Un Agneau Dans La Fosse Aux Ours une nouvelle de v le bonnec


Un Agneau Dans La Fosse Aux Ours

par

V LE BONNEC

Un agneau dans la fosse aux ours
L’organisation scientifique de la préparation du couscous


Le "trésor de Marrakech" sentait bon la menthe et les épices de toutes sortes. Le petit restaurant de la place du pont à Lyon, communément appelée la Fosse aux ours dans le quartier de la Guillotière, faisait le plein chaque jour depuis son ouverture il y a un an. C’était une entreprise familiale dirigée par le grand frère Ahmed. Celui-ci avait à son service frères et sœurs dévoués. Et ça marchait plutôt pas mal.
Si le décor n’était pas original, le menu ne l’était pas bien plus : couscous et couscous ou encore couscous. Bon, il faut dire qu’il était succulent le couscous et que les cuisiniers savaient l’agrémenter de boulettes de bœuf parfumées à la menthe, de poulet ou de merguez bien fraîches.
Mais le fin du fin du menu, le mets qui faisait la touche sacrée et inimitable du restaurant était le couscous à l’agneau. Miloud, le cadet boucher, avait un plan d’enfer pour se procurer les meilleurs bestiaux de la région, du pays même ! Ce n’était pas une grande entreprise qui les lui procurait, non, mais plutôt un petit fermier des monts du lyonnais, éleveur de moutons qui les bichonnait comme ses propres enfants, les engraissait bien comme il faut et les vendait à un prix certes légèrement plus cher qu’ailleurs mais d’un goût, d’une finesse, d’une saveur extrême.
L’autre originalité du restaurant est l’organisation mise en place par le grand frère pour diriger son entreprise. Les sentiments, à chaque jour de travail, étaient mis de côté. On oubliait toute fraternité ou amitié, toute tension ou toute rancune entre chacun. Le principe de base était le boulot. Le deuxième principe était celui-ci : utiliser au mieux les compétences de chacun des employés.
Ahmed l’aîné, on l’a dit était le responsable, gérant, directeur, comptable, gestionnaire des ressources humaines du magasin. Il faisait les plannings de ses frères et sœurs, s’occupait des éventuels responsables, peaufinait les comptes, recevait les fournisseurs et faisait les papiers.
Miloud, lui était boucher de son état. Il avait quitté la grande distribution qui selon « se foutait impunément de sa gueule et de celle de ses carcasses ». Passé maître dans le désossement des bestiaux, il savait retirer les meilleurs morceaux, connaissait par cœur chaque côte, entrecôte ou pieds. Les temps de cuisson n’avaient plus aucun secret pour lui. Ni trop cuit pour ne pas que la viande perde son parfum ou s’effrite lamentablement dans la gamelle, ni trop peu cuit pour ne pas mettre en difficulté la mastication du client et sa santé. Une parfaite alchimie. Le roi de l’agneau, c’était donc Miloud.
Karima, la sœur était dévolue à la salle. Elle accueillait avec bienveillance les clients, les dirigeait avec assurance, connaissait leurs habitudes, leurs heures, savait anticiper leurs demandes. Une vraie princesse aimable et affable. Les soirs de grande affluence, elle donnait un coup de main à la cuisine également.
Linda, la plus petite des sœurs s’était auto proclamée reine des desserts. Elle faisait les gâteaux l’après midi, les préparait avec ce qu’on pourrait qualifier de extrême conscience professionnelle. Le soir, elle préparait cocktails, apéritifs et glaces à la demande. Une perle, cette Linda.
Enfin, pour finir le cercle, on pouvait trouver avant et après chaque assaut des clients un jeune garçon de 18 ans qui passait et repassait sans cesse et sans fatigue le balai ou la serpillière par terre. Il nettoyait les saletés de tout le monde, toujours sans s’énerver. Il frottait dur et aimait cela. Il n’aimait pas les études Frank, il avait arrêté en première après avoir redoublé et depuis, il traînait ses guêtres dans Lyon sans trop savoir ce que son avenir lui réservait. Il y a six mois, il avait trouvé cette place. Y avait une affiche sur la devanture. C’était pas très bien payé, les horaires étaient merdiques, le boulot pas très intéressant mais bon ! ça lui avait plu dès le premier jour. Il déambulait armé de son balai brosse dans la salle, la cuisine et les couloirs du restaurant comme bon lui semblait. Parfois, souvent même, il allait ôter poussières et déchets qui s’amoncelaient sur les trottoirs. Ainsi, il observait les passants tout à loisir. Une véritable aubaine ce boulot.
Oh ! Quelques fois bien sûr M. Ahmed, le patron râlait sur lui mais c’était plutôt pour la forme qu’autre chose. Il n’avait pas grand-chose à lui reprocher à Frank. Le boulot était toujours bien fait. Irréprochable même. Le sol était un véritable miroir. Ça brillait comme dans le palais des glaces. La propreté était une de ces exigences. Parfaitement compatible avec le métier finalement.
Et Ahmed, comme tout bon patron exigeant était souvent sur son dos, derrière lui à le guider dans le moindre recoin de la cuisine où la poussière pouvait se cacher. Derrière les fourneaux, entre les meubles, sous les casseroles, autour des poubelles, partout, partout, partout.
Mais il avait peu à lui reprocher. Ni même son assiduité et sa ponctualité. Toujours là, jamais absent, jamais en retard, jamais malade et …doux comme un agneau. Gentil et malléable, jamais un mot de travers. Oui, un véritable agneau. Ce qui, au demeurant, ne choquait pas trop dans l’environnement dans lequel il évoluait.

