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Vieille Fille Partagerait Caveau |
> 1 La R16 quitta la départementale et s’engagea sur la route étroite pour grimper en direction de l’ancienne carrosserie. Tod renonça à passer la troisième et se contenta d’un trente à l’heure sur une cinquantaine de mètres. Là, Roger lui suggéra de se ranger à gauche, à l’entrée d’un chemin invisible depuis la route. La bagnole empiéta sur le passage boueux et s’immobilisa au bord des flaques. Un interminable convoi ferroviaire défilait bruyamment sur la droite, synchrone avec trois ou quatre poids lourds en contre-bas. En attendant que le vacarme s’estompe, les deux complices allumèrent une cigarette et baissèrent leur vitre. Roger était friand de ce genre de lieu. Avant chaque rencontre, il prenait toujours soin de faire des repérages et de tout organiser dans le détail. Tod se prêtait au jeu. De véritables mises en scène, à vrai dire, redevables au goût prononcé de Roger pour une poignée d’obscurs réalisateurs français ou russes des années soixante dix que Tod, à force, avait fini par affectionner. - Alors ? lança ce dernier sans quitter des yeux le chemin fuyant. - Alors, j’ai un plan à te proposer. - Raconte. - Une petite maison bourgeoise située dans un village, pas loin d’ici. - Abandonnée ? - Propriété de l’Etat. Intrigué, Tod se tourna vers son passager qui expédia un long nuage de fumée vers l’extérieur avant de préciser : « Aucune succession. La baraque est pleine à craquer. » Une averse matinale avait trempé le paysage et censuré le ciel pour le reste de la journée. Les épaves de bagnoles entassées de l’autre côté des rails parfumaient les courants d’air à l’huile de vidange et au gasoil croupi. - C’était une vieille fille, reprit Roger en quittant l’habitacle et claquant la portière. Elle tenait la maison de ses parents, avocats, j’ai cru comprendre. Elle y a toujours vécue seule et, apparemment, elle se serait suicidée. - De quelle façon ? - Je ne sais pas. - Dans sa maison ? - Aucune idée. Je n’ai pas cherché à savoir. Toujours est-il que personne n’a touché aux meubles depuis sa mort. - Qui remonte à combien de temps ? - Trois ans, je crois. Elle avait quatre vingt piges et des poussières. - Comment as-tu appris tout ça ? - Figure-toi que j’ai une tante qui habite dans le village. J’ai relevé une allusion au cours d’un repas de famille et je me suis renseigné, l’air de rien. Il n’y a aucun héritier. Dans ce cas-là, la liquidation peut prendre des plombes. Les deux complices s’engagèrent dans le chemin boueux, tandis qu’un nouveau train filait derrière un rideau de bouleaux, moins long et bruyant. Souvent, les plans étaient minables et peu ambitieux. Mais visiter des maisons ou des châteaux abandonnés pour y ramasser des bricoles encore récupérables à refiler aux brocanteurs arrondissait parfois le RMI. Au pire, des poignées de portes, des vieux bouquins ou des piles d’assiettes en porcelaine de Limoges oubliées au fond d’un placard. Au mieux, des miroirs piqués, des encadrements de tableaux croûteux ou des petits meubles à rafistoler au fond du garage. Une misère. En revanche, ce qui n’avait pas de prix, c’était l’expérience. - Qui te dit que personne n’y est entré depuis ? - J’ai fait des repérages la nuit dernière. La baraque est située dans le village au milieu d’un jardin en friche. Il y a des signes qui ne trompent pas. Elle est complètement bouclée, mais j’ai pu ouvrir un volet grâce à la tige en fer de la dernière fois. J’ai jeté un œil par la vitre et je t’assure que c’est plein à craquer. - Qu’est-ce que tu as vu ? Ils stoppèrent au bord d’une large flaque noire qui barrait le passage. Roger se pencha au-dessus de l’eau lisse et sembla y chercher son reflet. Il précisa : « Des meubles, des tableaux, des choses sur les meubles, des choses de tous les côtés. » - Tu es certain qu’elle n’est plus habitée ? - Sûr et certain, fais-moi confiance. Tod échappa son mégot dans la flaque et troubla le reflet de Roger. Ils rebroussèrent chemin et restèrent silencieux jusqu’à la voiture. Là, Tod s’assit sur le capot avant et alluma une autre cigarette : « Qu’est-ce que tu proposes ? » - On va se la faire. On va la retourner de fond en comble et emporter tout ce qui nous semblera intéressant. - A quoi tu penses ? Roger piétinait dans le périmètre de Tod en examinant attentivement les empreintes à crampons qu’il laissait dans la boue : « Des petites choses. Juste des objets de valeur. La baraque est mal située, en plein milieu du village, au bord d’une place. C’est certainement pour ça que personne n’a dû la visiter avant nous. Impossible de sortir des gros volumes sans se faire remarquer. » - Tu veux dire, pas de tableaux ? pas de meubles ? - Rien de tout ça. Uniquement des choses qu’on pourra loger dans les sacs. - Tu crois que les risques en valent la peine ? Roger se tourna vers son complice et le considéra pendant quelques secondes tout en piochant dans son imperméable à la recherche d’une clope : « C’est plein à craquer, je te dis. Après sa mort, ils ont fermé la baraque et rien n’a bougé entre temps. C’est rempli de bricoles faciles à revendre. » Dubitatif, Tod détourna le regard vers les rails qui s’enfuyaient dans l’atmosphère brouillée de l’automne : « Se suicider à quatre vingt piges, c’est pas banal. » - Oublie la vieille et pense à la baraque. - J’y pense. Il doit y avoir une drôle d’ambiance à l’intérieur. - Dis-toi que si on n’en profite pas, c’est l’Etat qui le fera à notre place. Ou bien les procédures vont traîner et les choses vont s’abîmer là-bas. C’est stupide. Tod revint au visage de son complice : « Tu voudrais faire ça quand ? » - Un lundi soir, c’est l’idéal. 