luciani baissa les yeux, intimidé. C'est vrai qu'il était impressionnant le petit grand-père. Une boule d'énergie pure prête à exploser. Il recula et dit en faisant un signe d'apaisement:

— O.K. On se calme. Disons que j'ai rien vu. Je suis même prêt à t'aider. Je ne peux pas croire que ce soit l'un d'entre nous qui a tiré.

Bergeaud lui fit signe de revenir vers le bureau et montrant le dossier, demanda :

—On a subtilisé une pièce. Où se trouvent les doubles ?

—Je ne sais pas, certainement au ministère, à la DAPN. C'est bizarre, cette mort. Je crois que tu as raison, il y a quelque chose de pas clair, surtout après ce que Gobje a dit.

— Qu'est-ce qu'il a dit ?

— Un peu avant que les hommes de l'institut médico-légal se pointent, il nous a tous réunis dans son bureau. Tous ceux qui étaient présents cette nuit. Il se tenait debout, à l'endroit où tu te trouves. Il nous a demandé de reculer l'heure du crime. On a découvert le corps un peu après minuit. Il nous a expliqué une histoire de date et de trimestres pour la pension de reversion de sa femme. Un truc assez brumeux mais on n'a pas cherché à comprendre dans les détails. On était fatigué. Certains déjà pas mal éméchés et tous choqués par ce crime. Sur le coup, ça nous même semblé plutôt sympa. En gros, si je me souviens bien, en le déclarant mort un trente et un décembre, sa veuve toucherait d'avantage. On s'est pas posé plus de questions. Ensuite, on a tous dit qu'il était mort un peu avant minuit. A une heure près de toute façon, c'était vrai. Maintenant, ça me semble bizarre cette histoire.

Luciani tourna les talons et se dirigea vers la porte. Sans se retourner, il dit en pointant son doigt en direction du bac métallique:

— Tu devrais ranger ce dossier maintenant et sortir de là avant qu'on te repère. Moi, je vais chercher de mon côté. Dès que j'ai quelque chose, je te le fais savoir.

Bergeaud se leva et retourna se planter devant le meuble gris. Il allait repousser le tiroir devant lui quand il interrompit son geste. Après un court moment de réflexion, sa main plongea à l'arrière du bac. Il extirpa non sans mal un énorme dossier qu'il posa à plat devant lui. Il alla ensuite directement vers les dernières pages. Il parcourut rapidement quelques feuilles et s'attarda plus longuement sur un document à en tête de la place Beauvau. Il resta un moment pensif puis rangea le dossier et appuya sur le loquet chromé de la serrure. Quand il sortit, Luciani avait déjà disparu. En redescendant les marches, il pensa que tout devenait maintenant très compliqué. Raynal innocent mais assassiné, le légume pas coupable et toujours pas réveillé bien que capable de rentrer seul jusqu'à chez lui, minuit l'heure du crime et Gobje avançant les pendules, la pièce subtilisée dans la sous-chemise bleue. Plus ce qu'il venait de découvrir dans son propre dossier administratif qui le troublait au point de l'empêcher de réfléchir avec détachement et de se concentrer sur tous ces mystères.

En bas, il retrouva Luciani en train de récupérer une feuille devant le fax. L'inspecteur expliqua :

— Je viens de demander au ministère de nous faxer la pièce D13. On est samedi, ça risque d'être assez long, même si je suis passé par la procédure d'urgence. Si on n'a pas le document aujourd'hui, Gobje va savoir qu'on enquête dans son dos. On a intérêt à se dépêcher de trouver la clef de l'énigme avant que le patron nous tombe dessus. Moi, je continue de travailler ici, toi, tu devrais rentrer. Essaie de glaner tout ce que tu pourras sur la gamine ainsi que son frère. Tu as un portable ?

Bergeaud fit un signe de tête négatif. Luciani lui tendit un petit cellulaire et dit en posant l'objet devant l'enquêteur :

— Tiens, je te prête le mien. Il sonne pas, il vibre. Tu le mets dans ta culotte et quand ta chérie appelle, en plus des mots doux, t'as comme qui dirait sa main qui est déjà arrivée et qui te flatte Popaul. Je t'appelle dès que j'ai du nouveau.

Bergeaud enfourna l'appareil dans la poche de sa veste puis demanda:

— Pourquoi tu fais ça ?

