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Hameau Zéro Virgule Un |
> Le lendemain. Dans le grenier, entre une armoire et un coffre poussiéreux, quelque chose remua. Le mouvement produisit un court frottement et un grincement de plancher, puis le silence retomba. Une minute plus tard, le bruit se répéta plus énergiquement, longuement et bruyamment. Alors, Ernest Bouchon se dégagea du rideau de manteaux suspendus là depuis des lustres. Parvenu au milieu du réduit, le garçon se débarrassa des toiles d’araignées qui couvraient ses épaules et sa tête. Une lumière jaune percutait le sol en piégeant des milliers de particules et quelques dépouilles d’insectes. Dans la maison, le gong d’une pendule annonça la demie. Les fourmis dans la jambe gauche, il tendit l’oreille. Dehors, malgré les sifflements d’oiseaux assourdissants, Bouchon estima que le silence était complet. La gorge sèche, il se dirigea vers la porte qui s’ouvrit sur un palier aux cloisons de bois et un escalier abrupte qui basculait vers une autre lumière jaune. Il s’y engagea et s’immobilisa au milieu des marches pour écouter encore. A l’étage, deux portes entrebâillées donnaient sur des morceaux de lits, d’armoires immenses à contre-jour, de chaises encombrées de vêtements pliés et de fenêtres aveuglantes. Il entra dans la plus proche des pièces et s’approcha de la fenêtre. Sans écarter le rideau, il scruta l’extérieur et découvrit d’abord des cimes d’arbres et des fils électriques. Ensuite, le regard dégringola vers une route étroite brouillée par le grain du rideau, un petit muret en pierre, un potager, une cabane de jardin et le toit d’une voiture gris bleu. Il écarta le rideau et son regard effectua le même parcours en sens inverse, jusqu’au ciel bleu de Klein où circulaient des hirondelles ivres mortes et une buse, plus loin. Il quitta la chambre et emprunta un autre escalier, moins abrupte. A mi-chemin, il écouta encore. En bas, dans la pièce à vivre, l’apparition subite du garçon effraya une grosse poule blanche qui s’était assoupie sur une chaise paillée. La bestiole déguerpit en poussant d’horribles cris et disparut par la porte ouverte. De même, Bouchon s’était laissé surprendre par la panique de la volaille. Cramponné à la rampe, il reprit son souffle avant de rejoindre le sol. Dans la pièce, il ouvrit sans tarder le robinet de l’évier et y porta sa bouche. Après quelques gorgées d’eau glacée, il se redressa et se précipita vers une grande maie noircie où il dénicha un croûton de pain de seigle et un morceau de fromage de chèvre. Il dévora le tout en un rien de temps et but de nouveau, cette fois au goulot d’une bouteille de vin rouge entamée. Puis, sans lâcher la bouteille, il s’avança jusqu’au seuil. La chaleur s’écrasait sur les ardoises de la cabane, sur le mur en granit et sur la carrosserie gris bleu. Bouchon demeura immobile pendant plusieurs minutes et porta quatre fois le goulot à sa bouche. Entre temps, il avait aussi découvert le cadavre d’un Berger allemand étalé au milieu de la cour et celui d’une femme en tablier bleu ciel, vautrée les jambes ouvertes dans un large bouquet d’hémérocalles. Le garçon termina la bouteille et le gong annonça trois heures. Avant toute chose, il décida de regagner l’étage pour récupérer ses heures de sommeil. Sept heures. Ses paupières s’ouvrirent sur un mur de chaux bosselé et lézardé sur toute la hauteur. Il se dressa sur les coudes et écouta les bruits du matin. Peu après, il quitta la chambre, dévala l’escalier et la poule quitta les lieux de la même façon. Le garçon s’y attendait et ne sursauta pas. Il traversa la pièce et tourna la poignée de porte d’une buanderie aveugle qui sentait la vieille terre, l’urine de rat et les pommes pourries. Là, il tira une bouteille poussiéreuse d’un casier en métal et ressortit pour la déboucher à la lumière. Il s’immobilisa sur le seuil et but. Le liquide laissait un agréable goût de fruit poivré sur le bout de la langue. Le soleil grimpait en clignant dans les feuillages d’un tilleul centenaire et des grosses mouches bourdonnaient au-dessus des deux corps. A la sixième ou septième gorgée, il décida d’allumer le poste de télévision. Le tube cathodique se ranima en crépitant et s’ouvrit sur un écran de neige. Bouchon attrapa la télécommande et pressa la touche 1. Rien. La touche 2, rien non plus. Ni la 3, ni la 4, la 5 et la 6. Il alla vérifier les branchements, mais tout était en place et il marmonna quelque chose. Il éteignit le poste, le ralluma quelques secondes plus tard et recommença en utilisant cette fois-ci les touches intégrées. Rien. Il éteignit le poste et tourna le bouton d’un transistor couché sur une grande table où régnait un désordre déconcertant. Une fréquence inaudible s’éleva de l’appareil, bientôt