Vive La F.a.r.c.e une nouvelle de Zilber Karevski


Vive La F.a.r.c.e

par

ZILBER KAREVSKI

La nuit. Depuis ma tour de guet improvisée, je les ai vus s’approcher, sur les toits de tôle de l’usine, tout habillés de noir, cagoulés, leur fusil leur barrant le dos. Je suis descendu le long de l’échelle rouillée de la vieille cheminée et j’ai couru jusqu’au réfectoire. On y avait posté notre QG. Depuis plus de deux mois maintenant, c’était là qu’on planifiait nos opérations. Au départ, rien de bien méchant, des tracts pour alerter la population, histoire de se faire quelques alliés, on était des travailleurs comme les autres ; une ou deux petites manifestations dans les rues, pour se dégourdir les jambes ; quelques blocages de ronds points à des endroits stratégiques, pour appuyer nos revendications.
Nos revendications… Elles étaient simples, nos revendications. L’entreprise était bénéficiaire. On voulait juste garder notre boulot, empêcher la boîte de délocaliser dans le Tiers-Monde. Les dirigeants nous expliquaient que c’était pour la survie du groupe, face à la compétition internationale. On avait compris. Alors après deux semaines, on est passé à la phase supérieure, : destruction des produits de fabrication sur la voie publique, interpellation musclée des élus, eux qui avaient fait venir l’entreprise à grands coups de subventions. Ils nous répondaient tous invariablement que c’était grâce à ces subventions que nous avions pu travailler pendant ces dix dernières années. Nous, on avait compté que le fric, s’ils nous l’avaient versé à nous plutôt qu’à ces rapaces, on aurait pu vivre ces dix dernières années sans travailler. Alors on était un peu en colère.
Deux semaines plus tard, les locaux du commissariat de police explosaient en pleine nuit. Quelqu’un avait revendiqué l’attentat : Front Libertaire des Individus Courroucés. Ça nous avait bien fait marrer. Le FLIC était né, dans l’explosion d’un commissariat.
Sur les lieux calcinés, la police avait relevé des traces de produits chimiques, des produits comme on en avait des tas à l’usine, de ceux que les dirigeants nous disaient de balancer dans la rivière discrètement, pour faire quelques économies.
Les flics ont arrêté deux des nôtres, alors on s’est barricadé dans l’usine, en douce.

J’ai poussé la porte du réfectoire, essoufflé comme jamais. J’ai vu les têtes qui se tournaient vers moi, fatiguées. J’y ai lu une profonde inquiétude, malheureusement justifiée.
« Des tireurs d’élite, j’ai dit, sur les toits. Et des dizaines de soldats et de flics massés devant l’entrée de l’usine. »
Personne ne disait rien. Juste N’Guyen, le PDG, qui arborait un petit sourire victorieux sur son visage de bébé. Ce mec avait une gueule d’amour, malgré son oreille en moins. Il nous avait saigné à blanc toutes ces années. Juste retour des choses. Je me suis approché de lui et je l’ai giflé d’un revers de la main. Comme il avait les siennes attachées dans le dos, il n’a pas pu riposter. Il est juste tombé avec sa chaise, en faisant un gros “bloc-bloc” sur le sol carrelé.
N’Guyen, on l’avait attrapé au cours de l’opération “Nain Jaune”. Je sais, ça a des relents de racisme, mais on a jamais dit qu’on faisait dans la finesse. Et en plus, c’est pas nous qui avons commencé. Il fallait voir comment ils nous traitaient, tous ces directeurs. Ils se prenaient ouvertement pour la race supérieure. Et nous, on ne travaillait jamais assez vite, jamais assez bien. Les blessés, on ne les comptait plus. Sans parler des morts.
Je me souviens de Karim. Toujours à se plaindre. « Les normes de sécurité ne sont pas respectées dans cette usine de merde ! » Voilà ce qu’il disait, quelques heures avant de se faire happer la manche de sa blouse par une machine, et d’y être entraîné tout entier quelques secondes plus tard. Alors l’opération “Nain Jaune”, on s’est pas posé trop de questions sur le nom.
Les repérages nous ont pris plusieurs jours, mais à la fin, on y est arrivé. Les syndicats nous avaient lâchés depuis une semaine déjà. Ne restaient que deux vieux syndicalistes révolutionnaires, Gérard et Jean-Pierre, prêts à tout pour en découdre avec le grand patronat. Ce sont eux qui nous ont fourni les armes, des pistolets qui dataient de la guerre. Avec les balles, s’il vous plaît.
N’Guyen, on l’a capté alors qu’il rentrait de l’opéra. Pendant que nous on crevait la dalle. Ça nous a donné du courage, pour passer à l’action.
Il lui manquait un petit doigt, à ce con. On a repensé à tous les films de Yakusa qu’on avait pu voir, ça nous a fait marrer. Le lendemain, la police recevait une oreille, et les journalistes, un communiqué du FLIC : « Le temps de la libération est venu. Nous n’exigeons rien de l’Etat à la solde du Grand Capital. La libération des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. »

