Le Dragmalion une nouvelle de Jean-Paul RENOUX


Le Dragmalion

par

JEAN-PAUL RENOUX








Le Dragmalion






Le Dragmalion était lové au-dessus d'Azéarc. Le grand fauve chimérique regardait sa ville. Un nuage opaque, long et lent, gris à en être noir, s'étirait entre les toits et le ciel très bleu. La nuit était venue lentement ce soir. Le Dragmalion, en léchant ses griffes, se demandait comment le ciel pouvait être aussi lumineux alors que l'on devinait à peine les étoiles et que la lune n'avait pas encore franchi les grandes montagnes qui dominaient la ville et le lac. L'obscurité avait pris du retard. Le Dragmalion n'était pas surpris. "À Azéarc, le temps dure longtemps". Il fit une grimace en tirant sur une griffe qu'il trouvait trop longue. Elle céda avec un bruit sec. "À Azéarc, le temps dure longtemps". Il crachât sa rognure et son dépit dans le lac. Les touristes lui en servaient à la pelle des conneries de cet acabit en s'extasiant devant ses canaux et ses petites rues et ses petits quais. Son crachat éveilla des cercles d'ondes dans l'eau. Il soupira en faisant jouer sa patte. La griffe était trop courte maintenant, ça lui faisait un peu mal quand il la rétractait. Il n'avait pas pu se retenir de la rogner. En vieillissant, il se mettait à ne plus pouvoir se retenir de faire des choses. Hier encore, il avait terrorisé une vieille jusqu'à la faire mourir de peur juste parce qu'il ne supportait pas le bleu de ses cheveux.
Il s'ennuyait tellement à Azéarc qu'il en avait choppé la nostalgie d'une vie de laquelle le désoeuvrement aurait été banni. Il arrêta sa toilette. Il avait recommencé à se bouffer machinalement les poils de la queue, trouble qu'il manifestait depuis quelques temps et qui s'ajoutait aux nombreuses manifestations somatiques de sa mélancolie. C'était un fait, à Azéarc, le temps durait terriblement longtemps. Tellement longtemps qu'il en prenait une autre signification. Le Dragmalion pensa à un célèbre saxophoniste que l'on avait appelé Le Dragmalion du Saxophone en hommage à son souffle qui semblait suspendre le temps. Le vrai Dragmalion se dressa sur ses pattes arrières et fit mine de jouer du sax ténor en soufflant dans sa queue. Il aimait le jazz des années quarante et cinquante. Il ne ratait jamais une occasion se lover près d'une fenêtre ou d'une lucarne lorsque quelqu'un faisait jouer un des disques de Sonny R.. Le surnom de Dragmalion du Saxophone n'était pas très bon. Sa musique n'était pas emplie de cette langueur qui faisait la lenteur du temps à Azéarc. Elle était dense et ample. Elle parlait sans temps mort.
Sonny R. et la ville d'Azéarc se rejoignaient sur un seul point : un magnétisme qui rayonnait pour habiter le monde. Le Dragmalion se rassit et étira ses pattes. Sonny R. donnait un concert à Azéarc ce soir. Dans sa ville. Ce soir, il ne serait pas prédateur, passant des heures à attendre que quelqu'un quelque part fasse jouer un disque qu'il aimait, bondissant alors de toits en toits pour trouver la bonne fenêtre. Ce soir, il était l'hôte et il allait voir et entendre le musicien qu'il aimait entre tous. Il était l'heure de gagner les toits de la salle de spectacle. Il se réjouissait déjà d'oublier un peu sa grande carcasse lymphatique pour deux heures, peut-être y aurait-il des rappels, peut-être même qu'il rêverait éveillé et que ses rêves fatigueraient assez son esprit et qu'il aurait sommeil cette nuit.