suivie d’un crachotement et d’une variété d’autres fréquences alternées de souffles sourds, de silences complets et de grésillements. Bouchon déplaça l’appareil et l’orienta dans toutes les directions, mais ça ne changea rien. Il tripota un autre bouton et provoqua un sifflement aiguë qui ne dura pas et se transforma brusquement en chant religieux sinistre, ponctué de crépitements irréguliers. Perplexe, il laissa le chant se dérouler. Au milieu de la grande table, il localisa un paquet de tabac et des feuilles éparpillées. Il s’en empara et ouvrit une feuille, y déversa une dose excessive de miettes de tabac trop sec et déchira la feuille en voulant la rouler. Il grogna et en prit une autre, la langue tirée, les doigts nerveux, un pied qui tapait sous la table. Rien à faire, la feuille céda encore. A la troisième tentative, il envoya valser le matériel à l’autre bout de la pièce en jurant. Il se leva en renversant la chaise paillée, reprit la bouteille au passage et revint sur le seuil. Le soleil était sur le point de crever le feuillage et Bouchon se demanda où avait bien pu passer « l’autre fumier ». Peu avant la demie, il fit quelques pas dans la cour, passa non loin de la femme en tablier et se planta au-dessus du Berger allemand. Le cadavre reposait à l’ombre du tilleul et baignait dans une flaque de sang marron coagulé, incrustée de gravillons et de fourmis noyées. Des dizaines de mouches besognaient en périphérie des yeux, des oreilles et de la gueule ouverte. Il abandonna la bouteille à quelques centimètres de la tête, glissa ses mains sous l’abdomen et souleva l’animal en retenant sa respiration. Les bourdonnements s’intensifièrent et l’assaillirent, mais Bouchon y demeura insensible. Il se dirigea vers le potager. Quatre marches menaient à une allée centrale parsemée de pousses parasites et de caillasses. Titubant, il traversa l’allée et échappa le chien au pied du mur. Il fit demi-tour, dénicha une pelle dans la cabane et revint vers le chien. Un quart d’heure plus tard, il déposa délicatement le corps dans la fosse et l’inhuma soigneusement. Le soleil piquait son front de perles de sueur de plus en plus pesantes, dont certaines finirent par se détacher et dégringoler jusqu’à ses paupières, sa bouche et son menton. Pour l’avoir vu faire maintes fois, il se signa dans le mauvais sens et quitta le potager. Le garçon récupéra la bouteille et s’éloigna aussitôt en direction d’une maison située à environ trente mètres dans le prolongement de la cour, dont la façade disparaissait sous le lierre et la vigne grimpante. Au cours du trajet, il s’envoya deux rafales successives de rouge en grimaçant à cause du soleil. Il pensa « L’autre fumier » et « Grosse Bertine ». Huit heures cognèrent dans la cuisine au plafond très bas. Une odeur de suie investissait les narines dès qu’on franchissait le seuil de la petite ferme, mêlée à celle d’une probable sauce épicée durcie au fond d’une casserole. Bouchon entra sans hésitation et fouilla brièvement la pièce des yeux. Il ne vit rien d’autre que des affaires de tous les jours, dont certaines étaient renversées ou brisées sur le sol en ciment. Un chat noir et blanc glissa entre ses chevilles et partit se réfugier à l’étage. Il suivit le chat. Là-haut, il ne trouva rien non plus, à l’exception d’une grosse femme en blouse fleurie qui gisait sur le flanc, au pied d’un lit vertigineux. Le visage terrorisé, figé, avait les yeux curieusement braqués dans ceux de Bouchon qui s’en alla rapidement visiter l’autre chambre en marmonnant, puis une salle d’eau étroite et aveugle, déserte. Avant de regagner la cuisine, il expédia d’un coup de pied rageur un pot de chambre en métal vers la femme dans un boucan du tonnerre. Il dévala l’escalier sur les talons du chat en répétant « L’autre fumier ». Dehors, le garçon ne perdit pas de temps et fila en direction de la petite route qui fendait le hameau en deux. La maison suivante se trouvait blottie entre deux granges orientées vers le nord. Bouchon n’y entra pas. Il continua, rencontra deux voitures garées de travers sur son passage, dont une avait une portière ouverte. Des masses de mouches bourdonnaient dans les coins. Il passa de même devant une masure aux rideaux ocres sans s’y attarder. Plus loin, au détour d’une fontaine qui coulait continuellement et où deux chats noirs détalèrent à l’approche de la silhouette, une ruelle grimpait en direction d’une rangée d’autres maisons et de granges. La configuration des bâtiments était similaire. Chaque façade était bordée de végétation abondante, de pots de fleurs et de petits bancs en bois, parfois d’outils de jardinage, d’un arrosoir ou d’une bicyclette. Sous le soleil de plomb imminent, le garçon s’envoya une gorgée de rouge avant d’entrer dans la