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Les Bourreaux Meurent Aussi |
À JM, notre bon docteur La nuit s'épaissit avant l'aube. Elle noie d'ombre la rue, les murs, les bâtiments de la prison et le quartier des fiancés de la Veuve. Tout est d'abord silence, en ce jeudi de mai 46 qui s'ébauche. Et puis, un mince filet d'argent effleure le côté des barreaux. Et puis, un bruit de grilles, de pas, de clés, de voix. Ceux qui ne dorment pas se palpent le cou avec effroi. Pourtant, ils ont encore un lendemain à vivre. Pas comme le condamné, là-bas, qui dort à poings fermés. Le cortège s'arrête à la porte, le judas cliquette, les gonds grincent. Le directeur de la Santé, le procureur, l'avocat, un greffier, un des aides du bourreau en noir. Des têtes de circonstance. Ils entrent. Le halo d'une veilleuse creuse d'ombre le message qu'on a gravé la veille sur le plâtre du mur. "J'ai agi en bon patriote. Sans attendre un merci." Drôle d'épitaphe pour près de cent cadavres. Un homme, sur le bas flanc, repose d'un sommeil minéral. Il n'a rien entendu, il ne veut rien entendre. Il rêve, visiblement. L'avocat pose la main sur son épaule, un bref sursaut et les yeux s'ouvrent. -C'est le moment, allons, du courage… commence l'avocat. - Ne vous fatiguez pas, maître… ! La silhouette se dresse, réprime un bâillement et s'assied. Un homme de petite taille, aux yeux noirs, aux cheveux de jais. Au visage impassible. Qui trouve la force de sourire d'un petit air narquois. - Bonjour, messieurs, je ne vous demande pas quel bon vent vous amène… Ils se regardent. Un gardien leur apporte une cuvette émaillée et un savon à barbe, dans son étui chromé. - Déboutonnez votre chemise. L'homme défait le premier bouton, rabat le col de flanelle grise. Sans se presser, presque avec nonchalance. - Penchez la tête en avant. Ce qu'il fait. L'aide plonge la main dans la cuvette, lui mouille la nuque. Le prisonnier frissonne brièvement et remarque. - Je n'ai jamais supporté l'eau froide au petit matin. Vous ne pouviez pas la faire chauffer ? Personne ne répond, tous obnubilés par l'aller et retour du blaireau, d'une oreille à l'autre. La mousse s'irise, couvre la nuque. Juste la nuque, pas le menton, ni les joues bleuies par la nuit. Le directeur tend un rasoir. - Tenez la tête baissée, demande l'aide du bourreau. La lumière est mauvaise, je ne voudrais pas… L'homme redresse la tête et ricane. - Vous ne voudriez pas quoi ? Me couper avant l'heure ? Dans les orbites cernées brille une ironie infernale. Qui disparaît lorsqu'il penche à nouveau la tête. L'aide approche son visage de la nuque du sujet, commence à passer le rasoir avec application. Dans un crissement mouillé, des touffes de cheveux dégringolent. La peau apparaît, propre et rose. C'est fini. On lui ôte la serviette des épaules. - Vous avez oublié le talc, remarque la voix sarcastique. - Oh, je vous en prie ! fait le directeur d'une voix sourde. L'aide est déjà parti avec la cuvette et le rasoir. Il revient avec un petit rhum sur un petit plateau, l'offre au condamné sans un mot. - Pourquoi pas après tout, il fait un peu frisquet, ce matin, vous ne trouvez pas ? Après l'avoir séché en deux lampées, il rend le verre, détendu, souriant. - Cigarette ? L'aide sort un paquet de sa veste. L'autre en prend une, la renifle, la coince entre ses lèvres. - La République est généreuse. Vous êtes sûr qu'elle peut se le permettre ? Le directeur pâlit, l'Avocat craque une allumette sur sa semelle, la tend au condamné qui exhale une bouffée de fumée, les yeux clos. Lorsqu'il les rouvre, un prêtre se tient debout sur le seuil. D'un geste, il est congédié. - Pas besoin qu'on me confesse. Faut-il se confesser d'avoir fait son devoir ? Et le curé de s'éclipser. - C'est un dur, celui-là, murmure le greffier à l'aide du