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Le Chat Exécuté |
Jean Farin n’était pas mécontent d’avoir un week-end prolongé. Cette après-midi encore, il s’était copieusement enguirlandé avec Dujoux, son directeur commercial. Ce n’était pas la première fois, mais certainement celle de trop, car il était allé jusqu’à lui souhaiter de disparaître dans les plus brefs délais de la surface de la planète. C’étaient exactement les mots qu’il avait employés, et bien sûr Dujoux l’avait très mal pris. Bon, ce n’était pas réellement une menace de mort, mais ça y ressemblait quand même. Mais Farin n’y pensait plus ; il avait quatre jours devant lui pour décompresser, et pour l’heure, il était tranquillement installé dans son canapé devant la télé, avec près de lui deux de ses quatre chats qui ronronnaient dans leur panier. Il n’aurait voulu pour rien au monde être dérangé, aussi quand soudain on sonna à la porte, il décida tout simplement de ne pas répondre. Il continua de regarder la télé, et peut-être un petit quart d’heure plus tard, on sonna de nouveau. Il laissa échapper un juron ; mais quand un autre coup de sonnette, plus strident encore que les précédents retentit, il se leva en bougonnant du canapé. Après avoir ouvert la porte, il trouva devant lui un grand énergumène aux yeux torves, qui s’exclama : — Ah, quand même ! L’homme avait la voix pâteuse, il était de toute évidence ivre. — Regardez ! continua-t-il. Farin regarda aussitôt ce que lui montrait du doigt l’individu, et tressaillit en découvrant par terre, allongé contre le mur près de la porte, un chat noir et blanc. Il avait un peu de sang au bout du museau, et était tout ce qu’il y a de plus mort. Farin songea aussitôt à son chat Pompon ; il lui ressemblait. Mais, en y regardant de plus près, il fut soulagé ; la répartition du noir et du blanc n’était pas la même que chez Pompon ; puis de toute façon, celui-ci était en train de ronronner dans son panier. Cela revint d’un coup à l’esprit de Farin. — Mais, ce n’est pas mon chat ! s’exclama-t-il sans pouvoir cacher sa joie, alors que la vue d’un chat écrasé l’attristait toujours d’habitude. L’autre continuait de le fixer avec ses yeux torves et déclara : — Il a été exécuté ! — Exécuté ? fit Farin. — Oui, c’est une voiture, ou même une bande qui a fait ça ; qui l’a exécuté. — Peut-être, et même sans doute, fit Farin, seulement, ce n’est pas mon chat. Je ne peux pas m’en occuper. — Mais, objecta l’autre, votre voisin, là-bas, m’a dit que c’était à vous, que vous avez plein de chats ! L’individu désignait une maison pratiquement en face de celle de Farin, où habitait un vieux qui était persuadé qu’il recueillait tous les chats errants du quartier. Tout cela parce qu’il avait accueilli quatre ans plus tôt, une chatte qui avait accouché dans son cagibi de quatre chatons qu’il n’avait pas eu le cœur de séparer par la suite. — Eh bien, fit-il, vous irez dire à ce monsieur que celui-ci ne m’appartient pas. Et sur ce, je vous demande de le reprendre. L’autre s’énerva : — Mais qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse ? J’ai rien à en faire, moi ! Je l’ai ramassé au-dessus, près du pont. Puis, y’a votre voisin qui a été formel, il m’a bien dit que c’était à vous ! Farin sentait que le seul moyen de s’en sortir était de prendre le chat mort en charge. — Bon, OK, fit-il, je m’en occupe. — Ah, quand même ! dit l’autre. C’est quand même pas à moi de me charger de ça ! J’en ai déjà fait assez ! — Oui, oui, pas de problème, confirma Farin, vous pouvez y aller. L’autre bougonna un vague au revoir et s’en alla. Farin souffla un grand coup. Ça ne l’amusait vraiment pas de devoir enterrer un chat. Il songea assez vite à un coin de campagne à la sortie de la ville où il allait se promener de temps en temps. Oui, c’était l’endroit idéal. Il rentra tout d’abord chez lui, prit dans sa cuisine un sac en plastique, et une fois ressorti, attrapa le chat par ses pattes arrière et le mit dedans. Cette opération lui avait été pénible, mais il n’en avait pas encore fini avec sa tâche de fossoyeur. Il plaça le sac dans le coffre de sa voiture, ainsi qu’une bêche dont il ne s’était jamais encore servi, et peu de temps après, il était au