2 Quatre jours plus tard, peu après minuit, la R16 déboula au ralenti sur la place du village. Deux ou trois lampadaires veillaient sur le périmètre, soutenus par les spots braqués sur la façade de l’église. Quelques voitures gisaient en périphérie d’un triste parterre de pelouse surmonté d’un monument aux morts. La voiture contourna la stèle monolithique et défila le long d’une grille rouillée qui semblait contenir avec peine un déferlement de végétation. Deux tilleuls effeuillés se dressaient là, puis un toit d’ardoise biscornu, découpé sur fond de nuit poisseuse. La R16 continua sa ronde en veilleuses, longea des jardins privés mitoyens et disparut dans une ruelle. Un peu plus loin, elle contourna un petit rond-point et se rangea en bordure d’un stade épargné par les lampadaires. Dans l’ombre de l’habitacle, deux points incandescents se mirent à osciller, à disparaître et à renaître pendant plusieurs minutes. Dans cet intervalle de temps, il ne se passa rien. Le village était immobile et muet. Peu après, les portières claquèrent et la carrosserie noire échappa deux silhouettes qui s’en allèrent glisser le long d’une palissade. Chacun chargé d’un sac, les deux pillards prirent la direction de l’église dont les cloches annoncèrent minuit. Sur les trottoirs, les pas étaient précautionneux, mesurés. Ils parvinrent rapidement en lisière de la place et s’immobilisèrent. Tout était calme. Aucune lumière dans les façades. Aucun mouvement, à l’exception des rafales de feuilles qui couraient sur l’ombre des pignons et des fils électriques couchés sur la chaussée. Quelques instants plus tard, dans un bruissement de laurier, de ronces et de branches sèches, ils enjambèrent la grille à tour de rôles et se retrouvèrent dans les fourrés. Le silence retomba. Tapis dans l’obscurité, ils attendirent encore. Sur la façade, Roger entrouvrit deux volets en métal piqués par la rouille pendant que Tod sortait du matériel de son sac : un gros rouleau de scotch, un marteau et un tissus plié. Ensuite, ils se munirent de gants et recouvrirent un carreau de plusieurs épaisseurs de scotch, en veillant à dérouler et couper discrètement chaque bande. La besogne accomplie, Roger consulta sa montre et fit un signe de la main à Tod. Quatre doigts pointés, quatre minutes à patienter. Tod alluma une cigarette et s’éloigna vers la grille d’où il scruta la place. Il revint. Rien à signaler. Peu après, les cloches se bousculèrent pour annoncer minuit et demi. Dans la foulée, le marteau cogna le tissus qui étouffa le choc sec et précis qui défonça le carreau. Les bris de verre crissèrent brièvement et, retenus par le scotch, ne bronchèrent pas. Les cloches se turent à leur tour. Roger retira délicatement la composition tranchante qu’il déposa ensuite dans l’herbe et les feuilles mouillées. Tod aventura la main gantée dans le trou noir et tâtonna jusqu’à la poignée qui pivota sans trop résister. A la troisième pression des poings, les pans cédèrent et la fenêtre s’ouvrit en vibrant un peu. Là, ils décidèrent d’attendre encore et Tod fit une nouvelle ronde du côté de la grille. Roger enjamba le rebord le premier et disparut dans un bruit étouffé de pieds joints, bientôt suivi de Tod qui s’empressa de rabattre les volets derrière lui. Le temps que les yeux apprivoisent l’obscurité, les respirations saccadées se croisèrent, puis les stries sépia se détachèrent peu à peu du néant. Il y eut quelques frottements de tissus et les faisceaux des lampes aveuglèrent brusquement la pièce : un salon. Des meubles, des tableaux, des choses sur les meubles, des choses de tous les côtés. Des babioles, des images, des ornements, des couleurs et des ombres portées démesurées qui se déplaçaient sur les murs. Pendant une longue minute, les yeux arpentèrent l’espace dans toutes les directions, puis finirent par se rencontrer, identiquement stupéfaits. Il y en avait partout, des choses sagement disposées dans la poussière, intactes, à peine engourdies, comme dans l’attente d’un nouvel usage, d’une nouvelle existence. Comme si là-haut, à l’étage, quelqu’un tardait à s’en préoccuper, mais restait néanmoins en mesure de surgir à tout moment à cause d’un bruit commis par les deux intrus. Le silence était complet. D’un hochement de tête, Roger indiqua qu’il n’y avait pas de temps à perdre et qu’il s’occupait du rez-de-chaussée. Tod approuva, attrapa son sac et se dirigea vers une porte entrebâillée. Tandis qu’il parvenait au centre du vestibule, dans son dos, il entendit le bruit d’un tiroir qui s’ouvrait. Un deuxième. Un troisième, il se dirigea vers l’escalier et posa son pied sur la première marche. * L’expérience de l’escalier était la plus terrible. Une transition entre la terre et l’ailleurs, car le domaine des étages appartenait aux fantômes. Dans les étages, il y avait toujours des chambres, qu’elles soient vides ou seulement occupées par un sommier lacéré, une armoire renversée, un coffre ou des dizaines de tissus crasseux étalés sur le sol. Tandis que le faisceau de la lampe passait d’un paysage à l’huile à un portrait à l’aquarelle suspendus au mur, le cœur de Tod n’en finissait pas de marteler les parois de son torse, de s’y débattre pour s’en extraire brutalement, puis dégringoler sans doute vers le rez-de-chaussée et quitter cette baraque à n’importe quel prix. Il parvint à l’étage : deux rangées de portes closes et de poignées de porcelaine à cramponner. Autant de chambres que de fantômes séquestrés en chacune d’elle. Tod aimait ça. Il n’en était pas à son premier étage, à son premier grincement de gond lugubre, ni à son premier fantôme. Sauf que cette fois, la baraque était pleine à craquer. D’autant plus en mesure de contenir des spectres, et pourquoi pas des macchabées allongés sur leurs couches depuis des lunes, oubliés, décomposés, exorbités