bourreau. * Deux jours plus tôt Un courant frais entrait par la fenêtre ouverte. Une voix aussi, un peu fêlée, comme un cœur éclaté sous le poids du passé, sortie d'une TSF, quelque part, dans la cour intérieure où des gamins piaillaient. Quand il me prend dans ses bras Qu'il me parle tout bas… Je vois la vie en rose… Georgette ferma les yeux pour ne plus voir trôner la photo de mariage sur le buffet sculpté. Instantané de bonheur évanoui, ne bougez plus, il faut sourire, le petit oiseau va sortir. La vie en rose, d'abord, et puis le temps qui passe, mais toujours la ferveur, malgré la fatigue et les luttes, la guerre, les privations. Dix-sept années plus tard, elle se retrouvait seule. Affreusement seule face à tout ça qui la dépassait ; elle l'aimait, son Maurice, elle l'aimait malgré tout ce qu'on avait raconté au procès. En elle, le visage de chacun des jurés, indélébile. - On vous accuse de 27 assassinats. - Erreur, monsieur le juge. J'ai procédé à 63 exécutions de traîtres et d'officiers allemands. - Mais ces 27 cadavres, rue Lesueur ? - Ce ne sont pas mes cadavres ! Ils étaient là quand je suis sorti de prison où la Gestapo m'avait jeté ! Ils ont été déposés là par les Allemands ! Comment ne pas reconnaître le ton d'un innocent ? Et pourtant, la sentence : "Tout condamné à mort aura la tête tranchée." Et son cœur éclaté à l'entendre. La morale de ces temps agités était folle, si on avait seulement réussi à prouver que les cadavres étaient boches, Maurice devenait un héros proclamé, décoré, adulé, et elle le gardait à jamais. Au lieu de cela… Le visage tant aimé, la belle tête aux cheveux de jais… Dans trois jours sous la terre, alors qu'aujourd'hui il vivait respirait… L'agonie de l'attente pour elle aussi. Incapable d'imaginer sa vie sans lui. Il me dit des mots d'amour, Des mots de tous les jours Et ça m'fait quelque chose… Ca lui faisait un tel vide, à Georgette, un grand vide impossible à combler, assise à la table de la salle à manger devant un verre de Suze à moitié plein ; juste à côté, une réussite, balayée d'un coup de paume. La dame de pique retournée, un sourire de Mona Lisa errant sur ses lèvres de papier. La fatalité. Le clocher de Saint-Augustin égrena ses coups aigres. L'heure de se préparer pour la dernière visite… La dernière… Georgette releva la tête, la vue brouillée par un désespoir terne. Il est entré dans mon cœur Une part de bonheur… Son regard s'attacha sur le papier tue-mouches qui pendait sous la lampe. Des bestioles engluées rendaient leur âme d'insecte en bourdonnant des ailes. Il n'y avait rien à faire. Georgette finit sa Suze. Elle voulut se lever. Mais elle s'écroula, terrassée, la tête sur ses bras repliés. Et se mit à pleurer. C'est lui pour moi, Moi pour lui dans la vie Il me l'a dit, l'a juré Pour la vie… * Le filet de lumière argentée a maintenant atteint la moitié des barreaux. Et irise au passage la fumée bleutée du tabac. Le condamné secoue sa cendre dans la tinette, un geste familier. L'avocat plisse le nez. - Marcel André Félix Petiot, avez-vous une déclaration à faire ? demande le procureur. Le greffier tend l'oreille, avide de savoir le fin mot de l'histoire. Toujours aussi complexe après un procès de quinze jours. Petiot se tourne vers le mur où l'inscription, cette fois, est bien visible. Il tire une longue bouffée, attend un instant et déclare : - Je suis un voyageur qui emporte ses bagages. Le greffier consigne la phrase, une moue aux lèvres. Le rayon, oblique et timide, se distord. Une tache de jour, plutôt, qui s'agrandit à peine. Le directeur fait signe. - C'est l'heure. Petiot écrase méticuleusement son mégot sur le sol et se dirige vers la porte de la cellule. Le directeur et les deux aides à ses côtés. Deux gardiens, debout sur le seuil, prennent leur place, suivent le