seconde maison. Depuis là-haut, on dominait tout le hameau, y compris la ferme des Bouchon dont le toit de tuile émergeait d’un groupe de tilleuls et de châtaigniers serrés. On apercevait aussi la route qui y conduisait en traversant auparavant un vaste champ de maïs. Le garçon pénétra dans la deuxième maison. Dans la cuisine, il ne trouva rien. Au bout du couloir qui menait au jardinet, il aperçut le cadavre d’un chien marron et blanc. Il prit l’escalier et, à mi-hauteur, se figea. Il déposa la bouteille sur une marche. Dans l’encadrement d’une porte, il venait de localiser des parties de corps qui dépassaient d’un lit défait. Un pied, une jambe, un bras inerte et une tignasse brune qui pendait comme des vieilles toiles d’araignées chargées de poussière. Il gravit les dernières marches en murmurant « la Simone » et s’approcha lentement. Une poitrine volumineuse et blanche glissait de chaque côté d’un torse cerné de vieux sang plein les draps froissés. Il contourna le lit et découvrit un second cadavre identiquement nu. L’autre fumier s’était pris plusieurs balles dans la poitrine et peut-être une dans le cou. Sans perdre de temps, le garçon attrapa l’homme par les aisselles et partit à reculons en direction de l’escalier. Le sang n’était pas complètement coagulé car le corps produisait dans son sillage deux longues traînées poisseuses. Au sommet des marches, Bouchon contourna le cadavre et l’incita à dégringoler de lui-même jusqu’en bas. Il dut l’assister à trois reprises et, à la troisième, la bouteille escorta la chute pour la ponctuer de bruits de verre étouffés. Lorsque le garçon rejoignit à son tour le rez-de-chaussée, il supposa que le sang s’était mélangé au vin au cours de la dégringolade. Il reprit les aisselles et quitta la maison. La demie. Dans la descente, le convoi s’interrompit à deux reprises. Il n’y avait plus de sang car les gravillons, les bouts de verre et la terre avaient dû colmater les plaies au passage. Le garçon souffla, épongea la sueur de son visage d’un revers de manche et repartit. Au niveau de la fontaine, les deux chats noirs s’enfuirent encore, ainsi qu’une poule naine un peu boiteuse. Le convoi fit une nouvelle pause et Bouchon se désaltéra sous le tuyau rouillé intarissable. Le soleil cognait sur le périmètre et quelques mouches tentaient de pénétrer le cadavre par les orifices disponibles. En vue de la voiture gris bleu, le convoi stoppa. Epuisé, le garçon fit quelques pas dans les parages du cadavre en reprenant son souffle et en se tenant les reins. De là, on apercevait nettement la blouse bleu qui tachait les fleurs oranges. Quarante mètres, pensa-t-il en repartant à reculons. A l’approche de la maison, il entendit le chant religieux. Il ne se demanda pas si c’était le même ou si un autre avait pris le relai. Les murmures langoureux avaient l’air séquestrés dans le petit poste mal amplifié et Bouchon lâcha sa prise. Le dos et le crâne cognèrent le sol, les bras s’improvisèrent en croix et les yeux restèrent suspendus au ciel vide. Le garçon se précipita dans la maison et en ressortit une minute plus tard, muni d’une autre bouteille de rouge et d’une carabine. Entre temps, les mouches avaient regagné leur poste et s’affairaient sur le visage de l’autre fumier, à deux mètres de la blouse bleu. Certaines devaient passer d’un cadavre à l’autre, mais c’était difficile à dire. Neuf heures. A quatre-vingt mètres de là, en lisière du champ de maïs, quelque chose remua. Il y eut une série de bruissements, puis le silence retomba sur le vacarme des grillons et des oiseaux. Quelques secondes plus tard, le bruit se répéta plus énergiquement et bruyamment. - Qu’est-ce qu’il fabrique ? demanda le soldat aux jumelles en allumant une cigarette. - Ma parole, il va tirer sur un mort, répondit l’autre qui maintenait la silhouette dans sa mire. - Il m’a pas l’air bien net celui-là. - Je le tire ou quoi ? - Attend voir. Dans le viseur, le garçon laissa retomber le canon vers le sol et but au goulot. Il fit quelques pas dans le périmètre et revint vers le corps nu qu’il venait d’acheminer. Il présenta de nouveau le canon et le promena le long du corps, à quelques centimètres de la peau. La tête, la poitrine, le sexe, puis de nouveau la tête. Il but encore en s’éloignant vers la voiture et s’assit quelques instants sur le capot. Là, il retourna l’arme contre lui, porta les canons superposés à hauteur de ses yeux, comme pour vérifier si des cartouches y étaient bien engagées. Il but encore et repartit vers le corps. Il répéta les mêmes gestes, encore. - Il va buter le mort, je te dis. - Ou bien il va se foutre en l’air. - Je le tire ou quoi ? Simultanément, la demie et le coup de feu rompirent le silence. < |
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