— Parce que tu es comme moi. T'aimes pas les flics. Du moins, ceux qui travaillent ici. Moi, je suis un nègre blanc. Sujet d'un empereur d'Ethiopie et fils d'un musicien de Jamaïque. Une sorte d'albinos, né de père et de mère de race blanche, par erreur. Parce que la semence de mon peuple s'est perdue dans les vents du désert. Je suis une victime de la génétique et de la zoologie. La petite abeille qui transportait le pollen était bourrée et s'est trompée de ventre. J'aurais dû naître à Kingston, j'ai échoué à Babylone avec un père comptable et une mère vendeuse aux Galeries Lafayette. Il y a trois mois, quand tu as dérouillé en douce le flic qui avait amoché le petit beur chopé dans le squat de la porte de Pantin, j'ai compris que tu étais pas comme les autres. On est des bâtards tous les deux. Toi qui fait peur et qui frappe dur, moi qui fume l'herbe et me fringue comme Bob Marley. Vas-y, file vite, on n'a pas beaucoup de temps.


La rue était toujours aussi calme. Pas le temps de s'arrêter au café. Dix grosses minutes pour rentrer à la maison, assez pour essayer de faire le point. Curieuse journée. Deux morts inexpliquées et un assassin fantôme. La mère du légume qui se donne à lui et le retour de sa fiche de mutation. Approuvée. Trente cinq ans qu'il attendait. Dans deux semaines, il partait terminer sa carrière en Provence.

Il marchait lentement en essayant de mettre en ordre tous ces événements dans sa tête. Une question particulièrement tourmentait ses neurones : pourquoi, c'était si important de déclarer le meurtre le trente et un décembre et pas le premier janvier?






Chez lui, deux messages sur le répondeur. Plus le gadget qu'il avait récupéré en passant. Il appuya sur la touche de l'appareil noir posé à côté de son téléphone. D'abord l'infirmière qui demandait qu'on la rappelle et qui s'inquiétait pour son bibelot. Enfin, sa mère qui appelait d'Aubagne et se plaignait de ne pas avoir de nouvelles.

Il vint s'asseoir dans le canapé du salon et se positionna en face du légume qu'il avait assis devant lui. Il regarda sa montre. Seize heures. Luciani n'avait pas rappelé. Il dévisagea le gosse et lui dit en le fixant droit dans les yeux :

— C'est fini, bibelot. On est au pied du mur. Il faut que tu reviennes. Parle-moi.

L'adolescent n'avait pas bougé. Son regard était toujours mort, tellement absent qu'il en devenait inquiétant. Bergeaud continua :

— Je vais répondre à ta place. Tu m'arrêtes si je dis des conneries. Lucie n'est pas morte par accident. Elle a été froidement assassinée.

Le garçon n'avait pas bougé mais imperceptiblement, il sembla à Bergeaud que sa main s'était légèrement crispée sur l'accoudoir du fauteuil et que son visage s'était durci.

Il reprit sans cesser de fixer le garçon face à lui :

— Elle a été tuée parce qu'elle portait un secret trop lourd. Tu connais l'assassin. Je me trompe ?

Toujours ces yeux vides mais le sentiment que quelque chose remuait sous la cendre éteinte.

L'enquêteur parlait avec douceur. Il dit en essayant de donner de la chaleur à sa voix :

— Quand Lucie est morte, ta mère s'est anéantie dans le chagrin. Toi, c'est la haine qui te porte. Et qui ne t'a pas quitté.

Le gadget n'avait pas bougé. Soudain, devant ce bloc de chair éteinte et de silence hostile, il comprit que le garçon ne parlerait pas. Bergeaud abattit sa dernière carte. Avec une intensité presque douloureuse, il accrocha ses yeux dans ceux de l'enfant buté face à lui et dit :

— Elle était jolie Lucie. Quel âge ça lui faisait ? Dix sept ans, je crois. On n'est pas sérieuse quand on a dix sept ans. Tu savais qu'elle était enceinte ?

Le gris clair des yeux morts vira au bleu brusquement et deux demi-lunes de larmes translucides apparurent sous les paupières. En même temps, les mains bien à plat s'étaient refermées sur deux poings serrés si fortement que les doigts blanchirent sous l'effet de la contraction.

— Tu l'aimais, n'est-ce pas ?

Du rez-de-chaussée au dernier étage, on entendit un hurlement de loup blessé traverser l'immeuble.