groupe. Le prêtre essaie de se glisser à côté de Petiot, qui le repousse. - Je ne veux pas qu'on me suive. Je ne vais pas loin et je peux y aller seul. Priez donc pour ma femme, elle en a plus besoin que moi. - Vous ne voulez pas demander rémission de vos péchés, mon fils ? - Quels péchés ? On m'attribue 27 assassinats que je n'ai pas commis. Pour les 63 autres que j'ai expédiés en enfer, c'étaient des traîtres à la Patrie. - Réfléchissez, insiste le curé. Dans un instant, il sera trop tard. Petiot jette un coup d'œil à l'un des aides. Sa bouche esquisse un pli amer. - Il y a des gens qui ont du mal à comprendre quand on les rembarre ! L'autre finit par s'en aller. Le cortège se reforme. - Celui-là, il est crâne ! fait l'un des gardiens, plein d'admiration. - C'est du chiqué, répond l'autre, tout bas. Une fois devant la Veuve, il ne fera plus le zouave, tu verras. Petiot, entre les deux aides cravatés, s'engage dans un long corridor. * Il regardait dehors, les coudes passés entre les barreaux de la fenêtre. Derrière lui, la porte grinça et s'ouvrit. Petiot ne se retourna pas. - Cinq minutes, hein ? dit tout bas la voix du gardien. La porte se referma et les pas s'éloignèrent dans le corridor en ciment. Un court froissement de jupes, dans la cellule, quand Georgette avança d'un pas. Elle s'arrêta, le contempla. Des cheveux noirs ébouriffaient son cou et son dos familier lui parlait. Elle l'aimait. Elle eût voulu le caresser, l'envelopper, le bercer. Le cacher dans son ventre pour le protéger de la mort. Elle fit un autre pas, tendit les bras, n'osa pas, renonça. Il se retourna lentement, les yeux cernés de bistre. - Sale coup ! dit-il. - On vient de me dire que Félix Gouin a refusé ta grâce ! - Et la révision du procès. - Qu'est-ce qu'on va faire ? Elle était pâle, ainsi, tout habillée de noir. "Comme une veuve." Pensa-t-il. "Comme si j'étais déjà mort, à moins que…" - Maître Floriot estime qu'on a tout essayé. - C'est impossible ! La voix de Georgette frôlait le sanglot. Il y a toujours quelque chose à faire… - Tu crois ça, toi ! Petiot eut un rire sarcastique. Il la conduisait pile où il voulait aller. - On pourrait essayer… murmura-t-elle. - Quoi ? - Peut-être une évasion… il reste deux jours et je ne vois pas autre chose… mais je ne vois pas non plus qui… Oh mon chéri, si tu savais… je ferais n'importe quoi pour toi ! Elle était encore belle, ainsi, en éplorée tragique. Et elle le trouva beau, si beau, avec sa mèche rebelle. Petiot laissa passer un court silence et reprit d'un ton détaché : - Un gardien m'a dit que, quand le bourreau meurt, le premier prisonnier à être exécuté obtient sa grâce. - … - Un cas exceptionnel, il faut dire, ça n'a pas dû arriver deux fois en cent ans. Les bourreaux ont la peau si dure… - Celui-là ne vivra pas longtemps, dit-elle si bas que c'est à peine s'il l'entendit. Puis elle se tourna sans un mot et frappa les barreaux du guichet. Petiot sut qu'il avait gagné la dernière manche. Le couperet, le couperet maudit qu'on avait préparé pour lui, ne tomberait jamais. * Le condamné marque un arrêt au pied de l'escalier. - Je n'aime pas grimper. Vous auriez pu m'amener de plain-pied ! Personne ne répond. En haut des marches, la porte vitrée découvre un coin de ciel pâle. - Tiens, on dirait qu'il va faire beau ! Quel cran ! Les aides ont beau être endurcis, il sont quand même soufflés. Ils s'avancent pour le soutenir, une main sous les coudes. Petiot se dégage. -Ca va. J'y arriverai tout seul. Il lève le pied droit, l'amène sur la première marche, pose le pied gauche sur la deuxième… * Un petit café bourgeois, dans une rue de Versailles, avec les mêmes clients tous les soirs. Habitués des journaux enroulés et du petit verre de marc, au coin du comptoir. À la porte qui s'ouvre et se referme, aux bouffées