Le Pied De Jeanne une nouvelle de max obione


Le Pied De Jeanne

par

MAX OBIONE

Je tourne depuis dix minutes dans ce quartier de la Mare rouge où la misère mitonne à petits bouillons, à petits trafics, à petites peurs, à petites lâchetés, à petites bastons, gavée de vide emploi, inondée de picole, enfumée de shit, abrutie d’éclats de télé permanente et d’espoirs sans espoir et de vie sans vie. Sans joie, sans révolte surtout. Rue Bernard Lachèvre, on approche, pourvu que je trouve une place.
Les affaires ne sont pas légion par les temps qui courent. Aussi est-on prêt à supporter un collier de chien autour du cou, comme un nœud coulant qui vous brise les cervicales à la première incartade, au premier écart, à la première embardée t’éjectant en dehors de la route tracée par l’économie dominante, un collier ferré au bout d’une laisse tenue par un maître qui te donne ta pâtée, qui te tient à sa merci. Et pourquoi donc, ma pauvre Jeanne ? Pour planter tes crocs dans le mollet d’un accidenté de la vie, qui abuserait de la situation, un tire au cul de première, un exploiteur de la protection sociale, un profiteur de la Sécu, un récidiviste des arrêts de travail.



Mes scrupules furent illico aplatis sous mes fesses lorsque le type en face de moi exhuma de son tiroir un paquet de liasses de billets de cinquante.
— Tenez, 750 de suite, l’autre moitié après coup.
Il avait refusé de signer l’ordre de mission, mais accepté de régler l’avance sans sourciller.
— Pas de ça entre nous, on marche à la confiance, pas de trace, le solde sera déposé dans votre boîte, chez vous, après le travail. On ne s’est jamais vu, compris ?
— Parfaitement compris.
Le buste de Roger Ragasse oscillait dans son fauteuil en cuir dont le haut dossier semblait l’écraser. Il s’écria en me fixant dans les yeux :
— Vous allez me le serrer, ce fumier !
Le patron de Viandex n’y allait pas par quatre chemins. C’était direct, pas question de tourner autour du pot. Il lui fallait la tête de Leguevel, le délégué du personnel, depuis que cet emmerdeur de cariste s'était mis en tête de monter une section syndicale dans l’entreprise.
— J’ai beau lui en faire chier, il résiste. Je veux un dossier en béton !
— Rassurez-vous, monsieur Ragasse, l’agence donne toujours satisfaction à ses fidèles clients.
Bonne fille, j’avais cru bon de rajouter cette phrase, machinalement. Déjà il se levait pour signifier que l’entretien était terminé.
— Madame Navalo, appelez-moi à tout moment, heure par heure, de jour comme de nuit. Tenez, ma carte avec mon numéro de portable. J’y tiens absolument.



En quittant l’immeuble, elle poussa un soupir de satisfaction. Si, au cours des jours prochains, se dit-elle, elle pouvait filocher deux ou trois maris infidèles, elle se voyait déjà allongée sur une plage de l’Océan indien… Mais pourquoi le téléphone ne sonne-t-il pas à l’agence, ou si peu ? Peut-être que les femmes trompées ne souhaitent pas confier leurs affaires à une autre femme, fût-elle détective ? Dans ce marasme, la commande de Viandex était la bien venue.
Les véhicules qui roulaient sur la rue Rosambo émettaient un grondement continu. Une bande de mouettes traversait le ciel. Au loin, au-dessus des docks, un bras de grue, dans un mouvement lent, déplaçait une charge. Ce spectacle familier la rassurait, surtout ce ralenti, cette fluidité chorégraphique l’avait toujours fascinée depuis l’enfance. Jeanne leva les yeux. La dernière averse avait lessivé le ciel et rendu la lumière de l’estuaire aussi vive que celle d’un matin d’avril lorsque que le soleil saute les fumées de Port Jérôme. Mais, sa jambe lui faisait mal, demain le temps s'installera dans le gris pluvieux.



— Hé, m'dame v'zêtes malade ? T'es en planque ou quoi ?
Elle ouvrit les yeux pour découvrir trois bouilles de petits blackos, leurs nez collés à la vitre qu'elle fit descendre.
— Non, je me repose.
— N' zavez fait peur m'dame, app'ler le SAMU, nous !
— Merci quand même.
Ils s'éloignèrent en se donnant du coude. Un sourire stationna sur ses lèvres. La tête toujours renversée sur l'appui-tête, elle pensa que sa nuit avait été bien longue. Mais vachement bonne, son ventre en était encore ébloui.