Quand Dakari entra en trombe dans l'appartement, le légume était allongé au sol en proie à une crise de convulsion et agité de tremblements si forts que Bergeaud avait dû plaquer ses mains sur le corps de l'adolescent pour l'empêcher de se blesser. L'ambulance arriva quelques minutes plus tard. A dix-huit heures, l'infirmière déboula à son tour. Et elle raconta. Ce qu'elle savait du terrible secret de Lucie. La sombre malédiction qui pesait sur elle et ses enfants. Elle expliqua longuement les derniers mois de la vie de sa fille et l'enfer quotidien qui s'était installé dans leurs vies. Elle parlait maintenant sans s'arrêter. Et plus elle racontait, plus il comprenait. Mais elle était exténuée. Il comprit qu'il allait la perdre à nouveau. Le chagrin revenait trop vite et trop fort. Il décida d'interrompre la confession. De toute façon, il en savait assez désormais pour faire arrêter le criminel. Puis elle se mit à pleurer et à trembler doucement. Il la déshabilla, la doucha et après l'avoir revêtue d'un de ses pyjamas, la coucha dans son lit. Si certaines filles s'étaient déjà allongées ici, pour de courtes siestes sans rêves, c'était la première fois qu'une femme dormait dans la chambre. Il regarda son visage blanc se noyer dans les plis chiffonnés de l'oreiller et pensa qu'il aimerait venir la rejoindre dans son sommeil. Il se mit à imaginer ce que pourrait être sa vie avec elle. Un cabanon en Provence, du soleil à travers les volets et ces cheveux pâles éclaboussés au matin par la pluie de lumière chaude et le souffle de lavande descendus des collines. Son cœur se mit à battre plus fort. Il sentit comme une vibration et un pincement sur sa poitrine. Un tremblement saccadé qui battait la chamade. Le portable. Il ouvrit le petit appareil. C'était Luciani qui lui demandait de venir d'urgence à la boutique. Bergeaud lui expliqua rapidement ce qu'il venait d'apprendre et partit précipitamment.


Arrivé au commissariat, Bergeaud n'eut pas le temps de se rendre dans le bureau de l'inspecteur. Gobje l'attendait à l'entrée. Le patron lui ordonna de le suivre dans son bureau. Comme il s'apprêtait à monter, brusquement Luciani traversa le hall et passant derrière lui, glissa un petit papier dans la poche de sa veste. Il plongea la main dans sa poche et regarda le mot. Avec des pattes de mouches, l'inspecteur avait écrit : Demerde- toi pour allumer son ordinateur. Très important. Il fit une boulette avec le papier et la fourra au fond de sa poche. Les deux hommes entrèrent et Gobje referma derrière lui. Il alla s'asseoir derrière son bureau et désigna une chaise où l'enquêteur vint se poser. Gobje lui tendit alors une feuille et demanda :

— La DAPN vient de nous faxer ça. J'attends vos explications ?

C'était un formulaire de déclaration de perte d'arme au nom de Raynal.

— J'imagine que c'est la pièce D13 qui manque dans le dossier du gardien de la paix ?

— Parfaitement. C'est pas un rapport que je vais faire contre vous. Je vais vous traduire devant le conseil de discipline.

— C'est moins grave que de passer devant une cour d'assise.

— Je ne comprends pas.

— Vous êtes un assassin, Gobje. Et je vais le prouver.

— Et j'ai tué qui ?

— Une enfant de dix sept ans et celui qui pensait être responsable de sa mort.

— Vous êtes pas grand, Bergeaud mais côté imagination, c'est géant. J'ai hâte d'entendre votre roman. Allez-y, je vous écoute.

— C'est une longue histoire.

— Je ne suis pas pressé.