printanières mêlées aux odeurs de la bière. Et aux commentaires sur l'exécution prochaine. L'opinion raffole des bourreaux quand elle les assassine. Georgette entra, modeste et laborieuse, une écharpe autour de la tête, un panier d'œillets flamboyants au bras. Un rouge trop vif, si vif qu'elle avait eu du mal à les trouver aux halles, vermillonnants, sanglants au fond d'un seau d'eau sale. Mais elle connaissait les goûts du client. Elle passa lentement, d'une table à l'autre, répétant d'un ton monocorde : - Qui veut des œillets ? Deux pour trente francs. Qui veut des œillets ? Personne n'en acheta, ils étaient bien trop vifs pour les goûts ordinaires. Au fond de la salle, contre le mur, elle vit un journal déployé, la main qui le tenait était fine, distinguée, ornée d'une antique chevalière incrustée de diamants. C'était bien celle qu'on lui avait décrite. - Voulez-vous des œillets ? demanda-t-elle d'une voix câline s'arrêtant devant la table. Deux pour trente francs, les plus rouges que vous ayez vus. Le journal s'abaissa, révélant un bonhomme, la cinquantaine. Des yeux vairons, l'un d'un bleu pervenche, l'autre d'un brun velouté, la regardèrent par-dessus les lunettes à monture de métal. C'était bien celui qu'elle cherchait. - Oh, excusez-moi, dit-elle avec candeur, je vois que vous en avez déjà un. L'homme ôta prestement l'œillet qui ornait le revers de son veston, le regarda, considéra celui que Georgette lui tendait. Puis Georgette tout entière, son humble mise qui la rajeunissait, ses appâts que l'on devinait, sous l'étoffe. L'intérêt éclaira son visage. - Quelle couleur magnifique ! Ils sont bien plus rouges que les miens… Mais où les achetez-vous ? - Je les fais pousser moi-même, répondit-elle d'un air modeste. - Remarquable ! L'homme prit l'œillet, garda la main qui le tenait. Elle frissonna, prête à se rétracter. Il ne la lâcha pas. - Mais asseyez-vous donc une minute, mon petit. Voulez-vous un café ? Quelque chose pour vous réchauffer ? Voyez-vous, j'adore les fleurs. C'est ma passion, ma seule distraction. Eh bien, vous obtenez des résultats extraordinaires. Les pétales semblent artificiels, et pourtant ils sont vrais. Partez-vous de boutures ? de semences ? le terreau, peut-être… La conversation devint monologue, heureusement pour Georgette qui n'y connaissait rien en botanique. Sous le marbre, un dialogue sans mots se nouait, les pieds de l'homme touchaient les siens, une jambe la frôla, des genoux l'étreignirent. Elle s'efforça de ne pas frissonner, de paraître docile. -Vous voyez, ce n'est pas comme certaines fleurs exotiques, le Calicanthus Cyclopéa, par exemple, qui lui ressemble, mais… L'œillet trop rouge avait conquis sa place et l'autre finissait au creux d'un cendrier. L'homme souriait. La main sertie d'une bague tapotait gentiment celle de Georgette, l'autre main vivait sa vie, sous la table. Elle domina l'envie de se lever, de se sauver, se frotter, s'essuyer, de laver d'elle la crasse des mains assassines. Prêtes à tuer son Maurice. -Les œillets d'Inde, mon petit, les œillets d'Inde, ça vous ensoleille une rocaille… Mais revenons aux vôtres… Elle sentait les doigts gourds s'immiscer entre peau et jarretière. Et l'envie de hurler. Il fut convenu qu'elle lui apporterait de ses propres graines au plus tôt. - Jeudi vous conviendrait-il ? demanda-t-elle, en se levant. Il baissa rapidement les yeux, gêné. - Non, j'ai un rendez-vous de bon matin. Plutôt demain, si ça ne vous dérange pas. Vers seize heures, c'est parfait, je vous montrerai aussi mes tulipes. - D'accord pour demain. Je viendrai sans faute. Oubliant sa réserve habituelle, l'homme donna son adresse, indiqua le chemin le plus rapide pour parvenir jusque chez lui. Fleur sans tête, soleil cou coupé, démon de midi. Georgette allait sortir, le patron lui fit