Quand elle descendit au sous-sol de l’Epave, la nouvelle boîte branchée de la rue d’Après-Mannevilette, c'était histoire de ne pas rentrer tout de suite dans son deux pièces du quartier de Graville.
— Scotch soda, s'il vous plaît, commanda-t-elle.
Elle remarqua un homme qui se déchaînait sur la piste. Sa manière de contracter ses fesses en rythme et de projeter son bassin en avant était une promesse qui captait le regard des nanas et des mecs. Elle s'insinua parmi les danseurs. Maladroitement, malgré sa jambe trop raide, elle se dandina sur place. Doum, doum, les basses bastonnaient une mélodie syncopée de trois malheureuses notes, les lumières multicolores flashées perçaient la brume de tabac. Balançant son buste de droite à gauche, elle imprima à ses seins un mouvement de houle.
Cela faisait trop longtemps qu'elle n'avait pas contenté sa libido. Le beau mec exécutait son numéro et venait se planter devant les femmes.
Il la fixa un temps.
— Je te connais pas, tu prends un verre ? parvint-il à hurler à son oreille.
Il donna son prénom : Yves.
— Et toi, c'est comment ?
— Jeanne.
Puis ils burent des cocktails maison. Leurs yeux brillaient.
— Viens !
Et lui prenant la main, il l'entraîna.



Elle savait d'avance que lorsqu'il découvrira la chose, sa main fuira comme son désir, comme celui de tous les autres. Il embrassait bien, il sentait bon. Jeanne s'emplissait de sensations toujours bonnes à prendre. Sa langue fourrageait frénétiquement la bouche de cet homme comme si elle pressentait que le terme de la partie était imminent. Il déboucla son ceinturon. Les mains de Yves remodelaient le corps de Jeanne ; lorsqu'il sentit sur sa cuisse un élément étranger, elle plaqua sa main sur la sienne afin de l'immobiliser.
— C'est quoi ?
Après un court silence, elle avoua :
— Je suis appareillée.
L'impensable se produisit, elle entendit :
— Montre-moi.
Encore un tordu, un malsain qui va se foutre de moi et se tailler en rigolant, pensa-t-elle. « On ne rit pas de ces choses-là ! » Déjà Yves dégrafait le pantalon de Jeanne et le fit glisser jusqu'à terre. Elle tremblait de tout son corps. Les yeux de l'homme étaient rivés sur la jambe artificielle, il demanda :
— Qui t'a fait ça ?
— Une décharge de chevrotine au-dessus du genou, à bout portant, lors de l'arrestation d'un dealer ?
— T'es flic ?
— J'étais.
Elle le vit caresser la carcasse de plastique.
— Retire-là !
— Non, t’es malade ?
Ce moment, elle ne pensait jamais le vivre. Tant pis, si elle avait affaire à un malade. Montrer sa jambe mutilée, sa cuisse amputée, c'était comme une offrande, un retour dans le monde de la normalité… « On ne rit pas de ces choses-là ! » Tant pis, si ça devait se terminer en fiasco. Elle débrida les deux attaches et tira lentement la prothèse vers le bas. Son cœur battait à tout rompre. Sa jambe valide tremblait, un long frisson parcourut son dos. Alors, le membre apparut recouvert d'un manchon de tissu léger.
— Tu permets ?
Jeanne suffoquait presque. Yves avança la main. Quand le linge fut roulé, le moignon de la cuisse dénudée se révéla. Il posa délicatement la main sur la chair douce. A ce contact, Jeanne renversa la tête en émettant un cri rentré comme s'il la pénétrait déjà.



Je perdis le contrôle à mesure qu'il pelotait ma cuisse, de ses longs doigts chauds et de sa paume. Il insistait sur la cicatrice, là où les nerfs sont à vifs du prolongement à jamais disparu du membre fantôme. Dans ces toilettes, ce n'était pas commode. On trouva le moyen de s'accorder, lui assis, moi sur lui. Il y avait si longtemps. Si longtemps. J'imprimai un rythme lent, lent pour que cela dure jusqu'à la fin des temps. Je sentais son sexe si dur au fond de moi. Tandis que je serrais sa tête sur ma poitrine, il caressait continuellement mon moignon. Ça devait l'exciter. J'étais tendu à me fendre en deux, mes hanches quémandaient, happaient, comme mon sexe, comme tout mon être. Des bruits, on baisait aussi dans la chiotte d'à-côté ; je perdis toute retenue. Ce fut une première note, oui, comme une première note dans un silence de glace, puis une seconde, tout aussi singulière, puis une troisième, puis une autre, une musique, un frémissement, un petit caillou dans l’eau, une bête qui s’ébroue, oui une petite musique, une onde qui enfle, un ruisseau, oui un ruisseau qui devient une rivière, une symphonie, un fleuve en cru, le plaisir déferlait… Jamais connu rien de tel, je mordais mes lèvres… liquéfiée… dévastée… anéantiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiie … Je le sentis jouir aussi, très fort…