— Lucie, la gosse tuée par accident avait un frère. Or, ce dernier était amoureux de sa sœur. Au début, leur mère n'avait pas pris garde à ce qu'elle prenait pour des jeux inoffensifs. Quand elle a compris que ça devenait malsain, elle a essayé d'éloigner sa fille et l'a envoyée vivre chez son oncle, dans un autre quartier de Paris. Mais les gosses se voyaient en cachette. Un soir de ronde, Raynal et Cousegrain les ont découverts dans une cave, nus et allongés sur un matelas, complètement défoncés au crack. Mais leur attitude ne laissait aucun doute sur la nature de leur relation. Raynal connaissait un peu la famille. Il a été bouleversé de découvrir cet amour incestueux sur fond de came. Il a accepté de ne pas les dénoncer et a fait pression sur son équipier pour qu'il ne parle pas. Cousegrain m' a expliqué cet après midi que Raynal avait été profondément ému de ce qu'il avait découvert. Le gardien de la paix a essayé d'aider ces gosses à mettre fin à leur liaison monstrueuse et à renoncer à la drogue. C'était un bon flic, plus très jeune mais idéaliste. Il s'est cru investi d'une mission, sauver ces deux âmes et les ramener à la vie. Sans le vouloir, il est rapidement tombé amoureux de la jeune droguée. Elle était très belle et il n'a pas pu résister. Elle est devenue sa maîtresse. De ce jour, le piège était refermé. Quand elle s'est retrouvée enceinte, Lucie a compris qu'avec cet enfant, elle tenait un moyen supplémentaire de faire pression sur le flic. Elle a décidé de ne pas avorter. Le frère et la sœur se sont mis à faire chanter Raynal. Lucie prétendait porter dans son ventre de quoi le faire tomber pour viol. Au début, ils ont exigé de l'argent. Il leur a donné tout ce qu'il avait. Puis ils ont demandé de la drogue. Raynal a commencé à prélever dans les saisies, ici, au commissariat. Un peu au début, puis de plus en plus. Ils devenaient chaque fois plus gourmands. Des bruits ont couru à la boîte sur ces vols bizarres. Pour la première fois, des collègues ont ouvertement parlé de ripoux. Le gardien de la paix a vite compris qu'il allait se faire pincer.

Et c'est là que vous intervenez. Vous n'avez pas mis beaucoup de temps pour découvrir le voleur qui se servait dans les stocks des saisies. Vous avez trafiqué les bordereaux et couvert une première fois le gardien ripoux. Puis, vous avez fait cesser les vols et mis sous votre coupe les deux enfants. Raynal était un sentimental, faible et amoureux. Pas le nouvel amant de Lucie. Son erreur a été de vouloir rejouer le scénario de la grossesse avec vous. Discrètement, elle s'est faite avorter, aidée en cela par sa mère à qui elle avait prétendu porter l'enfant de son frère. Mais est-on certain de savoir vraiment quel fruit germait en elle ? Dès que l'occasion s'est présentée, elle s'est faite engrosser de nouveau. Ils avaient de plus en plus besoin d'argent pour la drogue et elle utilisait son ventre comme une arme. Je passe sur les détails de la conception, tout sauf immaculée. Vous êtes un homme prudent, surtout avec une droguée. Vous preniez vos précautions. Mais pas au point d'emporter vos préservatifs usagés avec vous. Au bout de quelques semaines, les manipulations de la petite ont payé. Elle était parvenue à se faire mettre en cloque avec votre sperme, Gobje. Les capotes sont encore rangées dans un carton chez elle. Sa mère m'a expliqué comment elle procédait. Elle n'osait pas me regarder en me racontant cela. Sans le vouloir, vous êtes devenu l'étalon d'une toxicomane psychotique de dix sept ans qui ne manquerait pas de vous accuser de viol. J'imagine qu'elle a essayé de vous faire chanter. Alors, mon histoire, elle est bien ficelée ?

— Remarquable. En gros, c'est ça. Mais vous n'avez pas l'ombre d'une preuve et vous savez très bien que ni la mère, ni son fils témoigneront contre moi. Parce que chacun craint pour la vie de l'autre. Vous avez joué finement mais les cartes sont dans mes mains.

— C'est vous qui avez tué Raynal ?

— Oui, même si je n'ai pas voulu cette mort.

— Je peux vous poser une question qui me turlupine depuis des heures ? Pourquoi, vous teniez tant à reculer l'heure du crime ?

— A cause de ça.

Il désigna du menton, l'ordinateur posé face à lui. Bergeaud se leva et faisant le tour du bureau vint se placer devant l'écran. Il appuya sur le bouton de l'unité centrale et la machine démarra en faisant d'abord défiler des lignes blanches sur fond noir puis le logo aux fenêtres de couleurs. Bergeaud demanda :

— Vous m'expliquez, je n'y connais rien à ces machines.

— Moi non plus. Je suis commissaire, pas dactylo. Encore heureux qu'on me demande pas de taper là-dessus, comme une secrétaire. J'ai été obligé de reculer la date de la mort de Raynal à cause de ces ordinateurs. Leur bug de l'an deux mille. Le trente et un décembre, c'était la date limite pour rapatrier tous les fichiers sur les nouvelles machines, comme celle là.

Il approcha la main pour éteindre mais Bergeaud interrompit son geste en disant :

— Laissez le allumé, ça me fascine toutes ces petites étoiles qui bougent.

