Asile De Nuit une nouvelle de Cedric Citharel


Asile De Nuit

par

CEDRIC CITHAREL

Pour beaucoup de gens, la tombée de la nuit est un moment comme un autre, souvent l’heure de rentrer chez eux après une longue journée de travail ; pour moi, c’est surtout le signe qu’il me faut rapidement trouver un endroit tranquille, un endroit où dormir. Ce soir, je n’ai pas assez d’argent dans mes poches pour me payer une chambre à l’hôtel ; et comme il y a eu plusieurs averses pendant la journée, en plus du froid, il va falloir que je me mette à l’abri de la pluie.

Dans une grande ville, les coins pour passer la nuit ne sont pas plus nombreux qu’à la campagne, ils sont juste plus resserrés, mais aussi plus difficiles à trouver. Toutes les bonnes places sont déjà prises. Loin des agglomérations, il y a toujours une grange ou une cabane pour s’installer et dormir en paix, le problème, c’est que pour trouver une telle bâtisse, inhabitée, il faut souvent crapahuter pendant plusieurs dizaines de kilomètres, et on n’est jamais sûr du résultat à l’avance. Sans compter qu’au petit matin, il faut marcher pendant des heures avant de retrouver un endroit où l’on peut espérer gagner une poignée d’euros pour s’acheter à manger. Comme les SDF doivent choisir entre la ville et la campagne, entre souffrir du froid et de l’insécurité, ou de la faim et de la maladie, j’ai opté pour la ville.

Je marche un peu, à la recherche d’une idée, d’une porte ouverte. En levant la tête, je vois tous les appartements inoccupés dans lesquels je pourrais passer la nuit. Ça me fout toujours un peu le cafard, mais je préfère éviter d’y penser. Je continue de marcher.

 

C’est en passant le coin d’une rue que je l’aperçois. Elle a une petite vingtaine d’années et promène un cocker roux, je décide de la suivre. Un jean noir et une parka verte, le tout coiffé d’un bonnet de laine grise ; s’il n’y avait pas cette écharpe aux couleurs vives et cette silhouette fluette et gracieuse, je pourrais croire avoir affaire à un zonard. Je n’ai distingué son visage que pendant un très bref instant. Tout ce dont je me souviens, c’est qu’elle a les yeux clairs. J’aimerais pouvoir mieux me rappeler sa figure, mais je n’ai jamais eu de mémoire pour ça.

Soudain, son chien s’arrête. Elle le traîne dans le caniveau et attend. Comme je n’ai pas envie de la quitter, j’attends aussi ; et comme je ne peux quand même pas regarder le chien, je la regarde, elle.

« Vous voulez quelque chose ? »

C’est bien qu’elle ait osé me parler. Certaines personnes auraient eu peur et auraient cherché à s’éloigner, ou à appeler au secours.

« Je ne sais pas où dormir. »

C’est un peu abrupt, mais à cette heure-là et pour un homme dans ma situation, il n’y a pas grand-chose à dire à quelqu’un que l’on croise pour la première fois.

« Ah, je suis désolé, mais je ne vais pas pouvoir vous aider. Mon copain m’attend à la maison et nous n’avons pas prévu de recevoir du monde. »

Sa réponse me fait sourire.

« Non, non, ne vous inquiétez pas, je ne pensais pas vous demander de m’héberger. Quand j’avais un domicile, je n’ai jamais reçu de SDF chez moi ; je sais bien que ça ne se fait pas. Non… je pensais que vous auriez peut-être une cave où je serai à l’abri de la pluie. »

Le chien a terminé de faire ses besoins. Il s’est relevé et attend qu’on reparte. Elle le regarde et pendant un imperceptible moment, elle réalise qu’il dormira au sec ce soir, et pas moi, pas si elle ne m’aide pas. Ensuite, elle réfléchit, quelques secondes de plus. La pluie s’est remise à tomber, en petites gouttes fines et froides. Elle cherche une bonne raison pour me refuser son aide, mais n’en trouve pas.

« Suivez-moi. » murmure-t-elle doucement.

Nous marchons côte à côte. J’aimerais lui parler, lui dire des choses stupides comme il est normal qu’un garçon dise à une fille de son âge la première fois qu’ils se rencontrent : lui demander comment elle s’appelle, lui dire que ce serait plus sympa si on se tutoyait, des choses comme ça ; mais j’ai peur de l’effrayer encore plus.

