Caïd une nouvelle de Alain Emery


Caïd

par

ALAIN EMERY

 Par la portière ouverte, la radio miaulait la fameuse chanson de Dinah Washington. Mad about the boy. Zeb cessa enfin de creuser et – souffle court, cœur au galop – s'appuya sur sa pelle. - Dis, vu les circonstances, tu pourrais pas écouter autre chose ?Occupé à ausculter les colonnes du turf magazine, le gros Maurice grommela, sans même lever les yeux:- Tu ne devrais pas me parler comme ça, caïd. Je crois que tu ferais mieux de creuser…Zeb secoua sa tête oblongue. Il allait se remettre à l‘ouvrage quand une idée vint le cueillir.- Toi qui es si malin, dis moi un truc, Maurice… Pourquoi je suis tout seul à creuser?- Parce que c'est ta femme, caïd.- M'appelle pas caïd.- Je t'appelle comme je veux. Creuse. Zeb hésita une seconde. Il avait toujours eu une envie folle de dégainer son flingue et de vider son chargeur sur cette grande gueule de Maurice. Son partenaire. Tu parles… Avec ses vestes en daim, ses chapeaux de cow-boy et ses cigarillos à gerber, ce type était une engeance. Une corvée. Sans compter ses putains de courses de chevaux. Opal Viking placé dans la troisième. Offshore Dream   gagnant dans la dernière. Tout ce folklore à la con avait le don d'énerver Zeb.Mais pour l’heure, il avait laissé son flingue dans l'auto. La faute à pas de chance. Il poussa un long soupir et recommença à creuser. Maurice en profita pour en remettre une couche.- N’empêche que le pianiste avait raison…- Lâche moi avec le pianiste, Maurice. Et laisse ce péquenot là où il est, tu veux ?- Péquenot, c’est vite dit, caïd. Avant d’être ta femme, je te rappelle quand même que Babette était la sienne…- C’est de l’histoire ancienne, Maurice…    Devant la lune rousse passèrent quelques nuages. Des bruits louches couraient les taillis et Zeb n'aimait pas du tout ça. À vingt cinq ans, ce crétin était monté sur ressort. Une petite frappe avec une cervelle de grive…En faisant semblant de n’avoir rien remarqué de l'agacement de son complice, Maurice poursuivit :- Et pourtant, nous autres, on l’a vraiment pris pour un dingue, quand il est venu nous voir au camp.- Mais bon sang, Maurice. De quoi tu parles ?- Je parle du pianiste. Je dis qu’on l’a pris pour un dingue.Pour le coup, Zeb pointa son museau teigneux vers son compagnon.- Tu ne voudrais pas t’arrêter de causer pendant que je creuse ? Tu ferais mieux de me filer un coup de main…- T’excite pas, caïd. Je voulais juste faire un brin de conversation. Histoire de te donner du cœur à l'ouvrage, comme on dit…Zeb cracha dans la paume de ses deux mains et se défoula sur la pelle. Il se releva d’un coup.- Bon, puisque t'as l'air décidé à causer, si tu me disais pourquoi il est venu, le pianiste ?Dans les arbres noirs, un chat-huant déchira toute l'épaisseur de la nuit d'un seul hurlement.- Il voulait une assurance, caïd.- Merde alors, siffla Zeb en riant de biais. Une assurance !Zeb étouffa un nouveau gloussement et se mit à secouer la tête comme un type qui vient d’entendre une bonne blague. Il s’arc-bouta, près à pelleter de nouveau, mais se releva aussitôt.- Tu me charries, avec ton histoire d’assurance. Dis moi plutôt ce qu’il voulait vraiment.- T’es lourd, caïd. Je viens te le dire. Il voulait une assurance.- Une assurance contre quoi ?Maurice sortit son paquet de cigarillos de la poche intérieure de son veston et s’en alluma un. - Tu vois, le pianiste, je crois qu’il en pinçait vraiment pour Babette. C’est même pour ça qu’il l’a laissée partir.- Il l’a laissée partir parce que sinon je lui cassais la tête.Maurice éclata d’un rire bref.- Je crois qu’il le savait, caïd. Et il savait aussi que tôt ou tard, tu finirais par cogner sur elle.- Tu exagères, Maurice.- Tu sais bien que non. C’est ton truc, de cogner les nanas. Tu ne peux pas t’en empêcher.Zeb s’appuya sur sa pelle et s’octroya une seconde de réflexion. Tout ce que disait Maurice était vrai. Il avait toujours fini par lever la main sur les filles avec lesquelles il sortait. C'était une manie. Sa façon à lui de les tenir à sa pogne... Il fallait bien que toutes ces garces comprennent que c’était lui, le caïd. Quand elles faisaient ce qu’il leur disait, tout se passait pour le mieux…Il jeta un coup d’œil à la jolie dépouille de Babette, enroulée dans un drap taché de sang. Si elle n’avait pas fait la gueule à tout bout de champ, si elle s'était tenue comme une bonne fille, sans poser un tas de questions à tout bout de champ, elle serait encore de ce monde et elle pourrait passer son temps à lire des romans à l’eau de rose en se faisant sécher les ongles de pied. La vie tient à peu de choses. En même temps, même si elle n’avait rien dit, il l’aurait peut-être frappé quand même. La force de l'habitude.- T’as peut-être bien raison, Maurice, finit-il par consentir.- Je sais que j’ai raison. Et le pianiste aussi le savait. Et c’est comme ça qu’il a eu l’idée.Zeb fronça les sourcils.- De quoi tu parles, Maurice ? Quelle idée ?- Il savait bien que tu finirais par lui foutre sur la gueule, et il savait aussi qu’on ne pouvait pas te surveiller tout le temps, ni la protéger en permanence. Alors, il a fait une croix sur Babette. Mais il nous a payé pour qu’on veille à ce que justice soit faite.- Je ne comprends pas.Maurice jeta sa clope et l’écrasa d’un coup de talon.- Quand il s’agit de cogner, ou de creuser, t’es un vrai champion, caïd. Rien à redire là-dessus, t'es un as. Mais quand il s’agit de réfléchir, t’es vraiment un naze.- C’est dingue, Maurice, pourquoi tu me dis une chose pareille ? Le conar, dans toute cette histoire, c’est ce foireux de pianiste. Non mais t’as vu les mains de tarlouze qu’il a ?Maurice éclata d’un rire franc :- C’est vrai qu’il a vraiment des pognes de gonzesse, le pianiste, mais lui, tu vois, je te parie dix contre un qu’il aurait tout de suite vu que ce trou était deux fois trop grand pour mettre un seul cadavre dedans…Zeb tourna la tête et jaugea la fosse dans laquelle il était. Il allait demander à Maurice où il voulait en venir quand la première balle le frappa en pleine poitrine. Juste avant la seconde balle. En pleine tête, celle-là.Maurice rangea son flingue avec soin, ôta son chapeau et quand l'idée d'une oraison lui traversa l'esprit, il ne trouva que ces quelques mots :- De la part du pianiste, conar...
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