Organic Honkytonk une nouvelle de Zilber Karevski


Organic Honkytonk

par

ZILBER KAREVSKI

Organic Honkytonk

Je croyais avoir passé un pacte avec le diable. C’était pire que ça. Et à l’arrière de cette fourgonnette, pieds et poings liés, un chiffon enfoncé dans la bouche, un bandeau me recouvrant les yeux, j’ai regretté de ne pas pouvoir jeter un dernier coup d’œil à ma guitare. D’habitude, le diable accorde la gloire avant la chute. Mais peut-être a-t-il changé de tactique ? Peut-être bien qu’il en vient à la chute directement, sans passer par la case chance ? Le diable n’est plus aussi patient de nos jours. Sale coup qu’il m’a joué, le fumier.
Ça faisait deux semaines que je m’étais tiré de chez mes parents. Y en avait marre de ces deux-là. Sous prétexte que je leur devais la vie, j’étais censé leur devoir tout ce qui va avec. Halte à la servitude. J’ai l’âme rock’n roll. J’ai fourré ma gratte dans sa housse, j’ai attendu la nuit et je me suis tiré de cette baraque qui puait le fric. Je ne voulais pas finir avocat comme mon père, ou architecte comme ma mère. Pas des boulots pour moi, ça. J’étais doué, tout le monde me le disait. La guitare m’obéissait aux doigts et à l’œil, surtout aux doigts. Manquait plus que la gloire. Voilà ce que j’étais parti chercher.
J’ai rencontré John B. Patton au coin de Hill Street et de Blue Avenue. Je m’étais posé là, j’avais sorti ma guitare de son étui et je jouais pour les passants qui profitaient du feu vert pour franchir le carrefour. Ma casquette, posée sur le macadam, attendait une petite pièce. Mais faut bien le dire, elle restait désespérément vide. C’est alors qu’il est arrivé, John B. Patton. Et son harmonica. J’ai pas râlé. Je lui ai pas dit d’aller s’installer ailleurs, qu’ici, c’était mon carrefour à moi. Je ne faisais pas le poids. Même s’il était vieux et portait des guenilles. Même s’il avait des gencives malades et des poches sous ses yeux fatigués. On ne sait jamais sur qui on tombe. Il s’est placé juste à côté de moi et il a commencé à souffler dans son harmonica, accompagnant la série d’accords que je plaquais sans succès depuis des heures. Et l’alchimie a fonctionné. J’en étais resté bouche bée. Les gens s’arrêtaient, écoutaient quelques secondes puis mettaient la main à leur poche ou leur portefeuille. J’ai entendu le bruit des pièces qui s’entrechoquaient dans le fond de ma casquette. Au premier billet, j’ai failli pleurer. John B. Patton était la providence même.
On a récolté assez d’argent pour se payer le resto. Devant un gros steak et des frites grasses, on a bavardé, tous les deux.
« Tu joues bien petit. Mais il te manque quelque chose, que je peux t’apporter.
— Ouais, je joue comme personne.
— Rien ne sert de jouer comme personne. Ce qu’il faut, c’est faire le don de soi.
— Je veux connaître la gloire. »
Il a pris une serviette, s’est essuyé la bouche. Puis il a pointé son long index droit vers moi.
« Tu veux connaître la gloire ?
— C’est ce que je veux.
— C’est vraiment ce que tu veux ? A tout prix ?
— Puisque je vous le dis. »
Il a souri, c’était pas joli joli, puis il a avalé une bouchée de son énorme steak bien gagné.
« Si c’est vraiment ce que tu veux, au plus profond de toi, alors je crois que je peux t’aider.
— Vraiment ? j’ai répondu, incrédule.
— Crois-moi, si je dis que je peux le faire, je peux le faire. Si la gloire ne vient pas à toi, va à la gloire.
— Facile à dire. Et pourtant, vous faites la manche.
— J’ai jamais dit que je voulais connaître la gloire, moi. Je souffle dans un harmonica, j’ai un bel organe, je veux le garder. Et la gloire, tu peux me croire, c’est pas ce qu’il y a de mieux pour ça. Tu as du talent, petit. Et tu le sais. Moi, je peux t’aider.
— Qu’est-ce que vous voulez en échange ?
— Que tu signes un contrat.
— Un contrat ? Quel genre de contrat ? Vous allez me dire que vous êtes le diable, que vous recherchez des âmes à croquer ? Même pour rire, je ne vous vendrais pas la mienne.
— Laissons ton âme à la gloire alors. Je veux juste ta vieille guitare.
— Ma vieille guitare ?
— Je te fais connaître la gloire et en échange, tu promets, par écrit, de me donner ta vieille guitare. Guitare et harmonica, je pourrais gagner deux fois plus. Admets que tu risques pas grand-chose. Si je tiens pas ma promesse, tu pourras garder ta guitare et sinon, t’en auras plus besoin. Ça me paraît être un bon compromis, non ? »
J’ai réfléchi à la tournure que prenait la conversation et à l’aspect absurde de tout ceci. Puis j’ai dit : « En effet, ça me semble être un bon compromis. Ma vieille guitare contre la gloire. »
Il a sorti une feuille blanche et un stylo. Puis il a écrit :

