Au début de son mariage monsieur Tho n’avait pu que se féliciter de son choix : madame Thao était une épouse modèle, bonne cuisinière, même si en ces temps-là il y avait peu et si elle devait faire pour le mieux avec ce peu-là, toujours de bonne humeur, attentive au moindre désir de son époux. Et puis l’ennemi était rentré dans la maison. L’ennemi c’était la télévision. Et madame Thao s’était avérée accro aux feuilletons coréens. Tôt le matin et jusque tard dans la nuit l’ennemi diffusait ces abominations que Monsieur Tho détestait. Il ne pouvait plus écouter la musique populaire traditionnelle dont il raffolait. Elle restait rivée à son fauteuil, fascinée par l’ennemi qui diffusait son venin à longueur de journée. Madame Thao en négligeait tous ses devoirs de cuisinière, de ménagère et d’épouse et elle était devenue une mégère acariâtre qui ne supportait pas d’être interrompue dans ce qui était maintenant sa seule activité. Monsieur Tho en était réduit à manger sur le trottoir. Et son travail s’en ressentait. Il n’était pas rare qu’il s’endorme dans le bus où il vendait les billets. Les conducteurs se plaignaient et monsieur Tho craignait de perdre son emploi, jusqu’au jour où en rentrant il trouva madame Thao morte devant la télévision, victime d’une overdose de feuilletons coréens. Monsieur Tho fêta comme il se doit l’évènement, c’est-à-dire qu’il invita la parentèle, les voisins, les collègues de travail à l’enterrement et l’on fit ripaille pendant plusieurs jours avant de conduire madame Thao jusqu’à sa tombe provisoire . Monsieur Tho paya même un orchestre qui joua « Cát Bụi » et du jazz vietnamien, convia tous les bonzes et bonzesses du village, et loua trois cars. Cent jours après le décès, monsieur Tho cessa de déposer de la nourriture sur l’autel, conformément à la tradition. Il pensa revendre la télévision. Monsieur Tho allait enfin être un veuf heureux ! Mais une nuit monsieur Tho sentit une présence dans la pièce, il ouvrit les yeux et poussa un hurlement de terreur quand il reconnut madame Thao, ou plutôt son fantôme, qui pointait un doigt osseux vers lui en hurlant : - Je veux écouter la télévision… Et la vie de monsieur Tho redevint un enfer : le fantôme se manifestait à n’importe quelle heure de la nuit pour écouter ses feuilletons. Monsieur Tho en perdit et le sommeil et l’appétit, mais il patienta jusqu’à la fête des âmes errantes . Il fit confectionner une superbe télévision en papier votif, il prit même soin d’y faire peindre par le calligraphe de la rue Hai Bà Trưng « made in Korea ». Le quinzième jour du septième mois lunaire il brûla la télévision et vit avec soulagement la fumée gagner le ciel, et la télévision rejoindre madame Thao. Cette fois monsieur Tho était libre. Du moins le croyait-il. Car la nuit même une voix aigre lançait : - Et la télécommande ? |
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