Gobje se renfonça dans son fauteuil face à l'écran et continua :

— On a pas mal de vieux micros ici qui ont été remplacés cette année par de grosses bécanes comme cette espèce de télé sans son qui bouge devant nos yeux. Paraît que même nous, les patrons, on va travailler avec l'Internet. Bref, les informaticiens nous ont expliqué que toutes les machines qui ne passaient pas le test de l'an deux mille ans devaient être rapatriées au ministère. Soi disant qu'on doit les modifier et les refourguer dans les écoles. Tout ce qui concerne la bavure de Raynal a été saisi sur ce type de micro. On a reçu pour consigne à l'automne d'archiver les procédures sur supports numériques et de nettoyer ensuite les fichiers. En datant la mort de Raynal le trente et un décembre, j'étais à l'extrême limite mais je pouvais encore faire saisir les procès-verbaux et mon rapport sur un de ces vieux coucous. Ensuite, je n'avais plus qu'à archiver puis détruire tout ce qui concernait la bavure et la mort du gardien de la paix. On attaquait une nouvelle année sans plus rien concernant ces deux affaires dans des machines toutes neuves et toutes vierges. Plus de traces du passé, sauf à plonger dans les kilomètres de kilobits des archives. C'était juste une sécurité de plus. Une façon d'empêcher que quelqu'un relise par hasard les dépositions et s'aperçoive des contradictions et des inexactitudes dans les deux dossiers.

— Vous me racontez la mort de Raynal ? Histoire de pas mourir idiot.

— Tu as un micro sur toi ?

Gobje se leva brusquement et se dirigea vers l'enquêteur qu'il se mit à fouiller minutieusement. Il retourna s'asseoir après avoir confisqué le portable de Luciani qu'il fit tomber dans un tiroir.

— Je vais te répondre, fouille merde. Ca m'intéresse de continuer cette conversation et de savoir jusqu'où tu as été. Cette nuit, je suis tombé par hasard sur le gosse mais j'ai tout de suite compris qu'il y avait un risque énorme à le laisser là toute la nuit. En outre, il fallait absolument que je sache ce qu'il savait et surtout, qui il soupçonnait. Je suis revenu avec Raynal. Le pauvre connard était terrorisé quand il a appris que le frère de sa victime était là. Dans le couloir, je lui ai proposé de le rassurer en faisant une expérience. Je lui ai dit de pas chercher à comprendre et de me faire confiance. On est rentré dans la salle et Raynal s'est assis face au gosse. Moi, j'ai posé mon cul sur la table entre les deux et j'ai commencé à interroger le garçon. Il avait cet air absent et ahuri de débile profond quand brusquement il a plongé sa main dans mon dos et s'est emparé de mon arme. Mais c'est sur moi qu'il essayait de tirer ce petit salopard ! Mon piège avait remarquablement fonctionné. J'avais vidé le chargeur avant de mettre mon flingue dans le dos et faire en sorte qu'il le voit et le saisisse. Ce que j'avais pas prévu c'est qu'il se mettrait à parler. Il a tout déballé à Raynal. Le meurtre de sa sœur, l'enfant fabriqué avec mon foutre. Tout. Quand il a terminé, j'avais eu le temps de récupérer mon arme et de visser un silencieux au bout du canon. J'ai tiré en pleine tête et gardé le pistolet en expliquant au môme qu'il y avait ses empreintes et que tout l'accusait. Il s'est échappé par la cour. Il nous bien baisé ton légume. Il simulait vraiment.

— Et pour Lucie ?