« Il s’appelle comment votre chien ?

— Bouloche… c’est une demoiselle. »

Je souris. Maintenant, je ne peux plus lui demander son prénom. Après avoir demandé celui du chien, ça serait maladroit.

« Moi, c’est Fredo.

— Pour Frédéric ?

— Non. Frédéric, ça fait longtemps qu’il n’existe plus. Moi, c’est Fredo. »

Jo, Phil, Ric, Bébert, quand ce n’est pas Cacahouète ou “Le Messie” ; de tous mes compagnons d’infortune, je n’en ai jamais rencontré un qui ait gardé son vrai prénom. Se faire appeler comme on veut, ou du moins différemment de ce qu’on a prévu pour nous, à notre naissance, c’est un privilège réservé aux artistes et aux marginaux, alors on en profite ; et puis, les Jean-Benoît et les Guillaume ne restent pas longtemps dans la rue, ou alors ils deviennent des J.B. ou des Will.

« Et moi, c’est Delphine.

— Enchanté. »

Je ne trouve rien à lui dire de plus original. C’est mignon comme prénom “Delphine”, mais ça ne m’inspire rien de drôle ni de brillant. On continue de marcher, pendant quelques minutes, et puis Delphine s’arrête devant le pas d’une porte.

« Tu m’attends ici, je rentre Bouloche et je redescends. »

Elle tape le code assez rapidement pour que je ne puisse pas le voir et disparaît derrière la porte en bois verni, vert sombre. Je me mets à l’abri sous la porte cochère et j’attends. Ça peut prendre une minute, mais elle peut aussi ne jamais revenir. Je m’allume une cigarette.

Des pas résonnent derrière la porte. Un bruit métallique précède son ouverture ; puis Delphine réapparaît.

« Tu fumes ?

— Non, j’ai arrêté, lui dis-je en recrachant la fumée.

— J’ai plein d’amis qui ont arrêté parce que ça leur coûtait trop cher. »

Évidemment, voir un SDF fumer, ça dérange toujours les honnêtes gens. Pourtant, quand on y réfléchit, c’est un plaisir facilement accessible, relativement bon marché et pas trop lourd à transporter.

« C’est dommage, j’ai des actions chez Marlboro.

— Ça te dit d’aller prendre un verre quelque part ? »

Si ça me dit ? Depuis que je suis SDF, on ne m’a jamais proposé d’aller prendre un verre. Certaines personnes m’ont offert une baguette de pain ou une cigarette, d’autres arrivent parfois au petit matin avec des croissants, mais prendre un verre, il faut qu’elle soit vraiment gonflée.

« Avec plaisir, mais pas dans un coin trop select, on risquerait de ne pas me laisser rentrer.

— On devrait pouvoir trouver ça. »

 

Et en effet, on a trouvé un bar branché, mais pas trop regardant sur le look de leurs clients ; l’endroit est tellement sombre que de toute façon, on se distingue à peine. Heureusement, la musique n’est pas trop forte et on peut s’entendre. Comme ça fait longtemps que je n’ai pas discuté avec quelqu’un qui ne soit pas aussi un SDF, ça reste quand même difficile.

Delphine me regarde en cherchant une question qui ne soit pas : “Comment est-ce que tu as fini dans la rue ?” J’essaye de lui faciliter la tâche. Nous ne pouvons parler ni boulot, ni hobbies, ni famille, alors je lui demande si elle a l’habitude de voyager.

« L’été dernier, je suis partie faire de la plongée au Mexique, avec l’UCPA. »

Je connais aussi le Mexique. C’était pendant ma période “sac à dos”. J’y suis resté quelques mois, dans le nord du pays, pour récolter le maïs. Nous nous racontons nos expériences respectives, et après avoir acquis la certitude mutuelle que nous n’avons aucun souvenir commun, ni même comparable, de ce vaste pays, nous essayons de trouver un autre sujet de conversation. C’est un échec.

« Bon, eh bien ça n’est pas tout ça, mais je commence tôt demain. Je suis infirmière à l’hôpital Tenon. Il va falloir qu’on y aille. »

À ce moment-là, je pose ma main sur la sienne. Elle est toute petite. Il n’y a pas de mouvement de recul, de dégoût, ou quoi que ce soit dans ce genre. Ça me fait du bien.