un petit signe. - Vous ne savez pas à qui vous venez de parler ? - Non. À qui ? - À Monsieur de Paris, le bourreau. Il vient ici tous les soirs. Elle s'évertua à prendre l'air horrifié, y réussit suffisamment pour le tromper. * Le pied droit sur la onzième marche ; le gauche, la douzième ; le droit la… ah non, pas celle-là ! Il enjambe la treizième, pose le pied sur la quatorzième. Son geste rompt le rythme d'ascension des aides qui doivent rétablir l'équilibre en faisant un petit pas rapide. Ils se jettent un coup d'œil. De mémoire d'aide, jamais un condamné n'a sauté de marche, comme pour arriver au plus vite. Petiot se dit que c'est aussi la première fois qu'un condamné va se retrouver au pied de l'échafaud à attendre vainement l'arrivée du bourreau. Le pied gauche, la quinzième marche, le droit, la seizième… À travers le vitrage de la porte, deux grands montants de bois dressés contre les nuages blancs qui filent leur chemin dans un ciel d'ardoise. Quelques marches encore dévoilent voit le bas de l'appareil, la planchette en forme d'U et plus haut, entre les deux montants, l'autre planchette qui doit s'abaisser pour s'adapter à la première… avec le cou de Petiot au milieu. On distingue également des pieds, tout autour de l'engin et Petiot lève la tête pour chercher les visages du regard. Le pied gauche, la dix-septième marche, le droit, la dix-huitième… * La veille… Un calendrier pendait au mur. Les vingt-quatre premiers jours du mois avaient été rayés au crayon rouge, restait encore une date non barrée, puis un gros cercle entourant le vingt-six mai. Georgette prit une aiguille à tricoter, retourna les cafards un par un, sur le papier journal. Ils étaient raides, durs comme des grains de café. Aussi morts qu'on peut l'être. Elle secoua le flacon fit tomber de la poudre sur le bout de ses doigts, renifla. Non, aucune odeur. - C'est sucré, ça les attire, avait assuré le droguiste. Je vous garantis les résultats. Mais faites bien attention quand même, c'est un poison mortel. Sur le buffet, le visage de Maurice lui souriait, ses yeux l'encourageaient. Elle enveloppa le flacon dans son mouchoir, le mit dans la poche de son tricot bon marché, prit une enveloppe qui contenait des graines d'œillets tout à fait ordinaires. Qui n'auraient pas le loisir de pousser. Avant de sortir, elle prit un crayon de bois et raya la dernière date du calendrier. Elles étaient maintenant toutes barrées jusqu'au gros cercle rouge. * Le pied gauche quitte la dernière marche, rejoint le droit. Un des aides ouvre la porte vitrée. Un courant d'air, froid comme une lame, vient frapper le cou dénudé de Petiot. L'aurore accroche le sommet des bâtiments, mais la cour reste obscure. Il distingue des hommes immobiles. Les visages se tournent vers lui, formant des taches pâles. Tous sont tête nue, malgré l'air frais. Petiot jette un œil méprisant au petit groupe de spectateurs. - Messieurs, je vous déconseille de rester. Vous risquez d'être déçus... Suivi de son escorte, il avance jusqu'au pied de l'échafaud. Contemple le sommet. Ses yeux s'abaissent ensuite vers le panier rempli de sciure et de copeaux. Indifférent, presque absent du spectacle, il gravit les trois marches. Les aides le mènent derrière les deux montants de bois. Pour le moment, l'appareil est inoffensif. Le couperet n'est pas en place. La Veuve n'a pas de dents. Et on attend. Un oiseau piaille, alourdit le silence et se tait. Les yeux fiévreux du condamné sont fixés sur la porte au fond de la cour. On y a posté des gardes, prêts à ouvrir à la minute où le bourreau apparaîtra. La minute qui ne viendra pas. * Planté devant ses parterres, un vieil arrosoir à la main, l'homme qui avait exécuté plus de quatre cents personnes lui fit signe du plus loin qu'il la vit. - Je vous espérais plus tôt. - Je