Litrose une nouvelle de Patrick Vast


Litrose

par

PATRICK VAST

Cette année-là, le mois d'août avait été particulièrement pourri ; comme d'ailleurs tout le reste de l'été ; il n'y avait vraiment rien eu à faire. Tout avait commencé par une fin d'après-midi, ou plutôt un début de soirée ; on ne savait plus trop à cause du temps de cafard. Le ciel était bas et chargé de nuages menaçants : il fallait encore s'attendre à subir une sacrée averse ; une de plus. C'était ce que devait se dire Max, un SDF qu'un camion de hasard avait débarqué dans ce qui lui était apparu comme une sorte de bout du monde mangé de grisaille. Il avançait l'air las, à la limite de l'accablement, dans son vieux jean et son non moins vieux blouson crasseux. Il portait une musette kaki à l'épaule, et traînait ses bottes exténuées sur le bitume du trottoir qui menait au front de mer. Il n'y avait pas trop de vent malgré la proximité du large ; juste un souffle humide qui soulevait par intermittence ses cheveux longs, blonds et sales. L'endroit était curieux : une espèce de bord de mer semi-urbain ; avec en plus jouxtant le trottoir, un ersatz de campagne ; un espace d'herbes folles, de chiendent livré à lui-même. En plein milieu de ce vestige champêtre, se dressait une maison. La construction était ancienne, traditionnelle, en pierre ; ce qui tranchait particulièrement avec un immeuble moderne pointant à l'horizon. La maison avait un étage, et présentait plusieurs mansardes, véritables protubérances dans un toit a priori en bon état. Pourtant, la bâtisse était à coup sûr abandonnée, car la porte d'entrée et certaines fenêtres avaient été murées. Le rez-de-chaussée était surélevé, et l'on y accédait par un perron constitué d'une plate-forme de pierre, et d'un escalier prolongé par une balustrade, tous deux en bois.
Max qui avait traversé l'espace herbeux pour atteindre la maison, se dit que ce n'était vraiment pas la peine d'essayer d'entrer par là, compte tenu des parpaings qui barraient la porte.
Il vit un promeneur qui s'était arrêté pour contempler la maison plutôt impressionnante sous un ciel prêt à rendre à l'âme. Il ne s'embarrassa pas de cette présence, et entreprit de faire le tour de l'habitation, bien décidé à trouver le moyen de pénétrer à l'intérieur pour y passer la nuit, et même peut-être plus.
Il fut très vite satisfait ; il découvrit sur le côté un garage dépourvu de porte. À l'intérieur, il y avait une vieille moto toute rouillée, dont les deux pneus étaient complètement à plat, probablement crevés. Mais surtout, il y avait des caisses remplies de ce que Max identifia tout de suite comme étant des bouteilles de vin blanc sec d'Alsace. En bon zonard, il savait souvent se satisfaire pour se réchauffer le coeur lors des moments de froid à l'âme et de cafard en tout genre, de n'importe quelle piquette qui ramone l'estomac. Aussi, la découverte de ce véritable trésor l'amena-t-il à se dire qu'il y avait finalement un dieu pour les routards et autres traîne-lattes ; qu'il venait juste de le rencontrer dans ce garage où régnait pourtant un parfum nauséabond : mélange d'odeurs d'ordures fermentées et d'urine acide. Mais en y regardant de plus près, Max fut très vite déçu. Des bouteilles, il y en avait en effet un bon nombre ; seulement, elles étaient toutes vides. Max voulut pourtant continuer de croire à la chance, en découvrant une porte en fer au fond du garage. Il l'ouvrit, et passant outre le sinistre grincement qu'elle produisit en pivotant sur ses gonds, il s'avança vers quelques marches de pierre qu'il grimpa allègrement. Puis, il ouvrit une autre porte qui grinça tout autant que la première, et se retrouva dans une espèce d'entrée empestant le moisi et où se répandait une lumière pisseuse.
Il sursauta aussitôt, car une voix rocailleuse demanda avec colère :
– Qui va là ?
Surgi d'on ne sait où, un drôle de bonhomme se campa devant Max. C'était un type faisant facilement son mètre quatre-vingt-dix, large d'épaules, barbu, vêtu d'un vieux pantalon en toile et d'une vareuse, et coiffé d'une casquette de marin. D'après sa barbe poivre et sel et son visage buriné, l'homme devait au moins compter une soixantaine d'années.
Il regarda Max d'un oeil mauvais, et demanda cette fois :
– Qui c'est qui t'as permis d'entrer chez moi ?
Max prit un air à la fois humble et penaud, comme il avait toujours coutume de faire en pareil cas.
– Excusez-moi, m'sieur, dit-il, mais je suis sur la route ; et là je cherche un abri, parce que j'ai l'impression qu'il va tomber quelque chose d'ici peu.
L'autre se radoucit.
– Ah, d'accord, dit-il, alors tu peux rester le temps que ça passe.
Puis il tendit sa main à Max, et annonça :
– Je suis Alfred Keller, marin alsacien. Y'en a pas beaucoup sur cette planète des marins alsaciens. Alors, profites-en pour me serrer la main.