— J'avais rendez-vous avec elle, au moment du rodéo. J'avais décidé de la faire disparaître cette nuit là avec le flingue de Raynal que j'avais pris dans son vestiaire et échangé contre un autre du même modèle confisqué à un malfrat. Il était trop saoul pour se rendre compte que j'avais changé les armes. J'ai fait en sorte de l'envoyer dans le quartier de Lucie. Il suffisait de tuer la petite garce et de lui demander de venir nous rejoindre ensuite. Au matin, on aurait découvert les deux corps, la victime et son bourreau suicidé avec l'arme du crime. Mais je n'ai pas trouvé Lucie. Je me suis douté qu'elle était avec les jeunes de la citée à regarder les bagnoles volées tourner autour des immeubles. Quand je suis arrivé et que j'ai vu Raynal, bras tendu, l'arme au poing, prêt à tirer dans l'axe où elle se trouvait, j'ai compris que c'était inespéré. Elle allait mourir tuée par l'arme du flic mais devant des centaines de témoins persuadés d'avoir assisté à un accident. Le crime parfait. Je n'avais même plus besoin de supprimer Raynal. Si lui, resterait convaincu d'avoir donner la mort accidentellement, personne ne croirait qu'il avait touché sa victime par hasard si on découvrait ses liens avec Lucie. Il se tairait à jamais. Je me suis planqué et j'ai tiré avec un silencieux en même temps que les flics. Normalement, les gens du labo aurait du voir que l'angle de tir n'était pas bon mais je les ai appelés en leur demandant de pas trop charger mes hommes et en expliquant que j'étais sur les lieux de la bavure. Et que l'affaire était un banal accident. L'enquête a été vite bâclée. On ne m'a même pas reproché d'avoir oublié de demander une prise de sang pour vérifier l'alcoolémie. Peu de temps après, je me suis présenté sur les lieux de l'accident et j'ai confisqué les deux armes des hommes qui avaient fait feu en même temps. Officiellement pour les remettre au juge. Je faisais mon boulot de commissaire. Ensuite, il m'a suffi d'intervertir les pistolets et de donner aux scientifiques celui de Raynal avec lequel j'avais tiré. Tout correspondait, les numéros de séries, la balistique. La balle qui avait tué la jeune fille provenait de l'arme du gardien de la paix. Quand le flingue est revenu du labo, j'ai rendu son arme à Raynal puis fait disparaître celle qu'il avait ce soir-là .

— Pourquoi avoir repris et volé le pistolet de Raynal plus tard ?

— Encore une sécurité. Au cas où j'aurais dû quand même le tuer. Tant qu'à le suicider autant que ce soit avec sa propre arme.

Voilà. Maintenant vous allez me laisser travailler gentiment et rentrer vous reposer. Vous n'avez pas dormi depuis deux jours, vous devez être fatigué. Vous ne pouvez rien contre moi, et vous le savez. Je vous suggère de vous mettre en congé maladie jusqu'à votre nouvelle affectation. Je pense que vous avez également consulté votre dossier. Vous savez que vous mutez ?

— Oui, au soleil. Et vous à l'ombre. Vous pouvez éteindre l'ordinateur maintenant. Mon expert va vous expliquer. Vous avez tort de ne pas vous intéresser à l'informatique. Vous permettez ?

Bergeaud saisit le téléphone posé sur le bureau de commissaire et appela un numéro interne.

— Allo, Luciani. Tu peux monter nous rejoindre chez le patron ?

Un instant plus tard, l'inspecteur frappa à la porte et entra du pas traînant des nomades falashas. Bergeaud désigna l'écran qui continuait de jouer la guerre des étoiles devant le commissaire et demanda à son jeune collègue :

— Tu nous expliques ?

Luiciani fit le tour du bureau et vint se placer juste devant l'écran. Il fit une grimace suivi d'un petit geste de la main et dit en souriant :

— Coucou, vous êtes filmés. Je profite de passer à l'antenne pour dire que je ne serais pas contre une petite augmentation et que l'enquêteur Bergeaud, ici présent mériterait bien de passer inspecteur avant de rejoindre sa Provence natale.

Gobje, silencieux regardait Luiciani sans comprendre. Visiblement, il le prenait pour un fou. L'inspecteur montra une sorte de grosse loupe incrusté en haut et au milieu du bandeau de PVC gris qui entourait l'écran et dit:

— Ca s'appelle une web caméra. Et en ce moment, ça nous filme. Quand j'ai appris que vous deviez repasser, je suis venu en douce bidouiller votre micro. Nous sommes actuellement reliés au site Internet de la police des polices. Les bœufs carottes suivent votre conversation avec Bergeaud depuis que cette machine est allumée. En ce moment même, les hommes du commissaire Pertignac sont en route et nous les attendons d'un instant à l'autre.

Les deux hommes sortirent. Dans le couloir, menottes en main, un groupe de flics en civils se dirigeaient à grands pas vers le bureau qu'ils venaient de refermer.

Dans le hall, Luciani demanda à l'enquêteur :

— Et si tu n'étais pas parvenu à allumer l'ordinateur ?

— Il me restait un atout en main. Le labo a archivé la carte génétique de la gosse et du fœtus à partir des fragments d'ADN. Il serait facile de faire une recherche en paternité. En plus, je pense que je serais arrivé à convaincre la mère et son fils de témoigner.

— Ils sont là.