* *


Il y a eu d'abord l'attente du concert dans les loges. Qui n'est pas vraiment attente, mais le long temps qu'il faut prendre pour se quitter soi-même comme on quitte ses vêtements le soir, avant de se coucher et de s'abandonner au sommeil. Sonny seul, allongé sur un sofa, le saxo reposant sur la poitrine. Presque seul, car il y a la présence furtive de sa femme à ses côtés. Quand il se concentre, elle sait se faire aussi discrète que le flux et le reflux de son souffle l'est, la nuit, dans la chambre, en arrière-plan des rêves de Sonny. Puis, il y a eu les discussions à voix basses entre sa femme et le producteur, dans l'entrebâillement de la porte. Enfin, il y a l'annonce de la nouvelle : le concert est annulé. Un problème de sécurité dans la salle. Impossible de laisser les gens entrer. Sa femme y a mis les formes. Elle essaye de le ménager, mais c'est peine perdue, elle veut juste pouvoir se dire qu'elle a essayé. Elle sait qu'il se surveille à chaque instant, elle sait que Sonny sait qu'il est vieux, mais elle sait aussi qu'il s'oublie lorsqu'il joue, que c'est ce qui fait de lui un musicien. Il n'est plus homme, il est souffle.
Sonny s'est levé. Son corps et son esprit sont prêts. Il a dormi trois jours pour entrer dans cette ivresse de repos qui fait que d'un instant à l'autre son esprit peut devenir vide, blanc et qu'il n'aura plus qu'à souffler. Sa musique est aux abois. Il se lève. Sa femme le regarde. Elle a un petit soupir et l'aide à passer la sangle autour de son cou. Elle accroche le sax et dépose un baiser sur joue, juste entre la barde blanche, coupée à l'éthiopienne, et la peau noire. Elle ouvre la porte. Sonny sort. Il suit le couloir qui mène à la scène. Personne n'est là pour l'escorter avec une lampe, pour guider ses pas. Il devine le trajet. Il était musicien professionnel à dix-sept ans. Il en a soixante-dix. Il pourrait trouver la scène les yeux fermés. Et c'est ce qu'il fait : ses paupières sont ouvertes, mais les pupilles ne voient que ce qu'il faut pour que son grand corps avance. Aucune information secondaire n'est transmise à son cerveau.
La porte de la scène est fermée. Verrouillée. Condamnée. Un ruban rouge et blanc et un panneau disent la décision de lui barrer le chemin. Sonny rigole. Les hommes le font rire. Ils sont capables de passer deux heures à l'écouter, de payer des fortunes pour assister aux quelques concerts qu'il leur offre dans une année et ils continuent de croire que la vie peut être faite de décisions et de décrets et qu'ils peuvent réarranger l'existence des autres en barrant la route ou en fléchant des chemins. Entre 1949 et 1959, il a participé à ce moment où le jazz était réinventé tous les soirs dans tous les clubs, où tous les grands se croisaient sur scène et dans tous les studios, il a aussi donné des centaines de concerts au cours de sa vie, mais ce qu'il avait à dire s'est perdu. Il ne s'est rien passé entre les gens et lui pendant qu'il jouait. Ils l'ont écouté pendant près de cinquante-cinq ans mais personne ne l'a entendu. Ce n'est pas possible, autrement. Les gens croient encore que sa musique est bonne parce qu'elle est composée de sons qui sont beaux et qui se succèdent agréablement les uns aux autres. Ils n'ont pas compris, tous ces gens aisés qui prennent chaque jour des décisions qui pèsent sur la vie de millions d'autres humains, que ce n'est pas l'organisation ou l'assemblage des choses qui produit le réel. C'est l'intention. L'intention fait la musique. L'intention crée le monde. La musique de Sonny est issue de son souffle et son souffle n'est issu que de son esprit.
Sonny reste encore un instant devant la porte. On n'entend même pas la rumeur du public dans le hall. Ils sont déjà partis. Ils n'ont même pas résisté. Ils n'ont pas hurlé, tapé dans leurs mains pour que Sonny vienne. Ils ne demanderont peut-être même pas le remboursement de leurs places. Ils pourront dire qu'ils n'ont jamais vu Sonny sur scène parce que le concert a été annulé. Cette anecdote vaut tout ce qu'ils n'auraient pas su raconter sur sa musique. Sonny ne trouvera pas de public, entre ses murs. Peut-être même qu'il a eu tort toute sa vie et que l'on peut créer le monde sans intention. C'est ce que font tous ces gens qui n'attendent rien d'autre de la vie qu'un peu plus de tout. Ses yeux voient une porte de sortie, avec son bloc lumineux et le fléchage vert.
Issue de secours. Barre anti-panique. Sonny est dehors. La nuit est autour de lui et le froid. Il va jouer en marchant. Cette musique en mouvement, poussée par son corps immense est devenue son image de marque. On l'appelle le Dragmalion du Saxophone à cause de la puissace et de la majesté de son jeu. Saxophone's Dragmalion [Saxophon'z'dragmalionne]. Ça sonne divinement en anglais. Le voilà dans la nuit, avec son saxophone devant lui et Azéarc tout autour. Il va jouer pour le lac et pour les montagnes qui dominent la ville et ses canaux : il va jouer pour ce qui domine sans intention de dominer. Son souffle ira directement vers le ciel et il sera heureux. Il aura dans la tête, jouée pour lui seul, la musique qui l'accompagne, guitare, basse, batterie, congas, et il donnera à entendre son quintet à lui seul. S'ils jouent dans sa tête, ils peuvent passer dans son souffle. Sonny prend une dernière inspiration et tout s'efface, seuls restent les plans devant lui, comme les pierres du chemin de garde au sommet de la muraille de Chine. Sonny fait sentir sous chaque note l'immense architecture qui soutient l'édifice et tient la moindre dalle d'aplombs. Tout le reste, et jusqu'à la présence de son corps a disparu. Sonny a encore un coeur qui bat et des os et des muscles qui tiennent ensemble et se meuvent, mais toute cette machinerie est oubliée. Le sax a disparu lui aussi. Tout à l'heure, alors que Sonny était sur le sofa, l'instrument reposant sur sa poitrine, montant et descendant avec son souffle, est devenu un élément du vent qui maintenant va souffler sur Azéarc.