Max s'exécuta avec plaisir, et fut davantage enthousiaste lorsque le dénommé Alfred lui proposa de boire un litre.
Il l'amena dans une pièce en grand désordre qui devait faire office de cuisine, car il y flottait une effroyable odeur de graillon.
– Allez, mon gars, fais comme chez toi, installe-toi, dit Alfred.
Max se débarrassa de sa musette qu'il posa par terre, puis s'assit sur une chaise branlante. Il était ainsi installé à une table recouverte d'une toile cirée graisseuse et envahie d'une multitude de boîtes de sardines vides, mais surtout où trônait un litre de blanc sec à peine entamé. Sur la table il y avait également plusieurs verres, gras, sales. Sans faire de manières, Alfred prit le litre de blanc, et remplit l'un des verres. Puis il le poussa vers Max. Il en remplit un autre, et s'installa à son tour à la table. Il cogna son verre contre celui de Max, en lançant :
– Allez, à ta santé, mon gars !
Max lui répondit par un large sourire. Il était vraiment bien tombé ; cette maison était une aubaine. Alfred était un type sympa, et il devait posséder une sacrée réserve de litres de blanc. C'était quand même drôlement mieux que d'atterrir dans un squat douteux, avec des gars louches qui risquent toujours de perdre les pédales quand ils ont trop bu. Max en savait quelque chose ; il avait eu droit une fois à un coup de barre de fer dans le bas du dos pour une vulgaire majorette de gros rouge de Prisunic. Il avait cru avoir la colonne vertébrale brisée, et ne s'était remis de ce coup tordu que par miracle. Mais il gardait des séquelles, et souvent, lors des nuits d'hiver, son dos le faisait horriblement souffrir.
Les fenêtres de la pièce où se trouvaient les deux acolytes, étaient couvertes en partie par des vestiges de persiennes. Mais une grosse ampoule qui descendait du plafond au bout d'un fil torsadé, apportait tout l'éclairage nécessaire, créant même une chaude ambiance, que ne pouvait que renforcer le blanc sec.
À la deuxième bouteille, Alfred commença à raconter sa vie. À dire qu'il était né à Colmar, et qu'il n'avait jamais vu la mer jusqu'à ses vingt ans. Ce jour-là, il était arrivé à Brest pour faire son service militaire dans la marine nationale. Il était finalement resté quinze ans à naviguer sur toutes sortes de bâtiments de guerre. Après ça, il en avait eu marre de l'armée, mais pas de la mer ; alors il avait continué dans la marine marchande. Il avait connu bien des escales, et un nombre incroyable de ports. Puis, une nuit, à Hambourg, il était entré dans un bar à marins. C'était là qu'il avait rencontré Norma, une jeune Afro-Américaine qui chantait le blues accompagnée par un pianiste borgne. Alfred l'avait emmenée, plaquant ainsi la marine marchande, et avec ses économies, avait acheté cette maison dans ce coin perdu. Il y avait vécu heureux avec Norma, même si celle-ci lui reprochait souvent d'abuser du blanc sec d'Alsace qu'il faisait déjà venir directement de Colmar par caisses entières. Puis, elle était morte subitement, d'un sale microbe qu'elle avait ramassé un jour, quelque part en route. Alfred avait vu le monde s'écrouler, et s'était mis à boire encore plus de blanc sec. Il n'avait jamais trop apprécié la musique ; pourtant, quand Norma chantait le blues, il posait son verre, le temps de l'écouter.
D'une voix grasse, désagréable, il se mit d'un coup à brailler : I got the St. Louis Blues ! Cela fit rire Max qui était franchement de bonne humeur, surtout que les deux compères venaient d'entamer leur troisième litre.
Max n'avait rien à raconter, lui. Il avait beau avoir 35 ans, sa vie c'était le vide : rien à déclarer. Alors, pour parler à son tour, il demanda à Alfred pourquoi il avait muré l'entrée de la maison.
Le marin alsacien sourit tout doucement, et annonça gravement :
– Parce que j'ai un trésor, tout là-haut sous le toit. C'est pour ça que j'ai commencé à me barricader. Mais j'ai encore du boulot ; surtout que ce fichu vent qui souffle presque toujours ici, a fini par m'embarquer la porte du garage !
Le mot trésor avait produit un sacré déclic dans le cerveau de Max, et ce, malgré la brume de vin d'Alsace qui avait commencé sérieusement à s'y répandre. Pour lui, l'affaire était entendue. Si seulement Alfred voulait bien lui laisser rien qu'un peu de son butin, sa vie changerait forcément. Il pourrait s'installer tranquille, dans une petite maison à la campagne, comme il l'avait toujours rêvé sans y croire vraiment. Ça serait fini pour lui la zone, les nuits dehors l'hiver, ou alors dans des asiles sordides et puants, où l'on risque toujours un coup de couteau pendant son sommeil, rien que pour une paire de bottes neuves.