et souriants. La probabilité d’une telle découverte maraudait toujours dans ces instants où l’excitation produite n’était comparable avec nulle autre. Mais il n’y avait pas de temps à perdre et il ouvrit la première porte. Une heure, se répéta-t-il. Ils s’étaient donnés une heure pour faire le tour de chaque étage et remplir les sacs. Il entra. Chambre d’amis, supposa-t-il aussitôt en constatant le dépouillement de la pièce. Natures mortes et crucifix sur fond de médaillons blanc et or entrelacés, fauteuil à bascule vide, dessus de lit crème, table de nuit, abat-jour à franges assorti au dessus de lit. Sans tarder, il ouvrit les deux portes d’une armoire à glace. Dans un petit tiroir, il s’empara d’une paire de ciseaux de couture, d’une boite en métal doré et d’un lot de dés à coudre qu’il expédia au fond du sac. Un porte-monnaie vide, deux paires de gants de soie, une collection de cartes postales noir et blanc à bords dentelés, reliées par un élastique. Dans le sac. Brièvement, il explora deux piles de draps en lin soigneusement pliés, mais n’y trouva rien. Des oreillers, un traversin, des cintres chargés de vêtements protégés par du plastique transparent ; il referma les portes et se précipita vers la table de nuit. Quelques mouchoirs en tissus brodés, dans le sac. Il se redressa et le faisceau balaya la pièce. Il était peu probable que la chambre d’amis recèlent d’inestimables trésors ; il décida d’en rester là. Dans le couloir, le reflet du faisceau dans un miroir le fit sursauter. Il s’approcha de la porte suivante et cramponna la poignée blanche. Avant d’ouvrir, il vérifia sa montre et se retourna. Il y avait trois autres pièces à l’étage et il était souhaitable qu’il découvre au plus vite la piaule que la vieille avait occupé jusqu’à la fin de sa vie. Il ouvrit. Chambre dépouillée. Il referma, pas de temps à perdre. Il ouvrit celle d’en face et fut parcouru d’un long frisson. C’était celle-là. Un immense lit à baldaquin surmonté d’un paysage printanier à l’encadrement exubérant, un verre vide et des boites de médicaments empilées au bord d’une table de nuit. Une paire de pantoufles abandonnées au pied du lit. Il avança et promena le faisceau sur les murs. Des paysages, des natures mortes, des portraits à l’huile trop anciens pour être familiers, pas de crucifix cette fois-ci. Il y eut de nouveau ce frisson dans son dos, de haut en bas. Il se déplaça : une armoire à glace monumentale, deux commodes à tiroirs, une coiffeuse en bois blanc aux liserés or, deux chaises avec des vêtements poussiéreux pliés dessus, un grand miroir ovale, une deuxième table de nuit plaquée de marbre rouge fendu de blanc. Il déposa le sac et explora le tiroir de la première table. Il y trouva deux boites à bijoux remplies de bagues, de chaînes et de boucles d’oreilles, ainsi que plusieurs écrins qu’il ne prit pas la peine d’ouvrir et disposa aussitôt dans le sac. Le tiroir de la seconde table ne contenait que des médicaments ; il se dirigea vers l’armoire qu’il éventra sans bruit. Le butin irait au comptoir de l’or, aux antiquaires, aux brocantes et aux vide-greniers : gants, quantité de petits mouchoirs, porte-monnaies usagés, bracelets, pendentifs, broches. A un moment donné, une bague isolée retint son attention, qu’il disposa sous le faisceau. Un petit lézard en argent enroulé sur lui-même, se dit-il. Il rectifia : une salamandre. Amphibie dépourvu de monture, directement cramponné au doigt et sur le point de se mordre la queue. Il retira son gant, tenta de passer la bague, n’y parvint pas, la regarda encore, sous tous les angles, essaya un autre doigt, puis renonça. Une montre Gousset, des colliers, encore des écrins à ouvrir plus tard, encore des boites en métal blanc ou doré qui s’acheminèrent dans le sac. Il vérifia sa montre et referma l’armoire. Un quart d’heure. Il hésita entre les deux commodes et se décida pour la plus luxueuse, mais les tiroirs à serrure étaient fermés à clés. Il passa à l’autre commode, mais n’y trouva que des tissus, des habits, des chapeaux trop encombrants et fragiles pour les emporter. Sur la coiffeuse, il ramassa précipitamment une élégante trousse de maquillage, un miroir à main et un loup qu’il examina pendant une seconde avant de le ranger avec le reste. Les tiroirs fermés l’intriguaient. Dix minutes. Le faisceau arpenta les murs, la surface des meubles, le sol. Il détecta des couleurs et nota que le pourpre dominait : dessus de lit, oreillers, ornements muraux, reflets, tapis et pantoufles. Une odeur troublante occupait la chambre ; une combinaison de poussière, de vieilles choses, de bois et, il hésita : de ronces. Un parfum de ronces, d’épines fruitées, quelque chose comme ça, pensa-t-il en ramenant le faisceau aux tiroirs condamnés. Qui taquine les narines et le palais. Qui s’accroche au fond de la gorge lorsqu’on retient sa respiration. Il fouilla dans le sac et retrouva la paire de ciseaux de couture. Il l’empoigna et s’approcha des serrures, persuadé que le contenu caché valait bien une effraction. Pourquoi ceux-là étaient-ils protégés, tandis que les autres, remplis de bijoux et autres objets de valeurs, ne l’étaient pas ? Il glissa la pointe des ciseaux dans l’interstice au-dessus de la serrure et fit levier. Il y eut un craquement de bois et une résistance. Il était évident que les précautions d’usage et l’adrénaline atténuaient la force du geste. De plus, il se demanda si le métal n’allait pas se tordre avant que le bois daigne se fendre. Il recommença, et le craquement suivant, mêlé d’un choc métallique strident, indiqua que la serrure avait cédé. Il reprit sa respiration : épines. Mais à l’ouverture du tiroir du haut, le frisson déchira de nouveau son dos, plus longuement, de sa nuque