* *


Le Dragmalion ne comprenait pas. La musique ne venait pas. Arc-bouté sur une trappe d'évacuation de la fumée, l'oeil collé à un petit interstice, il se demandait pourquoi la salle était vide. L'heure était passée depuis longtemps maintenant. Il était pourtant sûr du jour et du lieu. Il commençait à se ronger les griffes lorsque, quelques rues plus loin, le son d'un saxophone s'éleva. Les poils se dressèrent sur son échine. C'était Sonny qui jouait là-bas ! Le velours du son était tel que cela ne pouvait être que de la musique jouée. Le Dragmalion fit volte-face et sauta sur le toit de la maison voisine. Encore un bond par-dessus une ruelle et il voyait le musicien. Sa silhouette un peu voûtée avançait le long d'un canal, et la musique glissait sur l'eau et sur le quai pour s'élever vers la nuit. C'était une musique de carnaval qui demandait que la fête ne s'arrête jamais. C'était une drôle d'idée ça, une idée d'homme, de vouloir que la fête dure toujours et que la vie ne s'arrête jamais. Ils devraient faire plus attention avec les notions de toujours et de jamais les hommes. Après, c'était les chimères qui trinquaient, qui se retrouvaient à errer pour toujours et à jamais dans les villes. Mais la musique disait des choses si belles sur la joie que Le Dragmalion, cramponné à une cheminée, se laissait aller et dansait avec une dragmalionne crachant le feu. Il était heureux. Pour le coup, il bandait même comme un fou et cela faisait si longtemps qu'il n'avait pas bandé qu'il se réjouissait de sentir son sexe émerger des écailles de son bas-ventre. Il avait lu dans un livre que le dépressif va mieux lorqu'il commence à avoir des érections en dehors de ses périodes de sommeil. La voix de Sonny se tut quelques instants. Ses pas sur les pavés furent comme de nerveux applaudissements, mais l'attente – le besoin – de musique était trop douloureux pour que cette pause soit supportable. Le Dragmalion continua de sabrer le tuyau de la cheminée, mais le coeur n'y était plus. Il s'arrêta et contempla le pendouillement entre ses pattes arrières. C'était parti.
Lorsque la musique revint, elle était lente et sombre. C'était l'automne maintenant. La créature aimée s'en était allée. D'un bond, il rejoint le musicien. Debout sur un pont, face au lac et à la lune qui s'était enfin levée, Sonny jouait une ballade. La musique s'entrelaçait avec le silence et la rumeur d'Azéarc, le bruissement des grands arbres du canal, le clapotis de l'eau contre les coques des stylets, la respiration essoufflée du Dragmalion, et tout appartenait à la musique de Sonny et tout n'avait de sens et de couleur que dans cette musique. Le grand fauve s'aplatit autant qu'il le pouvait pour ramper sur le quai et se confondre avec l'ombre des platanes qui bordaient l'eau du grand canal. Protégé de l'éclat de la lune, il voulait s'approcher assez pour entendre le très léger grésillement de l'air entrant dans le saxophone, pour entendre le bruit mat des clefs jouant pour libérer la musique ou l'aiguiller vers la bonne note. Bientôt, cramponné de toutes ses griffes à la voûte du pont, il se plaqua aux pierres pour être à quelques centimètres des pieds du musicien. La musique ruisselait sur lui et il se rappelait des photos où l'on voyait Sonny jouer sur le pont de Williamsburg, lorsqu'il allait s'affronter aux voitures et au vent pour oublier tous ceux qui croyaient qu'il était arrivé à une totale maîtrise de la musique et de son instrument.
La musique cessa. Mais elle allait revenir et le Dragmalion oublierait de nouveau le vide de sa vie. Il fallait qu'il en soit ainsi.