Un jour, Franck arriva sur son lieu de travail à l’heure comme toujours. Il alla se changer dans l’arrière salle, car il détestait mélanger les fringues de boulot et ce qu’il qualifiait de « vêtements de tous les jours », de ville en quelque sorte.
Là, il sentit une effervescence toute particulière. Une certaine tension aussi. Miloud s’affairait comme un pauvre diable dans sa cuisine, ne sachant visiblement où donner de la tête. Il avait l’air perdu. Franck ne l’avait jamais vu comme cela. On aurait dit un apprenti cuisinier débarquant pour la première fois dans son antre. Une véritable calamité ce matin-là. Il furetait partout à la recherche d’on ne savait quoi sans pouvoir mettre la main dessus, il faisait tomber tout ce qu’il touchait. Bref, la tension était bien plus que palpable.
Autour, effrayées ces deux sœurs le regardaient faire sans oser ouvrir la bouche, prononcer le moindre son. Elles connaissaient leur frère et savaient qu’en de telles circonstances, il valait mieux pas s’en approcher ou lui adresser la parole.
Ahmed était sorti. Un rendez-vous chez le banquier, paraît-il.
De son côté Miloud ronchonnait toujours des phrases incompréhensibles.
Franck le regardait depuis un moment déjà quand il s’aperçut de la stupidité de la situation. Il se reprit et alla se mettre au travail. Plus tard, disons quelques minutes seulement, Karima vint le rejoindre dans la salle. Ils s’entendaient bien tous les deux. Il faut dire que leur terrain d’actions était le même : la salle. Franck la regarda d’un œil interrogateur. Elle comprit ce qu’il voulait lui dire et expliqua :
- C’est l’Aïd el Kébir, la fête du mouton. C’est un grand jour pour nous. Le restaurant va être rempli jusqu’à ce soir. Après nous pourrons aller faire la fête avec la famille. En attendant, ça va être chaud. Et Ahmed qui ne rentre pas. Il panique, Miloud. Il doit tout gérer pendant l’absence d’Ahmed. Comme on dit, au four et au moulin.
- Ça fait longtemps qu’il est comme ça ?
- Depuis une heure environ. On doit ouvrir dans moins d’une demi-heure, rien n’est prêt. Ahmed est parti chez le banquier après il devait aller chercher la viande.
- C’est pas Miloud qui fait ça d’habitude ?
- Si d’habitude c’est lui. Mais là, il a pas pu. Ahmed voulait pas qu’il parte pendant qu’il était à la banque. Résultat, on en est là. Pas de viande pour aujourd’hui !
- Y’a pas des restes d’hier ?
- Tu rigoles ou quoi ? L’image de la maison. On en prendrait un sérieux coup si ça venait à se savoir. Que du frais, du frais. La qualité, c’est le gage de la réussite.

Dans la cuisine, on entendait toujours Miloud remuer ciel et terre et ronchonner. Il préparait les légumes, le couscous sans la viande. Sans agneau. Tout ce qui faisait le charme du Trésor de Marrakech. Sa patte. Sa marque. Ce qui faisait sa renommée. Tout allait s’écrouler aujourd’hui.
Aujourd’hui !!! Jour de l’Aïd !
Jour de la fête du mouton et l’on n’avait même pas l’ombre d’une de ces bestioles à mettre sous la dent des clients !
Et ce Ahmed qui ne rentrait toujours pas.
11h45, la pendule continuait son manège sans se préoccuper des soucis de Miloud. La salope !
Dans quinze minutes, les premiers clients allaient s’asseoir à leur table avec l’envie de dévorer un agneau bien gras. Un mouton bien bon. Qui aura cuit au milieu des aubergines et des courgettes, des carottes et des navets. Joliment parfumé par de douces épices du Maghreb.
Soudain Miloud eut une idée qu’il jugea brillante. Il se saisit de deux énormes couteaux, les frotta l’un à l’autre pour les aiguiser et sortit de sa cuisine.

Franck, dans la salle, frottait toujours le sol. Il fignolait tout en tapant la discute avec Karima. Il fut étonné de voir Miloud débarquer avec ses deux couteaux qu’il frottait. Comme deux glaives agressifs. Il s’arrêta, leva la tête. Miloud avait les yeux exorbités. Il dit :
- On n’a pas de mouton.
- Je sais, répondit Franck en haussant les épaules.
- Ahmed dit que tu es doux comme un agneau… fit il en se rapprochant dangereusement du jeune balayeur qui comprit enfin avec horreur les propos du boucher. Tu feras bien l’affaire, jeune homme…
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