à ses hanches, tranchant. Le tiroir était garni de sous-vêtements noirs soigneusement pliés, d’une collection de loups, de gants, de bas, de caracos et de bustiers non moins sombres et raffinés. Des piles de dentelle et de voile assortis, de frous-frous, de velours, de satin et de soie, d’où s’échappaient par endroit une fine bretelle ou une fantaisie somptueuse. Logés entre les tissus, il y avait aussi plusieurs paquets de cigarettes d’origines différentes : Inde, Sicile, Egypte, Chine, Brésil, Russie, Norvège dans leur emballage d’origine ou placées dans des étuis de cuir ou de métal. Des boites d’allumettes tout aussi diverses, et deux briquets posés côte à côte ; l’un en cuivre et l’autre apparemment plaqué or. Trois cendriers en verre ou en fer gravé, circulaire, triangulaire et carré. Tod retira de nouveau le gant pour effleurer l’étalage du bout de l’index. Le goût fruité s’était intensifié, même s’il ne parvint pas à en situer l’origine exacte. Trois minutes. Il remit le gant, déposa un des briquets dans sa paume et y braqua le faisceau pour en trahir les reflets : dans le sac, doucement. Il examina le deuxième. Dans le sac. Ensuite, il inhala un à un les arômes dégagés par les différents tabacs. Encore ce frisson, puis cette odeur prononcée. Mais pas question de laisser ça ici, se dit-il en les camouflant soigneusement dans une poche latérale du sac. Pas question d’abandonner ça non plus, pensa-t-il en rassemblant les boites d’allumettes et les cendriers, ainsi que, il ignora pourquoi sur l’instant, un loup noir. Et les épines persistaient. Dans son dos, le faisceau de la lampe de Roger s’était mis à fouiller les murs du couloir depuis le vestibule. Il ne s’en aperçut pas, mais l’autre souffla son prénom dans le silence de la baraque, et Tod sursauta. Il referma le tiroir et se redressa. Il étant temps de déguerpir, de regagner l’air libre. De fausser compagnie au fantôme. * Roger glissa une cassette dans l’autoradio pendant que Tod, les yeux rivés aux voyants rouges et oranges du tableau de bord, tardait à démarrer. En sourdine, les chœurs s’ébauchèrent. - Tu connais ? demanda Roger en bouclant sa ceinture. Tod démarra sans répondre et activa le chauffage pour évacuer la buée. Les chœurs s’étouffèrent et Roger augmenta le volume. - Le Miserere d’Arvo Pärt, indiqua-t-il. Il faudrait rouler et arrêter le boucan du ventilo pour se rendre compte. A la septième minute, ça décolle et ton ventre se soulève au point de te tirer les larmes tellement c’est beau. Tod adressa un bref regard à son copilote et passa la marche arrière. Il manœuvra sans hâte et la voiture longea le stade. Cent mètres plus loin, il mit les phares. Roger baissa le ventilateur d’un cran et monta le volume afin que les chœurs s’attaquent mieux au vacarme du moteur en continuant de s’intensifier. La voiture se lança bientôt sur la départementale et les yeux de Tod se concentrèrent sur les pointillés blancs que les faisceaux jaunes ingurgitaient de plus en plus vite. De son côté, Roger regardaient défiler les cimes d’arbres noirs taillés sur fond noir, tendues comme d’interminables frises ou déchirures minutieuses dans le paysage. L’incandescence de sa cigarette dansait au ralenti dans l’ombre et la route était déserte. Les chœurs investissaient l’espace réduit à la façon d’une communauté d’insectes concertés, bien décidés à assaillir le ronronnement mécanique et l’abolir à terme. A l’occasion d’une pointe en ligne droite, Tod alluma une cigarette à son tour, replaça le briquet quelque part, revint à la route jaune, puis les chœurs décollèrent brusquement, « au point de te tirer les larmes tellement c’est beau », se remémora-t-il. * Une demi-heure plus tard, l’étalage du butin s’effectua chez Roger. Ils disposèrent le contenu des sacs sur le sol, chose par chose, trésor après trésor. Roger s’en était essentiellement pris à l’argenterie, à des services complets de vaisselles et de couverts précieux poinçonnés au verso dont les brocanteurs étaient friands. Tod y ajouta sans distinction ses pierres précieuses et ses pacotilles, ses mouchoirs et ses dès à coudre, y compris la salamandre. Il ne fit aucun commentaire et évita soigneusement d’évoquer le contenu du tiroir de la dernière commode. - Il faudra faire estimer tout ça, déclara Roger en tripotant les bagues. Il y a de l’or, de l’argent, peut-être même un diamant sur celle-ci, mais il y a sûrement du toc dans le lot. Tod acquiesça et l’autre reprit : « Je te l’avais dit que c’était plein à craquer. Personne n’a dû mettre les pieds dans la maison depuis la mort de la vieille. Il y a plusieurs générations de trésors planquées là-bas. En y restant une heure de plus, on remplissait deux autres sacs, c’est certain. » Cette dernière remarque s’illustra d’un regard suggestif à l’attention de Tod qui l’esquiva en s’éloignant vers la fenêtre. - On pourrait y revenir pour prendre le reste, non ? proposa Roger - Pas question d’y revenir, répliqua Tod. - Je ne parle pas d’y retourner cette nuit, mais pourquoi pas lundi prochain ? J’ai négligé la cuisine au rez-de-chaussée, et tu n’as sûrement pas fait le tour des chambres. Il reste aussi le grenier à explorer. - On n’y revient pas. On a laissé trop de traces derrière nous. Un carreau cassé, des volets battants, des empreintes de godasses dans la poussière. Si ça se trouve, on a fait du bruit en repartant, alors on se contente de ce qu’on a et on oublie cette baraque. Elle est mal située, c’est trop risqué. Roger s’affala dans le canapé et alluma une cigarette en soupirant : « Je ne vais plus dormir en paix en sachant tout ce qui nous attend là-bas. C’est le genre de chose qui te reste sur la conscience et te travaille en profondeur. C’est idiot. » - Tu n’as qu’à y retourner