Bergeaud, surpris, interrogea son jeune collègue du regard. Luciani sortit un gros cône de papier roulé autour de feuilles de chanvre libanais et dit en portant son briquet à ses lèvres:

— L'infirmière s'est inquiétée quand elle a vu que tu avais quitté l'appartement avec précipitation. Elle est dans mon bureau avec son gamin.

— J'y vais. On se voit après, je t'offre un verre à l'orphelinat de la rue Jean Jaurès. Attends moi.




Elle était assise à côté de son légume. Le bibelot avait repris vie. Quand Bergeaud s'avança vers eux, la mère et le fils parlaient doucement. Le gosse retourna attendre dans le hall. Ils restèrent seuls tous les deux, presque intimidés. Par la vitre au store relevé, ils virent passer Gobje, encadré par les flics de Pertignac.

Elle semblait plus reposée, presque apaisée. Il parla le premier:

— Tu savais n'est-ce pas, pour le gadget ?

— Oui. Je savais qu'il simulait mais je n'ai pas voulu lui montrer que j'avais compris. C'était ma façon de respecter sa douleur. Mais il n'est pas responsable et d'une certaine façon, le masque de mort qu'il a posé sur ses traits a mangé son visage pour toujours. Il ne pourra jamais faire le deuil de sa sœur. Lucie était diabolique et perverse mais elle n'a aimé que lui. La passion qu'il a vécue pour elle va l'emporter. Plus vite que la cocaïne. J'ai mis au monde deux enfants fous. C'est terrible pour une mère. J'ai vu mon père se pendre et sa nièce qui était ma mère finir comme une bête sauvage dans un asile de province. Moi, je suis soignée pour une hystérie que j'ai du mal à effacer depuis des années. Il y a quelque chose de pourri qui coule dans notre sang. Dans les veines trouées et bleuies de mes gosses, la drogue s'est mélangée au poison qui ronge ma famille depuis toujours. Aujourd'hui mon fils est revenu au monde mais ce n'est qu'un sursis. La haine et la vengeance l'ont tenu debout mais demain, je sais qu'il ira la rejoindre. Il disparaîtra à nouveau et ne reviendra plus. On trouvera son corps sur une voie ferrée et on écrira suicide ou overdose sur sa fiche.

Bergeaud s'avança un peu plus et glissa ses doigts le long du cou de l'infirmière. Comme on recueille un peu d'eau au creux des mains, il prit son visage délicatement puis posa ses paumes sur les lèvres de la femme. Il n'était plus temps de confesser mais d'absoudre. En silence, il pria pour qu'elle accepte de l'accueillir encore dans son église dévastée.

Les yeux baissés, il chuchota, sans oser la regarder:

— Dans deux semaines, si tu veux, on part du côté d'Aubagne. J'ai un petit cabanon là-bas. On plante le légume sous le soleil et on l'arrose aux sources de la Provence. Viens avec moi et allons mélanger nos racines tous les trois, ce que nous ne pourrons sauver, allons le perdre ensemble.


Dehors la nuit était tombée depuis longtemps. Ils s'engouffrèrent dans le café de la rue Jean Jaurès et Bergeaud commanda deux cognacs. Depuis un moment, Luciani le regardait d'un air étrange. Presque timidement, l'inspecteur osa une question qui lui brûlait les lèvres depuis le début de l'après midi :

— Pardon de ma question Bergeaud mais sans que ça te fâche, est-ce que tu pourrais me dire combien tu mesures ?

— A la dernière visite, un mètre cinquante cinq, pourquoi ?

— Tu peux te retourner et te mettre contre mon dos, épaule contre épaule ?

Bergeaud s'exécuta. Luciani s'adressant au garçon de café lui fit signe de s'approcher et demanda :

— C'est lequel le plus grand ?

— Pareil, Jésus. Vous faites la même taille tous les deux. C'est quoi votre jeu ? Après, vous allez me sortir vos zizis et mesurer sur le comptoir celui qui a la plus grande ?

Luciani ne répondit pas. Il se retourna et regarda Bergeaud qui semblait complètement absorbé par la contemplation de la vitrine devant lui. Il passa une main rapide devant les yeux de son collègue et lui dit :

— T'as tout faux. On mesure un mètre soixante dix tous les deux. C'est marrant mais j'ai l'impression que tu as grandi depuis hier.

Bergeaud n'écoutait pas. Il se dirigea vers un groupe de jeunes attablés contre la vitrine du café. Il demanda abruptement:

— Vous êtes là depuis longtemps ?