n'ai pas pu… Sa timidité n'était pas vraiment feinte. Voici vos graines… Il regarda l'enveloppe d'un air ravi, la prit et garda la main de Georgette dans la sienne. - Il faut me dire ce que je vous dois, fit le bourreau Desfourneaux, lui caressant la joue, laissant glisser ses doigts dans son cou, vers la gorge. - Oh non, pensez-vous, c'est un cadeau… Le tissu du corsage s'écarta et le premier bouton sauta. Suivi du deuxième. La peau frissonna de dégoût. - Non, non, j'insiste. Après le dérangement que vous avez eu pour venir jusqu'ici, c'est bien le moins que je puisse faire. La main, dans l'échancrure et le cœur de Georgette qui s'écoeure. - Si vous aviez quelque chose à boire, je ne dirais pas non… La main se rétracta et retomba. - Mais oui, bien sûr, un verre d'orangeade, ça vous va ? Georgette fit signe que oui. Il se dirigea vers le pavillon, elle se rajusta à la hâte. - Rolande ! Cria-t-il en entrant. Malédiction ! Elle n'avait pas pensé un seul instant qu'il puisse avoir une femme. Georgette hésita puis se ressaisit. Et entra. Elle regarda à peine le salon aux rideaux de cretonne. Desfourneaux la conduisit sans façons dans la cuisine, la fit asseoir à table. Sur une desserte, un compotier vide et une terrine où gonflait une pâte molle. Où avaient-ils trouvé, malgré les restrictions, du beurre, des œufs, du lait ? Sûrement pas avec des tickets ! - Hum… c'est appétissant ! Vous allez faire des crêpes ? demanda-t-elle. Une femme à tête de tortue anémique apparut dans l'encadrement de la porte. - Non, c'est pour la brioche du petit-déjeuner. Je la fais moi-même, répondit-elle d'un ton aigre. Parfait ! Elle but son verre à petites gorgées sous l'œil glacial de la mégère. Puis se leva. - Il faut que je me sauve… Desfourneaux la raccompagna à la porte tandis que son épouse disparaissait dans la salle à manger. - Oh ! J'ai oublié mon mouchoir, j'ai dû le faire tomber. Ne vous dérangez pas, je trouverai bien toute seule. Le contenu du flacon passa dans la terrine. Elle frappa même le fond, pour faire tomber les derniers grains. Mélangea le tout avec la cuiller en bois. Revint à la porte d'un petit air gêné, son mouchoir à la main. Prit congé. - J'espère vous revoir… bientôt… - Mais certainement ! dit-elle en serrant la main un peu moite. * À travers les montants de l'échafaud, Petiot fixe la porte. Les yeux se fixent sur Petiot. Silence d'attente tendu. Qui s'étend comme un suaire. Terrible à mesure que s'égrènent les minutes. Jamais on n'aurait dû faire monter le prisonnier si tôt. Mais, en quarante ans d'exercice, le bourreau n'a jamais eu de retard. Alors… Le silence a gagné la rue. L'attente s'étire. S'étire encore. Devient insupportable. * Desfourneaux sortit de son pavillon à quatre heures cinquante-cinq. Dans sa main droite, une mallette de cuir où, sur un capiton de velours, reposait le couperet. Il chassa avec impatience les dernières miettes qui s'accrochaient à son menton, secoua la tête en grommelant : "Trop sucrée, cette brioche, je vais encore avoir des brûlures d'estomac." Cette idée le contrariait. S'il allait commettre la grossièreté d'avoir le hoquet - ou même pire - devant tout le monde ? La mort méritait le respect. La considération et la dignité devaient entourer les derniers instants des criminels, même les plus vils comme ce Petiot. Versailles dormait encore. Il longea les jardins qui menaient à la gare, prit un billet pour Montparnasse. Quelques travailleurs matinaux se pressaient derrière lui : femmes de ménage, porteurs et contrôleurs, dactylos, employés du métro. Il fit des allers et retours sur le quai. Sans aucune émotion particulière. Ce qu'il allait faire ce matin, il le faisait depuis quarante ans, et son père avant lui. Et lui seul, en France, en avait légalement le droit. Au nom de quarante millions