volant, roulant vers l’endroit auquel il avait pensé. Le jour commençait à peine à décliner quand il avait quitté sa maison, et lorsque dix minutes plus tard il arriva à destination, il ne faisait pas encore très sombre. L’endroit en question était une route gravillonnée bordée d’un côté par un canal, et de l’autre par un talus herbeux, avec à son sommet une zone boisée. Il gara sa voiture sur le bas-côté près du talus, puis en descendit. Il ouvrit le coffre du véhicule, et en voyant le sac qui épousait la forme du chat mort, sentit son cœur se serrer. Il attrapa avec ferveur le manche de la bêche comme pour se motiver, puis décida d’aller tout d’abord creuser un trou et de revenir chercher le sac. Il grimpa le talus qui n’était pas trop raide, et arriva au milieu d’arbres. C’était vraiment l’endroit idéal pour offrir une sépulture au chat. Seulement, Farin n’était pas vraiment un jardinier émérite, et lorsqu’il eut planté sa bêche dans le sol durci par la sécheresse, il réalisa qu’il n’arriverait jamais à creuser le moindre trou. Alors, fort découragé, il décida de redescendre. Il venait juste d’émerger des arbres quand un bruit de moteur attira son attention. Il resta immobile au sommet du talus, et vit passer sur son tracteur, un homme moustachu et coiffé d’une casquette, qui le fixa avec des yeux de fouine. Farin sentit de la sueur couler dans son dos. Il avait comme l’impression d’être pris en flagrant délit. Mais il réussit à se convaincre assez vite qu’il n’avait rien à se reprocher ; il se hâta de regagner sa voiture, replaça la bêche dans le coffre qu’il referma, et très vite quitta les lieux. Il retrouva le centre-ville. Maintenant, la nuit était tombée ; alors, apercevant un récup’ verres dans un coin désert, il s’arrêta. Il n’était pas fier de ce qu’il allait faire, mais il ne voyait plus d’autre solution. Et lorsque quelques secondes plus tard sa voiture redémarra, le sac en plastique contenant le chat était posé tout contre le récup’ verres.
*** Quelques heures plus tard Stéphane Larusto conduisait l’air satisfait. Ce quadragénaire rondouillard était un collègue de Jean Farin. Il avait conscience que ce dernier le méprisait parce qu’il s’aplatissait toujours devant Dujoux. Seulement, c’était réciproque. Il méprisait tout autant Farin qu’il considérait comme un grand gueulard, juste bon à vociférer, alors que lui s’était montré capable de bien plus, en assassinant le directeur commercial une petite vingtaine de minutes plus tôt ; en le faisant taire une fois pour toutes. Il savait depuis plusieurs jours que sa future victime allait rester tard au bureau ce soir-là pour terminer un travail. Aussi, il était revenu à sa société à l’heure où il n’y avait même plus un chat dans les parages, et avait garé sa voiture à l’arrière du petit bâtiment abritant l’entreprise. Une fois à l’intérieur, il avait grimpé jusqu’au bureau de Dujoux. Celui-ci avait été très étonné de le voir. Mais Larusto lui avait dit qu’il avait un document très important à lui montrer. L’autre l’avait cru et l’avait suivi. Larusto lui avait montré un dossier sur son bureau, et tandis que le directeur commercial s’était penché pour le regarder, il lui avait plaqué un tampon d’ouate imbibé de chloroforme sur le nez. Dujoux s’était assez vite écroulé sur la moquette, puis Larusto l’avait étranglé avec une cordelette qu’il avait sortie de la poche de sa veste. Ensuite, bien que le directeur commercial fût d’un bon gabarit, Larusto qui avait été élevé dans une ferme et rompu aux durs travaux des champs, n’avait pas eu trop de peine à le hisser sur son dos et à le sortir de l’immeuble pour le caser dans le coffre de sa voiture. Maintenant, il allait enterrer son cadavre. Pour cela, il avait choisi un coin de campagne à la sortie de la ville que lui avait montré un jour Farin, quand ils ne se méprisaient pas encore mutuellement. Il arriva à destination, et les phares de sa voiture balayèrent une route gravillonnée bordée par un canal et un talus herbeux. Il se gara sur le bas-côté, près du talus, et coupa le moteur. Il se prépara à aller creuser un grand trou ; ce qui ne pouvait guère rebuter un fils de paysan, même si la terre était durcie par la sécheresse.