tout seul. - Seul, c’est trop dangereux, tu le sais très bien. Si on y revient dans une semaine, on multiplie le butin par deux. - On multiplie aussi les risques de se faire coincer en revenant sur les lieux du crime. C’est une règle qu’on s’était fixée, non ? - On a fait des exceptions, rappelle-toi, insista Roger hypnotisé par l’étalage de bijoux. Le château en Corrèze, par exemple, on y est revenu à deux jours d’intervalle pour se faire les miroirs, les cadres et les tentures. - Il était abandonné et situé en pleine campagne, c’était différent. - Tu vas le regretter, tu verras. - Je ne crois pas. - Tu vas y repenser pendant la nuit et tu vas me téléphoner demain pour… - Je n’y reviendrai pas. - Comme tu veux, souffla Roger. Mais c’est dommage. * De retour chez lui, Tod vida le contenu de la poche latérale du sac. Il disposa les paquets de cigarettes, les briquets, les cendriers et les allumettes sur une table, puis fit danser le loup entre ses doigts. Il le hissa ensuite dans l’air, comme pour soutenir le regard absent. Il le reposa et revint aux arômes de tabac du monde entier. - Une russe, décida-t-il au bout d’un moment. Il ouvrit le paquet même pas entamé, puis porta le filtre blanc bagué d’argent à ses lèvres. Il craqua une allumette espagnole, tira longuement et toussa plusieurs fois avant de s’accommoder du goût fort et pimenté. Un instant, dans l’arrière-goût, il crut déceler les épines, mais ce n’était pas ça. Pas tout à fait. Parvenu à la moitié de la cigarette, il reprit le loup et gagna la salle d’eau. Là, dans un miroir, il ajusta l’accessoire sur son visage qu’il examina pendant plusieurs minutes, sous tous les angles, le temps de terminer la cigarette. Ensuite, il opta pour une indienne et revint au miroir. Une brésilienne. A l’aube, ayant fait plusieurs fois le tour de la planète, il s’endormit avec le loup. 3 Le lendemain, peu après minuit, la R16 s’immobilisa dans une ruelle perpendiculaire à la place de l’église. Aucun carreau à briser, ni fenêtre à forcer, la voie était libre, bien que Tod, cette fois-ci, négligea d’appliquer quelques règles d’usage : - Opérer uniquement le lundi soir, le plus calme de la semaine ; - Garer la voiture à une distance suffisante du lieu d’intervention pour qu’on ne la remarque pas dans les parages immédiats ; - Eviter d’agir seul, car deux regards valent toujours mieux qu’un ; - Dans ce cas précis, avant d’entrer dans la maison, attendre un quart d’heure dans le jardin pour s’assurer que nul n’a remarqué l’intrusion, et lever le camp au moindre signe anormal : une voix, une ombre, une lumière, un bruit de porte ou de n’importe quoi ; - Toujours prendre des gants. Il enjamba la fenêtre, ramena les volets à lui, alluma la lampe et se dirigea aussitôt vers l’escalier. L’étage, deuxième porte à gauche, il éteignit la lampe. Poignée en porcelaine qui grince, frisson qui découpe le dos, cette odeur qui monte et s’en prend à la gorge ; il referma la porte et resta debout dans l’obscurité pendant un moment. Autour de lui, il ressentit la présence des choses dont il avait mémorisé la disposition exacte, les couleurs et les textures. L’odeur, encore. L’odeur caractéristique de la chambre où mille arômes se combinaient pour n’en faire qu’un. Mille parfums, se dit-il, toujours secrétés par la chambre malgré le temps. Dans l’ombre, il tira un étuis en métal du sac. Il piocha au hasard dans le mélange qu’il avait composé avant de venir, et alluma une cigarette. Norvégienne, supposa-t-il à la deuxième bouffée. Il fit quelques pas et son genoux heurta bientôt un angle de la commode. Là, il sortit un cendrier du sac et le posa au bord du meuble. Un frisson causé par le froid lui parcourut la nuque. Il termina la cigarette, échappa le mégot dans le cendrier et ses doigts nus tâtonnèrent jusqu’au premier tiroir qu’il tira en tremblant. Du calme, se dit-il. Dans le silence de la chambre, les doigts plongèrent dans le nid de dentelles et de soie qu’ils parcoururent à l’aveuglette, comme font les chats de leurs griffes dans les étoffes jugées douillettes. Pendant ce temps, sous les yeux mi-clos de Tod, l’incandescence mourait en confiant ses ultimes lambeaux de fumée au néant, tandis qu’il continuait d’explorer les bretelles, les filets et les voiles de la défunte femme dont il ignorait tout. Tout, se répéta-t-il. Y compris le nom et les traits du visage, car, la nuit précédente, il n’avait en fin de compte découvert aucune image, aucun portrait d’elle encadré sur un buffet ou accroché aux murs. Les seuls portraits visibles étaient peints et vraisemblablement anonymes. Au mieux, il s’agissait d’ancêtres ou de figures célèbres qu’il ne connaissait pas. Elle, ne figurait nulle part. Il l’aurait su, c’était à présent évident. Une intuition tenace. Il l’aurait reconnue en rencontrant ses yeux. Il ignorait tout d’elle, excepté ce goût secret pour les dentelles noires de luxe et les tabacs venus d’ailleurs, enfermés dans une commode, séquestrés dans une boite, un écrin mental, un recoin occulté de son cerveau à elle. Mais peut-être valait-il mieux continuer d’ignorer, après tout. « Quatre vingt piges et des poussières », avait indiqué Roger. Il ralluma la lampe et la disposa sur le lit, faisceau braqué sur un mur. Malgré le froid, il ôta son blouson et s’agenouilla face aux tiroirs. Il referma le premier et ouvrit le second en frissonnant. Du calme. Celui-ci était presque vide, à l’exception d’un petit flacon de parfum. Une bouteille pas plus haute qu’un paquet de cigarettes, debout, cylindrique, d’une simplicité déconcertante, isolée au milieu du tiroir désert. Il saisit l’objet et le porta à ses narines : les épines. Ensuite, il ôta le minuscule bouchon de liège et fut pris d’un soudain vertige qui