de citoyens dont il exécutait les ordres. Aussi simple que ça. Il se sentait maintenant plus lourd et vaguement nauséeux. Il regarda sa montre. Avec un peu de chance, il aurait le temps de prendre un petit café avant de filer jusqu'à Glacière. Ca le remettrait d'attaque. Le train arriva, il monta, l'estomac pris dans une tenaille. "Je n'aurais pas dû manger, mais je ne voulais pas vexer Rolande, elle prend tout de travers, ces temps-ci…" Il s'installa sur son siège de façon à avoir moins mal. La douleur avait décuplé lorsqu'il arriva à la gare Montparnasse. Et le café ne le soulagea pas. Rien ne semblait pouvoir le soulager. En plus, il s'était mis en retard. Et il n'avait jamais été en retard. Il faisait encore nuit sur Paris, mais les autos passaient et les premiers piétons traversaient la rue avec précaution. Tous se hâtaient vers leur travail. Sa mallette à la main, il tenta d'avancer plus vite… * On attend. On attend toujours. À l'extérieur des murs, une vague rumeur ondule, secoue la masse des curieux entassés. Encore inaudible. Puis une voix se détache. - Qu'on l'emmène ! Dans la cour, on a entendu et les têtes se retournent, on murmure, s'enhardit, et quelques-uns reprennent la phrase en chœur. -Emmenez-le ! -C'est vrai, ça, on ne peut pas le faire attendre comme ça ! -C'est inhumain ! crie un des journalistes. Les officiels se consultent des yeux, l'heure tourne, les voix s'élèvent, de plus en plus pressantes. -Pas de bourreau, pas d'exécution ! -On devait le tuer une fois, pas cent ! -À mort, docteur Satan ! ose un dissident rapidement étouffé par les autres. -Renvoyez-le dans sa cellule ! Un petit groupe entonne "pas de bourreau, pas d'exécution !" sur l'air des lampions. Les prisonniers, cognent à leur tour contre les barreaux donnant sur la cour. Et comme un chant funèbre, monte un long "Emmenez-le !" Un garde, envoyé aux nouvelles, revient en secouant la tête. Petiot, un vague sourire aux lèvres, ne quitte pas des yeux la porte là-bas, entre les deux montants de la guillotine. La porte, qui ne s'ouvrira pas. * L'escalier d'accès au métro lui fut pénible. Il vit l'employé le dévisager avec curiosité lorsqu'il acheta un ticket. Ca se voyait donc tant que ça ? Il passa devant une bascule et se regarda dans la glace. Il était livide, tirant sur le vert. À chaque pas, ses nausées empiraient. Le soulevaient par vagues. Et lui faisaient perdre du temps. Desfourneaux s'effondra sur un siège dans le compartiment de seconde. La rame s'ébranla et le mouvement augmenta ses malaises. Il renversa la tête en arrière sur le dossier et la laissa tanguer de droite et de gauche. C'était pire. Station Raspail. Il tira sur le nœud de sa cravate et déboutonna le col de sa chemise. Soudain, une lame le cisailla. La douleur fut si vive qu'inconsciemment, il baissa les yeux sur ses genoux, mais la mallette était restée fermée. Ce n'était pas le couperet qui lui fouaillait les entrailles. Denfert-Rochereau. La douleur revint une minute ou deux plus tard, puis une autre, chaque fois plus profonde, plus tranchante. Jusqu'à devenir une longue souffrance continue. La sueur lui perlait maintenant au front. Sa vue se voilait de temps à autre. Son œil bleu, puis le brun s'entachaient d'une taie opaque. Saint-Jacques. "Il faut que je tienne le coup, encore quelques minutes. Après, je pourrai me permettre d'être malade. Je n'ai jamais manqué à mon devoir. Mon père non plus, ni son père avant lui." Glacière. Il dut se cramponner à deux mains au montant de la porte. Une fois sur le quai, il lutta pour rester droit alors que tout son corps lui gueulait de se recroqueviller vers l'avant. La rame repartit. Il resta là, chancelant, se penchant en avant puis en arrière. Prêt à tomber. - Quelque chose ne va pas, monsieur ? Une femme aux yeux noisette le