Une jeune femme plutôt élégante répondit :

— On est arrivé vers dix huit heures, pourquoi ?

— Le ciel, comment il était le ciel avant que la nuit tombe ?

— Je ne sais pas, bleu, pourquoi ? Philippe tu te rappelles le ciel, tout à l'heure ?

Un garçon d'un trentaine d'années, habillé mode, genre beau gosse qui se serait trompé de quartier, répondit en faisant mine de réfléchir profondément:

— Bleu. Pas un nuage. Un beau coucher de soleil. Avec une grosse boule jaune qui est descendu tout droit. C'est ça, un ciel d'azur et plein de traits de lumière jaune comme une couronne d'or.

Il sourit et fier de lui ajouta à l'intention de ses copains :

—Putain, les mecs, c'est pas une description géniale, ça ? Vous avez entendu le poète! Son voisin reprit :

— Poète mais pas photographe. C'est pas ça. Au début oui, mais après il y a eu l'embrasement. Vous avez pas fait attention bande de nazes, à vous raconter toutes vos conneries d'hier soir. Un coucher de soleil comme dans les cartes postales. Avec des grandes traînées rouges et comme des flaques de sang par-dessus l' horizon. C'était somptueux. Tout ce rouge et l'orange du soleil.

— C'est toi qu'est naze. Ca c'était hier. Aujourd'hui, le ciel était bleu et jaune.

— Mais non, rouge, je te dis.

Bergeaud retourna au comptoir. Il regarda Luciani et lui resservit un verre. Il hocha la tête d'un air entendu et dit à l'inspecteur que le cognac commençait à chauffer:

— On termine nos verres et on va finir la soirée chez moi. Je veux te présenter quelqu'un.


Ils étaient tous là, dans la cour. A l'attendre. Inquiets et soulagés quand ils le virent déboucher avec son compagnon sous le porche. Le tam-tam urbain les avait déjà prévenus que l'ancien gardien de la paix venait de faire arrêter un commissaire. Ils avaient du mal à croire pareille histoire et beaucoup penchait pour le contraire. Et le voyait déjà au fond d'une cellule. Tous les habitants de l'immeuble étaient en bas. Eparpillés comme dans une cour d'école et dispersés autour du seul arbre à palabres qu'ils avaient trouvé ici, sous la forme d'un jeune marronnier plutôt rachitique arrosé de pisses de chats et d'eaux de lessives. Dakari et les maliens, les congolais, les africains, les maghrébins et la famille de hongrois du cinquième. Même les deux chinois pédés du Palais de Jade étaient descendus. Les femmes, regroupées autour d'un brasero faisaient cuire les merguez et les brochettes qui restaient de la fête. Tout autour des adultes, une nuée d'enfants couraient ou venaient se réchauffer près des mamans. Et au milieu des gosses, dans une couverture de toile écrue, la petite princesse de Gao, frêle dans la nuit sombre et plus belle qu'un diamant noir.

Bergeaud lui fit signe de s'approcher. Il prit la main de la jeune malienne et délicatement la posa dans celle de Luciani. Il dit en regardant la jeune fille mais en s'adressant à son collègue:

— Elle s'appelle Moussa. Tu te démerdes comme tu veux mais tu lui fais des papiers. Et si tu ne tombes pas amoureux d'elle, c'est vraiment que les jamaïcains sont des branleurs.

Il s'éloigna et alla à la rencontre d'un petit groupe d'anciens qui parlaient à voix basse. Il s'inclina devant le plus vieux d'entre eux et lui demanda :

— Dis, marabout, ce soir, est-ce que tu as vu la couleur du ciel quand le soleil s'est couché ?

—Oui, je l'ai vue.

— Tu veux bien me dire ?

— Approche.

Bergeaud pencha la tête et le vieillard chuchota quelques mots à son oreille. Il se recula et marcha un peu. Puis il leva la tête et regarda les étoiles. Quand Dakari vint le rejoindre, le visage de son ami avait perdu toute expression intelligible et ses traits s'étaient figés dans un mouvement de stupeur et d'hébétude. Le regard fixe, perdu aux confins de la matière au-dessus de lui, ses yeux semblaient vouloir pousser le cri que ses lèvres ne parvenaient pas à laisser échapper. Et Dakari aurait été bien incapable de dire si ce qu'il lisait dans ce regard était de la douleur ou de la joie.



Nice, septembre 1999




Philippe ARNAUD
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