l’incita à reposer le flacon là où il l’avait découvert. Etourdi, il rectifia : le goût créé par les épines qui se décrochent une à une de la peau meurtrie. Il s’éloigna du tiroir et prit une autre cigarette. Ensuite, les cloches annoncèrent une heure et demi. Il s’assit sur le dessus de lit saumon orné de trois ou quatre coussins et s’efforça de respirer moins vite : la peau qui reste accrochée aux épines quand on les retire. Son regard tomba en direction du troisième et dernier tiroir de la commode. Ensuite, il frissonna à cause du froid et alluma une autre cigarette. Il n’y avait pas un bruit, excepté celui d’une branche qui devait cogner un volet en métal quelque part, et le cri lugubre d’un oiseau nocturne près d’ici. Ensuite, malgré l’étourdissement qui persistait, il s’agenouilla pour ouvrir le dernier tiroir dans lequel il découvrit des centaines et des centaines de photographies empilées, rangées dans des petites boites ou des enveloppes, noir et blanc ou couleur, des centaines de bustes, de portraits et de corps dénudés d’une certaine Suzanne Maudy. * Quelques heures plus tard, Tod fut réveillé en sursaut par un camion qui contourna la place pour ramasser les ordures. Il se redressa, tremblant de la tête aux pieds, et réalisa qu’il s’était endormi sur le lit de Mademoiselle Maudy, dont il avait découvert le visage, les yeux, puis le nom inscrit au dos de la plupart des clichés du troisième tiroir. Dans la pénombre, il ne vit pas grand-chose, hors mis les stries des volets clos qui débordaient d’un rideau mal tiré. Il ne vit pour ainsi dire rien, mais demeurait à présent persuadé que le sol de la chambre était recouvert de photographies ; celles qu’il avait pris soin d’étaler quelques heures auparavant de tous les côtés, depuis la base de la commode jusqu’au pied du lit, du pied du lit jusqu’au mur, puis du mur opposé à la porte d’entrée. Des corps, des bouches, des yeux, des courbes, des peaux. Il était cerné. Depuis le début, il le savait. Dès le premier instant, la première bouffée d’air absorbée dans la demeure, il avait senti le fantôme. Aucun doute là-dessus, il y a des signes qui ne trompent pas. Elle était partout. Il avait simplement suffi de grimper à l’étage et d’ouvrir la bonne porte pour parvenir au cœur de la baraque et l’atteindre, elle, au point de sentir sa présence, comme on détecte un corps à quelques centimètres de soi au cours d’une partie de cache-cache dans une chambre obscure, parce qu’on le sait, parce qu’il respire. Et pendant que Roger s’en prenait aux petites cuillères du rez-de-chaussée, lui, Tod, s’était approché du corps de très près. Peut-être même avait-il effleuré la peau ; quelque chose qui ressemblait à de la peau. Pire que ça, avait-il rectifié dans l’instant. Pire que la peau. Le camion disparut au détour d’une ruelle. Il grelottait. Le froid secouait son corps à chaque respiration et l’empêchait de remuer correctement. Il parvint néanmoins à se rapprocher du bord du lit et fouilla la pénombre des yeux. Progressivement, il détecta ça et là des carrés et des rectangles flous, des motifs abstraits plus ou moins contrastés qui n’étaient pas le parquet, mais bien les photographies de Mademoiselle Maudy. Au lever du jour, il ôta ses chaussures, piétina précautionneusement la fresque au sol et gagna la fenêtre pour écarter les rideaux. Sous ses yeux, la lumière de l’aube se déversa lentement sur les images, de plus en plus nettement, jusqu’à révéler des figures, des yeux, des parties de corps, une main ici et une jambe là. Un front, un torse, une bouche. Un peu plus tard, il reprit le flacon aux épines, en échappa quelques gouttes dans le creux de sa main et les appliqua dans son cou, dans sa nuque et un peu sur son torse. Ensuite, il alluma une cigarette et demeura assis sur le sol à contempler les visages et les corps qui finissaient de naître avec le jour. Ici des doigts suspendus dans le vide, un coude ou une épaule saillante, un sein à demi enlisé dans la pénombre, un autre ici, le visage. Les jambes interminables qui s’enfuient du cadre, le visage encore, les doigts fichus dans cette peau, les ongles dans celle-ci, peau, cambrures, courbes rompues, verticale, vertébrale, ventre. Dos, ombre, nuque, paupières, bouches, doigts, plis, peau. Peau, front, doigts, paupières, lisière, oreille, clair, cuisses, peau, sein. Cheveux, visage, lisse, nuque, coude, doigt, reins, noir, peau, ombre, nez, bouche, langue, épines, ensuite peau. Ensuite, il continua de répandre les centaines de regards et de corps de Suzanne Maudy sur le plancher de la chambre, pendant des heures. Enfin, en dépit du froid, il se dénuda complètement et s’allongea doucement au sol, sur le dos. Posa sa propre peau contre celle du fantôme. * Lorsque la lumière déclina, il constata que les piles de la lampe oubliée la veille étaient usées. Il s’installa sur le lit, toujours nu, revint au parfum, alluma d’autres cigarettes et laissa la nuit opaque ensevelir le marais d’images répandues à ses pieds. Dans l’ombre, sous les yeux de Suzanne Maudy invisible, il décida de goutter aux épines ; de déposer d’abord quelques gouttes sur le bout de sa langue, puis de porter le petit goulot à ses lèvres. Plus tard, l’ivresse livra Tod au sommeil en lui laissant tout juste le temps de se blottir sous les draps du fantôme. Le lendemain, à l’aube, les lèvres enduites du rouge de la défunte et les yeux parés du loup noir, il recommença. 4 Lundi 8 décembre. 