regardait avec sollicitude. Il se cramponna bièvement au bras qu'elle lui tendait. - Ce n'est rien… Ca va passer… Il articulait avec difficulté, replié sur lui-même. - Voulez-vous que j'appelle quelqu'un ? La douleur disparut soudain, sans transition, ne laissant aucune trace derrière elle. Mais il sentit ses doigts et ses orteils se refroidir. - Non, je vous remercie, ça ira, je me sens déjà mieux. Il lâcha le bras secourable, se redressa. La glace remontait le long de ses membres. Il posa un pied en avant, puis l'autre. Descendit une à une les marches de la station aérienne. Une main bien à plat sur le mur. "J'y arriverai, murmura-t-il, j'y arriverai." Serrant les mâchoires et titubant, il enfila la rue un pas après l'autre, une de ses jambes fléchit soudain et il tomba sur un genou. Il lui fallut attendre que l'éblouissement passe Il se releva, se força à avancer jusqu'au mur de pierres grises de la Santé. Tenta de ses doigts engourdis de reboutonner son col. Sa main monta trop haut, il n'y put réussir. Il tremblait, grelottait dans le petit matin de mai. Il y avait des badauds, massés devant la porte. On hurlait : "Qu'on l'emmène ! Qu'on l'emmène !" D'autres cris et des bruits. Un des curieux se retourna, le vit et tout se tut. Le groupe, impressionné, s'écarta lentement pour lui livrer passage * Le brouhaha s'éteint. Petiot voit la porte s'ouvrir, une silhouette s'avancer. Raide et légèrement vacillante. Une mallette à la main. Il la suit des yeux, d'abord incrédule. "C'est lui ? Elle n'a pas réussi ?" Le bourreau a atteint le pied de l'échafaud. Mais il se passe quelque chose. Il s'arrête. On se précipite vers lui pour l'aider. "Il tient à peine debout, il trébuche, il va s'effondrer ! Elle y est tout de même arrivée !" Quelques officiels s'interposent, empêchent le condamné de voir l'homme évanoui… mort peut-être ? Non ! Le bourreau se relève en chancelant, assisté par ses aides. Parvient à grimper les marches de bois. Et tend sa mallette noire. - Fixez le couperet. Il fait signe à ses aides de le lâcher, son regard trouble fixé sur Petiot. - Monsieur, je m'excuse de vous avoir fait attendre ainsi, murmure-t-il. Petiot ne répond pas, le regarde trembler, pâle comme un déterré. On place le couperet dans la rainure. Les poulies partent en marche arrière, le triangle d'acier monte lentement jusqu'au sommet des montants et attend, en suspens au-dessus du vide. Un petit pas malhabile du bourreau, sa main cherche à tâtons l'épaule du condamné. Il n'a plus la force de le faire basculer sur la planche. On doit l'aider. "Il n'y arrivera jamais. Ses yeux sont voilés. Il ne voit plus…" Le bourreau s'adresse à Petiot d'une voix rauque. - Ayez du courage. Vous ne sentirez rien. Sa voix expire. Petiot voudrait prier, mais il ne sait pas à qui s'adresser. "Encore quelques secondes ! Juste quelques secondes… il agonise..." La partie supérieure du collier de bois vient lui emprisonner le cou. Et tout à coup, les muscles lâchent, le corps en noir s'affaisse et bascule en avant. "Le voilà qui tombe ! il s'écroule ! … J'ai gagné !" La main secouée de spasmes décrit une vaste courbe jusqu'au bouton qui actionne le mécanisme. Petiot crie : -J'ai ga… Le couperet s'abat dans un éclair et tranche le mot en deux. |
Depuis sa mise en ligne vous avez été 2089 visiteurs à consulter cette page Vos commentairesC’est noir... mais plein d'humour! Entièrement construit autour du dénouement. Du grand Art L.Alfredo Le mardi 18 Octobre 2005 Vos commentairesUn bel exercice, brillant de cynisme et d'humour noir. Efficace et froid comme une lame. Pour une fois qu'un texte de Léo ne me tire pas de larmes... JPP (né un 17 janvier !) PLANQUE jean-pierre.planque@wanadoo.fr Le vendredi 18 Novembre 2005 Vos commentaires
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