On quitte le bar et on marche jusqu’à chez elle. En chemin, je l’embrasse et elle se laisse faire. Sans vouloir donner de détails, elle est même plutôt hardie sur ce coup là. Après que j’ai récupéré ma langue, nous continuons de marcher. Je suis heureux.

« Bon, c’est toujours OK pour la cave ? Tu sais, mon copain est en haut… »

Je ne réponds rien. Depuis que nous nous sommes embrassés, j’espérais autre chose, n’importe quoi d’autre. Je ne crois pas vraiment à cette histoire de “copain”, mais je n’ai pas l’intention d’insister. En fait, j’hésite même à la remercier pour le verre avant de repartir, seul. J’ai l’impression que ce soir, je ne pourrai pas tomber plus bas, ni dans un endroit plus glacial, que dans la cave qu’elle me propose maintenant.

 

« C’est OK. »

Je regrette déjà, mais j’ai envie de rester près de Delphine, le plus près possible. J’ai envie de lui laisser le temps de réfléchir, de changer d’avis. J’ai envie d’elle, aussi.

Nous descendons au deuxième sous-sol, à la cave. Nous nous embrassons à nouveau ; encore plus fort ; je sens même une légère morsure. Nous recommençons plusieurs fois, je ne veux pas la laisser partir, et puis finalement, elle me repousse et me dit : « Je reviens ».

Je m’assois dans un coin et j’attends. Heureusement, il y a de la lumière. Le sol est humide, mais j’ai connu pire ; et la température est assez douce. Étrangement, il n’y a rien dans cette cave. Les murs blancs en briques semblent avoir été repeints récemment. Ça me rappelle les cellules des quelques commissariats dans lesquels il m’est déjà arrivé de passer la nuit. Les flics aussi rajoutent inlassablement des couches de peinture blanche et brillante pour recouvrir leurs murs les plus dégueulasses. La seule différence, et elle est de taille, c’est que dans un commissariat je n’ai jamais embrassé ma geôlière avant de m’endormir. C’est une première pour moi.

 

J’entends des bruits de pas et je vois Delphine revenir avec une couverture sur l’épaule.

« C’est ce que j’ai trouvé de plus chaud, mais j’ai aussi amené ça. »

Dans sa main, elle tient un grand bol rempli d’un liquide jaunâtre.

« C’est de la soupe. Je suis sûre que ça te fera du bien. »

Je la remercie et je me mets à l’aise pour boire ma soupe pendant qu’elle est encore chaude. Delphine n’a pas l’air pressée de remonter.

« Tu sais ? S’il n’y avait pas mon copain là-haut, je t’aurais proposé de venir avec moi. »

La soupe est un peu trop salée, mais elle est bonne. D’un hochement de tête, j’acquiesce doucement.

« De toute façon, t’es un mec, alors tu n’aurais pas dit non. »

Évidemment que je n’aurais pas dit non. Entre une nuit dans un vrai lit, après une bonne douche, et avec une charmante jeune fille ; et une nuit à même le sol dans une cave humide, le choix semble évident. Ça m’embête quand même qu’elle me présente la question sous cet angle. Je cherche quelque chose à répondre, mais je sens que les mots restent bloqués dans ma gorge. Il y a quelque chose dans cette soupe qui m’a anesthésié les cordes vocales. Soudain, la porte claque et j’entends la clé tourner deux fois dans la serrure avant que les pas de Delphine ne s’éloignent.

 

Ça fait probablement des jours que je suis dans cette cave. Ma voix n’est pas revenue et je suis trop faible pour continuer à essayer de défoncer la lourde porte en bois. Je peux à peine bouger et je ne suis même plus capable de me tenir debout. Soudain, j’entends des pas. Une démarche lourde, à moins que ce ne soient mes oreilles qui bourdonnent et qui transforment les sons. Deux tours de clé et la porte s’ouvre. Derrière, Delphine est en uniforme d’infirmière. Son regard est doux et elle tient une seringue à la main. Qu’elle ait décidé de me soigner ou d’abréger mes souffrances m’importe peu, je n’ai plus d’autre choix que de me laisser faire. Pendant qu’elle m’embrasse, je sens l’aiguille s’enfoncer dans ma peau.

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