Moi, Steve Bartoli, En Ce Jour Du 20 Février 2003 Promets De Céder Ma Guitare A John B. Patton, Lorsqu’il M’Aura Fait Connaître La Gloire.

« Pourquoi vous mettez des majuscules partout, j’ai demandé ?
— Vieille école, qu’est-ce que tu veux ? Ça fait plus solennel. »
J’ai souri puis j’ai signé. On a fini le repas et il m’a dit : « Allez, viens avec moi, la gloire t’attends. »
On est sorti du resto. Il faisait nuit noire, dehors. Je ne connaissais pas encore bien la ville, j’avais débarqué de ma campagne deux jours plus tôt, après avoir tourné à droite et à gauche pendant près de deux semaines. J’avais un peu bu pendant le repas et mon esprit vagabondait dans les méandres des rêves de gloire. Je n’ai pas retenu le chemin, mais nous sommes arrivés dans une petite ruelle sombre et déserte. Déserte, en apparence seulement. De l’ombre, deux hommes sont sortis. Ils ont dit : « Halte, qui va là ? » C’était un peu martial mais John B. Patton a répondu : « Nous avons rendez-vous avec la gloire. Laissez-nous passer. » J’ai trouvé ça très drôle et je me suis mis à me marrer. Les gars nous ont laissé passer. Je me suis appuyé contre l’épaule de mon harmoniciste, j’ai entendu des pas derrière nous. Puis cette lourdeur dans la nuque, et plus rien.
Quand j’ai rouvert les yeux, j’étais transi, de froid et de peur. J’étais visiblement dans une fourgonnette et je ne pouvais ni bouger, ni voir. John B. Patton parlait à quelques centimètres de moi : « C’était facile avec celui-là, il voulait carrément connaître la gloire. Ici, en Louisiane, c’est pas ce qui manque.
— T’as fait du bon boulot, John B. C’est le troisième en deux semaines. T’as bien mérité ta liasse de billets.
— Des gamins paumés, ça court les rues ces derniers temps.
— Il correspond exactement à ce qu’il nous fallait. Quand je pense que tout ça, c’est pour la gloire.
— Et n’oubliez pas les gars, j’ai signé un contrat avec lui.
— T’inquiète, d’abord la gloire, ensuite la guitare. On est réglos chez nous. »
J’y comprenais plus rien. Ils étaient au courant du contrat, parlaient eux aussi de me faire connaître la gloire. La gloire… Dans quoi est-ce que je m’étais fourré ? Pourquoi toute cette mise en scène ? J’avais vraiment signé un contrat avec un sbire du diable ? Mais c’était pas mon âme que j’avais vendue, juste ma guitare. Qu’est-ce qu’il avait dit au juste, cet enfoiré de Patton, lorsque j’avais signé le contrat ? Il avait dit : « Laissons ton âme à la gloire alors. » Avais-je négligé quelque chose ?
La fourgonnette a ralenti, puis s’est arrêtée. Plus personne ne parlait. La porte coulissante s’est ouverte. J’ai senti un souffle d’air caresser mon visage. Quelqu’un m’a retiré le bandeau. J’ai mis quelques secondes à m’habituer à la lumière d’un projecteur. Puis j’ai vu le panneau, dans l’allée : « Transplantation d’organes. » J’ai levé les yeux. J’ai vu une grande bâtisse, bourgeoise, avec un fronton en triangle. Et dessus, une inscription, en relief : « Clinique Jean La Gloire ». J’ai repensé aux majuscules dans le contrat, et je me suis mis à pleurer. Derrière moi, John B. Patton a gratté quelques accords de guitare.
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Vos commentaires

Imparable.
L'élégance des classiques...
M

Le mardi 3 Janvier 2006

Vos commentaires

Excellent
Richard
steffietriri@aol.com
Le samedi 4 Fevrier 2006

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Zilber Karevski

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