* *


Sonny descend du pont et se met à marcher le long d’un grand canal. Une inspiration et sa musique se fait folie, s’affronte à la démence d’un autre musicien qui s’est effacé dans l’éclat hallucinogène des drogues, et les notes figées par la mort deviennent les pierres d’une muraille qui ondule et se love et se tord comme un serpent serré au cou par la poigne de fer du géant au saxophone. Le Dragmalion est inquiet. Une angoisse lui tord les tripes. Il a peur que son sang se perde, que sa vie n’est servie à rien. Sonny s’arrête sur une place et continue de jouer cette musique qui tord les entrailles du Dragmalion et attise sa folie, la drapant dans la solitude pour la rendre insupportable. Toutes les vies sont inutiles. Tous les êtres, vivants ou chimériques, sont seuls. La musique n’est qu’une illusion. La musique n’est jamais partage. La musique est toujours rivalité. La musique ne relie pas les âmes. Juché sur un toit, le Dragmalion se jette sur une gargouille de pierre et la prend sauvagement. Il ne veut plus de cette mélancolie, il ne veut plus être seul, il ne veut plus attendre toujours que quelque chose se passe dans sa vie éternellement ennuyeuse et vide. Il ne prend aucun plaisir à ce corps à corps : il est devenu pierre lui–même et la musique ne l’emmène plus au-delà de lui mais l’enterre dans son présent : il ne sortira jamais de l’entre-deux dans lequel les rêves des hommes l’ont plongé. Ni bête ni rêve. Ni humain ni inhumain. Se tordant dans l’assouvissement physique de son angoisse, il rugit et mord la nuque de la gargouille qui s’est pliée à sa sauvagerie sans même un gémissement. Entre ses dents, la pierre s’effrite et commence à céder. Avec rage, il savoure cette victoire sur l’autre et sur la matière. Bientôt, il a la gorge pleine de poussière et la tête se sépare et tombe dans le vide. La musique de Sonny cesse brusquement. Alors, un voile passe devant les yeux du Dragmalion et il rugit vers la lune. Puis, le silence dure. Écrasant.
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Vos commentaires

Cela fera 7 ans cette année que j'ai fait découvrir THeodore Walter " Sonny" Rollins, alia " Saxophone Colossus" au citoyen Jean Paul Renoux.
Vu ce qu'il en fait, je ne le regrette pas.
C'est digne de Jacques Réda, le critique poète du Jazz.
Merci Jean Paul
Guillaume Lagrée
guillaume.lagree@voila.fr
Le jeudi 2 Fevrier 2006

Vos commentaires

En lisant cette nouvelle, je ne suis plus très sûre de la sincérité d'un certain refrain : "Quand on est mort, on est mort", pas vous ?
Ou alors, c'est que la mort ne ressemble pas à ce que l'on peut imaginer ...
Marianne
marianne.ling@wanadoo.fr
Le jeudi 23 Fevrier 2006

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Jean-Paul RENOUX

Une nouvelle noire et burlesque par l'auteur de Zanimarre
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