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Au Creux Du Nombril |
Lentement, il dirigeait sa capsule sur le sable. On ne distinguait encore rien. Pourtant ce devait être là, selon la carte. Et il y avait des heures qu'il pataugeait parmi les dunes! Un paradis terrestre... Il aurait imaginé une forêt tropicale, au moins... Il avait demandé à être le premier a effectuer cette mission: remonter le temps à la recherche de l'Eden... Personne n'avait osé se rendre aussi loin. De retour à la base, il serait célèbre. A supposer qu'il découvrît quelque chose... Irrité, il consulta encore la carte, jeta un coup d'oeil devant lui. Il allait tenter d'escalader cette dune, plus haute que les autres, qui barrait la vue. Un paysage finirait bien par se dévoiler! La capsule glissait sans bruit, avec une apparente facilité. L'effort cependant était intense car c'était lui qui poussait la machine, à force d'ondes mentales, et l'exercice durait depuis longtemps. Parvenu au sommet, il s'arrêta; de la hauteur où il se trouvait il ne pouvait plus rien voir que le ciel rose. Il sortit, plongea avidement son regard dans le vide; le coeur lui bondit dans la poitrine... La vallée! elle était là, fertile et paisible au centre des dunes. Un micro-climat, songea-t-il; incroyable. Abandonnant son engin il s'élança allègrement vers elle, sans songer à ce que serait la remontée. L'air était pur; ses pas ne laissaient aucune trace dans le sable. Il avait soudain l'impression de voler. Sensation familière lors de ce genre d'excursion, que ce soulagement qui compensait l'effort; cependant, jamais auparavant il ne s'était senti aussi léger, aussi transporté. Un lac immense. Ou un fond d'océan, peut-être, bleu, immobile, et le jardin, des arbres gigantesques , des oiseaux, des fleurs... Il progressait, en proie à une euphorie croissante. Tout ce qu'il voyait et touchait à présent lui faisait signe, comme cette douce, vague réminiscence qu'il éprouvait souvent, là bas. Rien de ce qu'il voyait, de ce qu'il ressentait ne lui était vraiment étranger. Enfant, il avait connu ces couleurs, ces vibrations; il se souvenait. Il redécouvrait. Ce voyage était la confirmation d'une intime certitude. Un tigre passa sans le voir. Il admira la souplesse de sa démarche, la beauté de son poil. Plus loin, il entendit chanter un oiseau, puis le vit s'envoler dans un panache de couleurs. Partout l'eau ruisselait, du tronc des arbres, des feuilles, du sol, et le ciel restait pâle et clair, parcouru non pas de nuages mais d'arcs-en ciel doux et souples qui chatoyaient sur les feuilles comme de la soie, sur la mousse comme du velours. Il se ressaisit: Malgré la fascination que le jardin exerçait sur lui, il se devait d'en ramener une observation précise et scientifique. C'est alors qu'il remarqua un fait étrange: les arbres ne portaient pas de fruits, d'aucune sorte. De même les fleurs au parfum sucré ne bourdonnaient pas de l'essaim des abeilles. Il interrompit sa marche pour suivre du regard la course insouciante d'un singe à travers les branches; Où pouvait-il trouver sa nourriture? Ce besoin ne paraissait pas le préoccuper. Avec un étonnement croissant, il remarqua que ce magnifique gorille qui se balançait à présent à quelques pas de lui avait le ventre complètement lisse. L'idée le traversa en un éclair, nette, irréversible: "PAS DE NOMBRIL"... Ce monde de bonheur et de paix n'était pas le jardin, du moins: pas le jardin final de la croissance et de la multiplication. C'était le jardin d'AVANT la naissance, le jardin dans sa conception MENTALE initiale... La terreur le cloua sur place: s'il en était ainsi, c'est qu'il était remonté trop loin, beaucoup trop loin, sans s'en apercevoir. Il se retourna: la dune se dressait, bien plus haute qu'il ne l'avait cru, si haute que sa crête se perdait en une buée floue. Même s'il se mettait à courir, maintenant, il lui faudrait un temps inoui, un effort surhumain pour atteindre le sommet. Le découragement l'envahit, avec une faiblesse de tous ses membres. Péniblement, il entreprit une marche arrière en direction de la dune. Un mouvement naissait dans le sable. La dune se pencha vers lui, la crête recourbée comme le sommet d'une vague prête à s'abattre. Il tenta de rappeler à lui, le plus vite possible, les éléments de sa plus petite enfance, de remonter le temps à rebours, au galop, vers le visage de plus en plus fuyant de sa mère, de sa naissance, mais sa volonté s'effondrait en une pâte molle, informe. Il ne se souvenait plus. Il ne s'était jamais souvenu de rien. Il comprit confusément qu'il n'était, qu'il n'avait jamais été, sans doute, que souvenu. Ses pieds s'enfonçaient mollement dans le sable. Tout autour de lui le lac paisible se refermait. Il accrocha désespérément son regard à ce centre de lui-même, son nombril dont le trou infime s'élargissait en un tourbillon bleu de plus en plus rapide et profond, où la vague allait s'abîmer. Il voulut crier, mais sa bouche, sa voix étaient déjà prises dans le bruit sourd du choc et du remou de la dune. Bientôt il ne fut plus au pied des sables qu'un petit tas de glaise roulé dans le ressac du lac, rêveusement pétrie par le muscle détendu de la Pensée... |
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