Sur L'honneur une nouvelle de Alain Emery


Sur L'honneur

par

ALAIN EMERY



Il fait bon sur le quai des Belges, Marseille souffle son haleine tiédasse sur le Vieux Port, je pourrais rester des heures à regarder les rascasses patauger dans les trois centimètres d’eau des bacs des marchands. Mais je dois bouger. Vaincre l’inertie naturelle. Le secret de la survie, disait mon père, est dans le mouvement. Alors je flâne un moment, en fumant ma clope et je m’engouffre dans la Canebière.
Quinze ans de séparation et rien n’a changé. Autant de boubous que de djellabas, Marseille de Babel, entre Alger et Tombouctou, fidèle à ses couleurs criardes comme à ses odeurs de poubelles. Le mercure n’en finit plus de monter, les hommes glandent au coin des rues, macèrent dans leurs spartiates, toute mon âme, comme un cuir détrempé rétrécit au soleil, se noue sur moi pour m’étouffer. Le cœur emballé, j’emprunte la Rue St Ferréol, je file vers la Pref’. Là-haut, au milieu du tohu-bohu des estivants, les flics se la jouent. Ray bans et chewing-gum. Des baltringues…
Ils ne m’ont jamais fait peur. Et cette fois, je ne crains rien. Avec mon costume en lin blanc cassé, mon panama impeccable et l’appareil photo en bandoulière, j’ai l’air d’un touriste hollandais…
Rue Aumény, je siffle un jus de bruit. Cul sec, comme un avaleur de sabre, juste pour me rappeler que je suis bien vivant. Et je me colle aux murs pour glisser dans l’ombre du Cours Pierre Puget jusqu’à mon chemin de croix. Le boulevard André Aune. Une côte à 8% dit le panneau, sous un soleil liquide.
La veste sur l’épaule, je me lance. En savourant chaque minute comme s’il s’agissait d’une purification avant le dernier acte. Un rituel incontournable.
Parvenu au sommet, j’entends un gus jouer l’Avé Maria au cor de chasse. En ce bas monde, disait mon père, tout est possible… Je sens que je me détends. Et comme j’ai un peu de temps devant moi, je profite de la vue. Ces quinze dernières années, mon horizon était barré de haut en bas par quatre grands barreaux. Le ciel coupé en portions. La vie en morceaux… J’ai droit à quelques minutes de bonheur…
Et puis je retourne dans le flot des badauds. Et j’entre. Notre Dame de la Garde. La bonne mère. Niché dans son gros ventre silencieux, j’avale sa fraîcheur. Mais je ne parviens pas à me signer. Dieu et moi sommes en froid. Il a rappelé mon père. Mon pauvre père. Celui qui disait que le crime est parfait quand la victime le mérite est mort comme un misérable, d’une balle dans le dos. Sans personne pour le défendre. Et Dieu tout puissant a laissé faire ça…
Je ressors absous et le même chemin s’impose pour le retour vers les bas-fonds. A mi-chemin, j’oblique vers la rue des Brusques. En marchant, je repasse mes souvenirs d’enfance. Ma mère penchée au balcon où séchait le linge. Les disques de Sinatra. Les bagarres sur le vieux Port. Mon père, mon frère et moi en costume du dimanche. La sainte trinité. Quand le clan Calenzana était encore au grand complet...
Au bord d’un chagrin inoubliable, je bois une dernière bière, à la bouteille, juste pour refaire les niveaux. Je croise un griot, une sorte de nègre albinos, au nez picoré, qui m’annonce que je suis béni entre tous les hommes. Je lui réponds que la malédiction est sur moi mais que je m’en fiche comme d’une guigne. Il baisse les yeux. Je lui fais peur. Normal. La mort, à présent, voyage sur mon épaule.
Sans plus rien voir du monde autour, je prends la rue Fort Notre Dame et je débouche sur le vieux Port.

Dans l’encoignure d’une porte cochère, avec la même fascination amoureuse depuis des années, la même minutie, je vérifie encore une fois mon arme. Ce flingue est le prolongement de mon âme. Une émanation de l’enfer. Et avant tout, c’est un cadeau de mon père. Il me l’a offert, un soir, en me disant que j’étais Milo Calenzana, l’honneur et l’aîné du clan et que désormais, la mort serait mon commerce.

Ma cible m’attend sans le savoir sur un bateau ancré ici, dans le vieux Port. Un yacht. Acajou, bronze et moleskine. Le paradis sur l’eau. Et de surcroît, une citadelle flottante. Des gardes du corps déguisés en skippers. Le flingue sous la veste blanche. J’y ai réfléchi plusieurs jours de suite. Il n’existe qu’une seule façon de s’en approcher sans éveiller l’attention.

C’est pourquoi j’attends César.
C’est le nom du semblant de ferry dans lequel grimpent les estivants désireux de passer d’un quai à l’autre en évitant de marcher. Pour un euro.
J’achète mon billet et, comme l’engin largue les amarres, je prie la madone. Je sais que je n’oublierai jamais le ronronnement des moteurs, ni cette lente inexorable marche vers mon destin. Mes sentiments se bousculent mais je sais cette histoire a commencé...
J’ai la crosse de mon colt bien en main. Mon père, où que tu sois, regardes moi.
Le César se porte à la hauteur du yacht. Je sais qu’il est là. Comme prévu. Allongé dans un transat, le ventre à l’air. Un verre dans une main. Une cigarette dans l’autre. Un petit nabab. Sans honneur. Une chiffe molle, un lâche. Qui a laissé tué notre père sans intervenir, notre père que je lui avais confié, notre père qu’il n’a même pas cherché à venger. Je suis Milo Calenzana, père, l’honneur, l’aîné du clan, et la mort est mon commerce.
Je le vois enfin. Il lève le nez et je lis la frayeur sur le visage bouffi de mon petit frère. Il ouvre grand la bouche pour crier.

C’est par là que ma balle va entrer.


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