Aussi, le blanc sec aidant, il demanda ni plus ni moins à Alfred qu'il lui donne une partie de son fameux trésor. Le marin alsacien réagit très mal à la proposition du routard, et refusa sans y mettre les formes, en déclarant carrément, qu'un trésor comme le sien, ça ne se partageait pas avec un vulgaire traîne-lattes. Max se sentit forcément offensé, et une violente dispute éclata entre les deux copains de beuverie. Rouge de colère, Alfred finit par se lever, en menaçant Max d'un opinel qu'il avait sorti d'une poche de sa vareuse. Pris de panique, affolé, le routard se leva aussitôt à son tour, et avec la vivacité du désespoir, empoigna le goulot de la bouteille de blanc qu'il fracassa sur la tête du marin. Il y eut une véritable explosion ; le vin et des débris de verre giclant partout, tandis qu'Alfred s'écroulait.
Max sortit précipitamment de la pièce. Il se retrouva aussitôt dans l'entrée empestant le moisi, et se rua vers un escalier de bois. Il monta à toute vitesse les marches qui gémissaient sous ses semelles, dans la lumière pisseuse d'une cage qui sentait l'hôpital. Il arriva ainsi au premier étage, et commença seulement à réfléchir : il venait de tuer un homme ; il lui fallait au moins maintenant s'accaparer de son fameux trésor.
Il continua encore de monter l'escalier qui menait forcément aux combles ; là où d'après ce qu'avait dit Alfred, se trouvait le butin. Il y arriva très vite, et guidé par l'odeur d'hôpital qui se faisait suffocante, il ouvrit une porte.
Aussitôt, une voix nasillarde de gramophone se mit à entonner :
Well, I got the St. Louis Blues !...
Max était maintenant dans une mansarde ; on voyait parfaitement la charpente du toit. Mais surtout, éclairée par un projecteur qui braquait sa lumière blafarde sur elle, on découvrait une chanteuse plantée devant son micro sur pied, la tête légèrement inclinée. Elle était vêtue d'une robe à paillettes qui lui arrivait aux chevilles, avait un boa en plumes autour du cou, et était coiffée d'un incroyable chapeau. Par un savant système de cordes qui lui entouraient le corps, et passaient sous ses aisselles pour finir solidement nouées à des chevrons de la charpente, la chanteuse parvenait à se tenir debout, et même à écarter les bras comme si elle répondait aux applaudissements d'un hypothétique public. Mais la peau grisâtre et desséchée de cette étrange personne qui ressemblait ainsi à une marionnette, laissait penser qu'elle était morte depuis longtemps, au point d'être désormais complètement momifiée.
Ainsi, Norma, la chanteuse de blues, ne pouvait-elle plus s'exprimer qu'en play-back, grâce au gramophone caché dans un coin de la mansarde, qui s'était mis mystérieusement en marche.
À la vue de cette femme momifiée, Max totalement dessoûlé, commença à claquer des dents. Il se sentit inondé de sueur, et pris d'une terrible panique, tourna les talons et s'enfuit. Le son du gramophone le poursuivait, accentuant de plus en plus sa panique ; si bien qu'il finit par rater une marche et dégringola dans l'escalier. Quand il arriva sur un carrelage effroyablement dur, il ne pouvait plus faire le moindre mouvement : il était paralysé. Il resta immobile, sur le dos, respirant avec peine.
Mais il n'était pas au bout du cauchemar ; car bientôt, il vit les dents d'une fourche s'avancer vers lui. Ses yeux se levèrent légèrement, et il atteignit le comble de l'horreur. L'homme qui tenait la fourche, avait sa face entièrement rouge du sang qui coulait de la plaie béante de son crâne, et s'en allait poisser sa vareuse après avoir dégouliné dans sa barbe.
– Ah, mon gars, fit Alfred Keller d'un ton grinçant, apprends qu'un marin alsacien, ç’a la tête dure ! Et maintenant, il va falloir que tu restes ici, mon gars. Tu ne peux plus repartir. Sinon, tu vas aller tout raconter, et des salopards vont venir me voler mon trésor. C'est pas possible ça mon gars, c'est pas possible.
Les dents de la fourche se rapprochèrent. Max se souvint du type qu'il avait vu tout à l'heure en train de regarder la maison. Il y avait forcément des gens qui passaient dehors. Il voulut crier pour appeler au secours. Mais de sa gorge, ne sortit qu'un râle en même temps qu'une douleur fulgurante lui martyrisait le dos.
Il s'abandonna aussitôt, se vida, et une insoutenable odeur de sueur, d'urine et d'excréments monta puissamment, quand les dents de la fourche s'enfoncèrent dans sa gorge qu'elles déchiquetèrent en moins de deux.
Après une ultime et horrible douleur, Max baigna très vite dans une douce torpeur, et entendit St. Louis Blues chanté par une voix agréable, pleine d'émotion.
Alors, il pensa tout simplement que c'était certainement ça la vie après la mort pour un routard, un traîne-lattes, un fils de la zone : écouter un blues bien à l'abri dans un doux cocon, tandis que dehors, une pluie sale dégouline sans relâche d'un ciel bien trop noir pour un mois d'été.

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