*** Lundi, fin du week-end prolongé Farin venait de passer les quatre jours les plus affreux de toute sa vie, alors qu’il espérait tant de son week-end prolongé. L’épisode du chat l’avait complètement abattu. Il s’en voulait surtout de ne pas avoir été capable de lui offrir une sépulture décente, et de l’avoir abandonné près d’un récup’ verres. Durant ces quatre jours, il n’avait pas osé croiser le regard de ses propres chats ; il aurait eu trop peur d’y lire des reproches. C’est donc la mort dans l’âme qu’il arriva à sa société. Il ressentit quand même tout de suite un peu de réconfort, en s’apercevant que Dujoux ne traînait pas comme à son habitude dans les couloirs prêt à lui mettre le grappin dessus, surtout après ce qui s’était passé la dernière fois qu’il l’avait vu. Il se cantonna dans son bureau durant toute la matinée, et quand à midi, un collègue lui apprit que le directeur commercial n’était pas encore arrivé et qu’il devait être souffrant, il eut l’impression d’être soudain très léger, et en oublia complètement l’épisode du chat. Dujoux fut encore absent dans l’après-midi, confirmant ainsi qu’il était malade, ce qui ne lui était encore jamais arrivé en dix ans. Mais le lendemain, vers les 10 h, les événements prirent une tournure singulière. En effet, tout les membres du personnel furent réunis par le PDG dans la cafétéria, et il leur apprit que M. Dujoux avait disparu, et qu’un policier allait interroger chacun d’entre eux. Farin retrouva son bureau, et attendit patiemment que son tour vienne. Il en était arrivé à croire qu’on l’avait oublié, quand on frappa à sa porte, le faisant sursauter. — Entrez ! fit-il. La porte s’ouvrit et apparut un homme grand en costume trois pièces un peu défraîchi, et à l’air renfrogné. — Monsieur Jean Farin ? fit-il. L’intéressé acquiesça de la tête, et l’autre poursuivit : — Capitaine Leloux. À ce qui paraîtrait, vous auriez eu une altercation avec M. Dujoux, jeudi dans l’après-midi ? — Heu… oui, fit Farin, soudain très inquiet. — Vous l’auriez même menacé de mort ? — Oh, ce n’étaient que des mots… des mots qui ont dépassé ma pensée. — M’ouais, et vous pouvez me dire ce que vous avez fait jeudi soir ? Interloqué, Farin réfléchit un court instant, puis dit : — Je suis resté chez moi, à regarder la télévision. — Seul ? — Heu… oui, je suis célibataire. — Très bien, je prends note, fit le capitaine Leloux. Puis il se retira. Farin était maintenant franchement mal à l’aise. Il avait menti ; il n’était pas resté tout le temps chez lui. Mais c’était involontaire ; il avait tellement voulu oublier l’épisode du chat écrasé… De toute façon, il ne se serait pas vu en train de raconter au capitaine qu’il était sorti pour aller enterrer un chat mort qu’on lui avait généreusement légué, et qu’il l’avait finalement laissé près d’un récup’ verres. Alors, c’était aussi bien d’avoir agi comme il l’avait fait. Puis, de toute façon, il n’y avait pas grand-chose à craindre. Dujoux avait dû avoir un coup de déprime, et partir on ne sait où pour quelques jours. Il allait réapparaître d’un moment à l’autre. Qui aurait bien pu l’assassiner ? Personne ! Même pas lui qui pourtant ne verrait pas d’inconvénients à ce qu’il disparaisse pour de bon. Mais le lendemain, le directeur commercial était toujours porté disparu, et le jour suivant aussi. Farin commençait vraiment à exulter, en se gardant bien toutefois de le montrer. Et ce jeudi matin, soit tout juste une semaine après l’altercation qu’il avait eue avec Dujoux, il était penché sur un dossier, quand la porte de son bureau s’ouvrit d’un coup pour laisser apparaître le PDG, un petit homme sec et nerveux qui arbora une mine très crispée quand il lui dit : — Monsieur Farin, il y a deux policiers qui désirent vous emmener ! — M’emmener ? fit Farin, soudain très pâle. Il se leva de son bureau, et quand il fut dans le couloir, il vit en effet deux policiers en uniforme. — Ne vous inquiétez pas, fit l’un des deux, un grand à l’accent du Sud. C’est juste une formalité. Farin voulut bien se laisser rassurer et suivit les deux policiers. Ils arrivèrent tous les trois à une voiture occupée par deux autres fonctionnaires se tenant à l’avant, et Farin monta à l’arrière du véhicule. Il se retrouva bientôt coincé entre les deux hommes qui l’avaient escorté, et la voiture démarra. Quand celle-ci prit la sortie de la ville, Farin se sentit mal à l’aise. Et cela s’accentua quand elle s’arrêta à l’endroit même où il était venu pour enterrer le chat. Il sortit de la voiture, et monta le talus avec les policiers. Il crut qu’il allait défaillir quand il découvrit au milieu des arbres du sommet plusieurs personnes, mais surtout en baissant les yeux, un trou conséquent, et à côté un corps enfoui dans une housse blanche. Il releva les yeux et croisa aussitôt le regard du capitaine Leloux qui annonça : — Le corps de M. Dujoux a été découvert par le chien d’un promeneur qui a gratté la terre. — Ah oui, se contenta de dire Farin en soutenant machinalement le regard du capitaine. Mais celui-ci le détourna pour demander : — C’est bien l’homme que vous avez vu jeudi soir ? Farin regarda alors celui à qui s’était adressé le policier, et tressaillit en voyant deux yeux de fouine qui le fixaient avec attention. Il reconnut sans mal l’homme qui était passé sur son tracteur l’autre soir. Et celui-ci afficha une mine des plus réjouies lorsqu’il répondit : — Oui, pas de doute possible, c’est bien lui. Je le vois encore avec sa bêche à la main. C’est marrant, mais j’ai tout de suite pensé qu’il avait fait un mauvais coup ; un très mauvais coup même !
Patrick S VAST - Avril 2009 |
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