Ils ont mis trois jours à réagir. Dans le réfectoire, personne ne parlait. Les visages étaient graves. On savait qu’on avait aucune chance. Ceux d’Alamo aussi. Et pourtant, ils sont restés dans leur fort. Nous, on était prêts à vendre chèrement notre peau. Mais on avait une porte de sortie. Avec les lances à incendie, on avait disposé des produits inflammables tout au long du chemin qui menait au réfectoire. Pour les gaz, on était paré, on avait une tonne de masques derniers cris que la direction avait achetés après un mouvement de grève.
« Voilà, j’ai dit, je crois que c’est le moment. »
Il fallait agir vite, en espérant que le plan allait fonctionner.
« T’es sûr que tu ne veux pas venir avec nous ? »
Les deux syndicalistes révolutionnaires m’ont souri.
« Ne t’inquiètes pas pour moi, m’a répondu Gérard. J’attends ça depuis longtemps. Et puis mourir au combat ou d’un cancer, j’ai fait mon choix. Poursuivez la lutte ailleurs, là où vous serez utiles. »
Jean-Pierre m’a pris par les épaules : « La mort, c’est moche. Mais il est des façons de mourir qui sont belles. »
J’ai aimé ces hommes. Je n’ai rien d’autre à dire à leur sujet.
On a bâillonné N’Guyen puis on l’a placé devant l’entrée, bien en vue. Gérard a vérifié ses détonateurs. On s’est embrassé, puis on a foutu le camp. On a emprunté un long couloir qu’on avait miné, puis des escaliers qui menaient au sous sol. Là, on a ouvert une trappe. Elle donnait sur un petit canal, en dessous. C’était par là qu’on passait pour évacuer les déchets gênants. On est monté dans les barques et on a commencé à ramer. D’ici quelques minutes, il ferait près de mille degrés dans le coin.
Nos masques à gaz sur le nez, on ramait ferme. On a entendu les porte-voix de la police aboyer : « Rendez-vous, vous n’avez aucune chance. » Un silence, puis la voix de Gérard, dans toute l’usine, à travers les haut-parleurs : « Mort aux vaches. Vive l’anarchie ! » Silence encore. La première détonation nous a surpris par son intensité. Selon le plan, c’était le toit de l’usine qui s’effondrait, pour éliminer les snipers. J’ai profité du bruit pour faire péter le couloir qui menait au canal. Les soldats étaient maintenant coincés entre les murs aspergés de produits inflammables. Deuxième déflagration signée Gérard. Cette fois-ci, on a senti la chaleur se propager rapidement. On a entendu des cris, ça a duré quelques secondes. Puis plus rien d’humain, juste le bruit des flammes et de la tôle qui se plie, des bâtiments qui s’effondrent. Devant nous, la fin du tunnel, la lumière du petit matin. On a coulé les barques, on a jeté un œil derrière nous. Les flammes s’élevaient très haut dans le ciel. On a monté le talus. La camionnette était là, comme prévu. Deux gars, à l’intérieur. Ils nous ont distribué des faux papiers et ont pris la direction de la frontière. Jean-Pierre a dit : « Je vous présente la FARCE, Fraction Armée Révolutionnaire Contre l’Exploitation. Gérard était notre secrétaire. »
On a tous tourné les yeux vers le mur de flammes. J’ai senti un picotement dans les yeux. Je ne sais pas s’il s’agissait de la lumière, des résidus de gaz, ou tout simplement, du déchirement, celui d’avoir perdu un homme d’une valeur inestimable. Les mains jointes, dans la fourgonnette, nous avons tous juré de servir la FARCE, à jamais.
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ploumploumtralala,
Anarchie vaincra !
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