23h13 en chiffres verts à l’horloge adhésive du tableau de bord. La Sierra démarra à la deuxième tentative. Dans la fente de l’autoradio antique, Roger glissa une cassette de Shostakovitch dont il n’avait pas recopié les titres lors de la duplication. Par la suite, il avait regretté la négligence. Les quatuors à cordes étaient bouleversants, la deuxième partie notamment, même si elle n’était jamais parvenue à lui tirer les larmes. Le temps de chauffer le moteur, il laissa s’écouler la première partie et alluma une cigarette. La première ébauchait la seconde, en quelque sorte. C’était sa façon à lui de pénétrer la seconde, de la laisser venir, de l’investir, de s’enfuir avec elle. Il monta le volume. Neuf minutes avant de quitter le parking. Neuf minutes à tirer sur le filtre jaune en savourant les violons, les violoncelles et les chaos du moteur qui feraient la BO de la nuit. Neuf minutes, puis la vieille Ford quitta le quartier en seconde. Le ciel dégagé exhibait quelques étoiles que Roger lorgnait de temps à autres, dans un feu rouge et une ligne droite, entre deux violons croisés et un silence : « Tod », s’était-il répété à plusieurs reprises au cours de la semaine. « Qu’est-ce que tu fous, Tod ? » Aucune nouvelle depuis le soir du dernier braquage. Rien. Pas un signe de vie. Le téléphone portable s’était mis à sonner dans le vide dès le lendemain aux alentours de midi. Entre temps, aucune nouvelle de Tod. La voiture quitta la ville et emprunta provisoirement l’autoroute. Deux kilomètres plus loin, elle bifurqua pour se lancer sur la départementale déserte, bordée de rangées d’arbres nus, noir sur noir, dentelés. Lorsque la troisième partie s’ébaucha, la voiture entra dans le village par la rue principale, défila à proximité de la place de l’église, contourna le rond-point et se rangea plus loin en lisière du stade. Il était 23h40 à l’horloge ; en avance sur l’église. Dans l’ombre de l’habitacle, il renonça à attendre la quatrième partie. Il sortit, ouvrit le coffre pour en extraire le sac et se dirigea vers la palissade. La quatrième était bouleversante et triste, splendide mais tellement funèbre. Il préférait garder la troisième en tête pendant les minutes qui suivaient. A moins que l’air de la seconde ne lui revienne. Il chercha, sifflota pour lui-même, hésita, mélangea la troisième avec la seconde, puis retrouva l’air. Sur un trottoir, à mi-chemin, il se mit à fredonner l’intro de la seconde, tandis que des feuilles mortes venaient à sa rencontre en crépitant. * Dans le salon, le faisceau percuta une pseudo toile impressionniste, puis échoua sans tarder au sol. Roger y déposa son sac et balaya les secteurs du salon qu’il avait déjà explorés une semaine auparavant. Oubliant de fredonner quoi que ce soit, il décida d’en finir au plus vite avec cette pièce de la maison. Un petit buffet restait à examiner, dans lequel il ne trouva que des piles d’assiettes et de plats, quelques tasses et des coupelles en porcelaine, trop fragiles à transporter. Il referma et promena la lampe à la surface d’un vaisselier déjà pillé. Le faisceau s’en alla rebondir sur le linteau d’une cheminée en marbre blanc où figuraient quelques babioles sans valeur, puis buta sur la porte d’accès au vestibule. Il ramassa le sac et quitta le salon. Au passage, la lumière effleura les marches de l’escalier et glissa directement vers une autre porte, celle de la cuisine, close. Il entra et sursauta une première fois : la lampe s’était directement posée sur une pendule murale qui diffusait un horrible tic-tac rendu jusqu’alors indistinct par les cloisons et les portes successives. Il eut un bref mouvement de recul, puis son cerveau se mit à brasser toutes sortes d’hypothèses, des plus invraisemblables aux plus rationnelles. Tic-tac dans la maison désertée depuis trois années. Tic-tac dans le silence et le froid et la pénombre et la poussière et l’humidité. Il hésita un instant à décamper, puis opta finalement pour la plus simple des explications, posa le sac et s’approcha lentement de la pendule : les piles fonctionnaient encore et les aiguilles n’indiquaient plus l’heure à personne depuis trois années. Il s’empressa de décrocher la machine hideuse pour la retourner sur le ventre et ôter sans tarder les deux piles infatigables. Tac, et le silence retomba. Il respira. Il posa la lampe sur le bord de l’évier et alluma une cigarette, sans se préoccuper de l’odeur troublante qui envahissait la maison. Cette nuit, il allait prendre son temps. Deux heures si nécessaire, peut-être trois. Seul, il avait pris toutes les précautions en étirant même la période d’attente dans les fourrés à presque trente minutes. Auparavant, il n’avait détecté aucune lumière dans les façades du voisinage, ni sur la place, ni dans les deux rues qui le séparaient de la voiture. Rien. Pas un mouvement. Il échappa la cendre dans la bonde l’évier en notant malgré tout que l’odeur fruitée qui régnait ici ressemblait à du parfum. Dans la cuisine, une part de lui-même nota l’incongruité, mais l’émotion procurée par l’expérience audacieuse du braquage en solo prit le dessus. Une fois à l’intérieur, il n’avait plus rien à craindre, il le savait. Il suffisait d’être discret, de mesurer chaque geste, chaque déplacement, et de quitter les lieux avant quatre heures ; quatre heures trente maximum. Il disposait donc de trois heures pour opérer. Il remplirait le sac et, si la contenance s’avérait insuffisante, il trouverait probablement un autre sac dans un placard, ou encore une valise. Il improviserait. Le butin de cette nuit-là serait pénible à transporter jusqu’à la voiture, mais l’effort en vaudrait la peine. Et tant pis pour Tod. Sous ses yeux, la fumée de cigarette se précipitait dans le halo conique qui la faisait tournoyer, mêlée aux grains de poussière volatiles hérités de la pendule et de ses propres mouvements à proximité. Il observa ce spectacle pendant un moment, laissant ses yeux arpenter la continuité lumineuse en direction d’un pan de carrelage argile. Là, les volutes heurtaient la surface et s’en retournaient doucement valser dans les relents de parfum et de tabac brun. La seconde de Shostakovitch décida de renaître alors dans son esprit. C’était bon signe. Il s’était détendu. La fumée torturée dansait sur les cordes langoureuses de sa mémoire. Il tira sur la cigarette et souffla en direction de la lumière aromatisée. Puis, en approchant la cendre de la bonde, son poignet heurta la lampe qui valdingua une seconde et s’immobilisa. Il resta figé. Le faisceau, en se détournant du carrelage, s’était braqué sur autre chose, sur un objet posé au bord d’une table : un verre à pied. Un verre à pied à moitié rempli d’un liquide sombre que la transparence identifia sans le moindre doute comme étant du vin rouge. Roger récapitula dans un clin d’œil : un verre à pied à moitié vide. A moitié plein de vin rouge après deux années passées dans la pénombre, l’air froid, puis chaud et froid, printemps-été-automne-hiver. C’était impensable, il s’approcha de l’anomalie : à moitié plein, et pas un brin de poussière à la surface du liquide, pas une seule trace de dépôt sur les parois, hors mis le bord que des lèvres avaient saisi quelques heures ou quelques minutes auparavant. Il se retourna et se mit à fouiller nerveusement la pièce dans toutes les directions. La lumière toujours fumante accrocha mille choses et mille surfaces dans le mouvement, mille odeurs, y compris les épines. Il ne trouva rien, mais la panique l’aspira bientôt vers le vestibule et les marches de l’escalier que la lumière explora, puis grimpa, titubante. Roger monta lentement, le souffle court, les yeux en vadrouille dans tous les recoins, le long de toutes les surfaces, à la recherche d’un indice qui dirait pourquoi ce verre et quelles empreintes de lèvres laissées sur le cristal impeccable. Dans le couloir, le reflet du faisceau ancré dans le miroir le fit sursauter. Il y avait cette odeur de plus en plus insistante qu’il n’identifiait pas. Le vin, s’était-il dit d’abord, mais le vin était à présent loin derrière, tandis que l’odeur se faisait plus forte. Parmi les portes qu’il découvrit, une seule était entrouverte sur l’ombre d’une chambre. Sans hésiter, mais à pas lents, il se dirigea vers celle-ci qu’il poussa et fit grincer pendant de longues secondes, avant que la lumière n’éventre l’ombre, puis débusque le corps ; le corps de Tod pendu au-dessus du lit pourpre, ballant entre deux tentures assorties. Roger échappa un souffle de frayeur, mêlé d’un hoquet de stupéfaction. Dans la panique, il recula et heurta la tranche de la porte. Le faisceau se détourna du cadavre et se réfugia au plafond pendant un moment, mais ne put qu’y revenir, puis décrire. Décrire le corps nu, presque totalement nu, à l’exception d’une paire de bas résille ajustés aux jambes pileuses, d’un caraco noir et d’un loup sur le visage étranglé, incliné vers le bas par la corde blanche. Exorbité, la langue jaillie des lèvres enduites d’un rouge insolant assortis au vernis des ongles cramponnés au vide. Sous le corps, gisait une bouteille de vin renversée sur le pourpre trempé, auréolé. Autour du lit, il découvrit ensuite les centaines et les centaines de photographies répandues qu’il avait piétinées sans y prendre garde en entrant dans la pièce. Roger renonça à s’approcher et demeura ainsi paralysé, des épines plein la bouche, le halot arpentant inlassablement tantôt la peau, tantôt les images, pendant une éternité. Puis il sortit. Il regagna le couloir, dévala les marches, traversa le vestibule et le premier salon, se précipita dans le jardin. Là, il scruta distraitement la place et enjamba la grille. Ensuite, le souffle coupé, il marcha sans se retourner. Il marcha de plus en plus vite, puis se mit à courir à l’angle de la première rue. Il stoppa, se retourna enfin et reprit en marchant, jusqu’à la voiture. Il grimpa, démarra aussitôt et quitta le village dans la minute. Ensuite, la vieille Ford fila dans la campagne nocturne criblée d’arbres noirs sur fond noir, le long d’une route jaune floue. Elle bifurqua plus tard pour emprunter l’autoroute, mais n’entra pas dans la ville. Elle continua sur la double voie déserte pendant des kilomètres et des kilomètres, sans se soucier des panneaux et du temps que la panique et la nuit avaient suspendu. A un moment donné, il alluma une cigarette. Ensuite, il jeta un œil dans le rétroviseur intérieur et ne vit rien, à l’exception de la nuit noire qui s’éloignait, entraînant dans son sillage la maison, ses trésors, ses épines, ses images de peau, le fantôme et le corps lynché de Tod. Il revint au parebrise, à l’autoroute perdue qui s’enfilait des pointillés, puis déplia le cendrier et cogna la cendre. Ensuite, sans quitter l’écran des yeux, il tourna le bouton de l’autoradio et s’écouta la quatrième de Shostakovitch. A fond. A te tirer les larmes. < |
Depuis sa mise en ligne vous avez été 801 visiteurs à consulter cette page Vos commentairesJe lis les nouvelles de Cyril Herry depuis que j'ai découvert, il y a quelques mois, ses textes sur ce site. Avec Vieille fille partagerait caveau, l'auteur trouve l'équilibre entre son goût pour le le noir et la narration impressionniste. J'ai commencé à lire le texte, assis sur un banc au bord d'un canal, je ne l'ai lâché qu'après l'avoir lu jusqu'aux derniers mots. Entretemps, il s'était mis à pleuvoir. Les personnages sont construits avec soin, l'intrigue bien menée, le style, qui était parfois un tout petit peu trop démonstratif, tend à s'effacer derrière l'ambiance, bref, une nouvelle de qualité qui continue de cheminer dans sa tête bien après la lecture. Chapeau bas, M. Herry Jean-Paul RENOUX zanimarre@voila.fr Le mercredi 26 Avril 2006 Vos commentaires
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