Elle passa sa langue sur la morsure à l'intérieur de sa bouche. Elle n'avait pas rêvé. Une baise sans lendemain, si bonne, un diamant dans la vie, un caillou blanc dans la mémoire. Elle ouvrit les yeux, la vue des immeubles la ramena sur terre.
— C'est pas le tout, faut aller au taf, ma petite Jeanne ! dit-elle à voix haute.
Elle sortit le flingue de la boîte à gant, un Glock de contrebande, vérifia le chargeur, arma, et le glissa dans la poche de sa veste. Un coup d'œil au miroir du pare-soleil pour remettre en place une ou deux mèches, passer son bâton de rouge sur les lèvres. Parée ! Le temps était venu de vérifier si le sieur Leguevel se tournait les pouces chez lui au lieu de charrier la bidoche dans les entrepôts de Viandex. Avec les ficelles du métier, elle inventerait un scénario, un truc plausible, pour endormir ce type qui habitait au quatrième sans ascenseur. Le hall était dégueulasse, des tags multicolores saccageaient la grisaille des murs. Même pas le nom du loustic sur l'une des boîtes à lettres éventrées. Jeanne Navalo, monta les marches en forçant sur sa jambe droite. Les télés branchées à longueur de journée braillaient des pubs et des feuilletons ricains. Le palier desservait trois apparts. Sur l'une des portes, elle lut distinctement : Fucking Viandex. Pas sorcier, c'est cette porte, à coup sûr, pensa-t-elle. Quand elle appuya sur le bouton, elle ne perçut pas le bruit de la sonnerie. Elle cogna. Deux fois. Toujours rien… puis :
— Entrez, c'est ouvert.
Elle n'aimait pas ce genre d'invitation, elle flairait le coup fourbe du mec embusqué au bout du couloir, prêt à vous garnir le buffet, une réminiscence de son ancien métier. Elle plongea la main dans sa poche et se saisit du pistolet, le braquant à travers le tissu prêt à tirer à la moindre menace. Elle ouvrit lentement la porte et, accomplissant des pas de côté, pénétra dans l'entrée qui débouchait dans une grande pièce. Les volets étaient baissés et laissaient passer une maigre lumière du jour.
— C'est pourquoi ?
Une tête hirsute dépassa du dossier d'un clic-clac posé au milieu du séjour. Jeanne reçut un coup à l'estomac. Combien y avait-il de chances de retrouver, parmi la population de la ville du Havre, ce type, là, oui, là, devant elle ? Elle se dit, c'est impossible cette ressemblance. C’est pas vrai ! Pas lui !
—T'es venue pour un after, poulette ?
C'était bien Yves, le beau mec de l'Epave, dans un numéro de salaud.
— Au fait, comment tu m'as retrouvé ?
— C'est mon job ! lâcha-t-elle.
—Ton job ? Ah oui, t'es encore à moitié flic, non ? Reste pas plantée, viens t'asseoir.
D'un regard circulaire, Jeanne examina l'appart. Un bordel indescriptible, des fringues par terre, sur la table : des canettes, des cendriers, des cartons de pizza. Dans un coin, la télé retransmettait une compétition de motos qui faisait un boucan d'enfer. L'odeur qui dominait, c'était celle de la fumée de cannabis. Yves Leguevel, en slip et marcel bleu, tirait hardiment sur un tarpé.
—Viens donc, j'ai tout ce qu'y faut : bibine, fumette, amphette et le reste.
Il exécuta un bras d'honneur pour mimer un chibre gigantesque et partit à rire. Elle oublia pourquoi elle était là ; dans un état de semi conscience, elle entendit :
—T'es une sacrée baiseuse.
La tête de Leguevel était affreuse, une sale gueule, la barbe avait durci ses traits, sa bouche n’était que grimaces. Il continua, il était en verve :
— Faut dire qu'avec ta zone érogène, ta grosse zone érogène, j'ai jamais connu une nana avec une si grosse… Baiser une unijambiste, ya pas meilleur… bou… hou… hou… Ah, c'est pas vrai… trop moignonne… bou… hou…hou…
Il avait donc fallu qu’il balance cette vanne foireuse, ce sinistre connard ! « On ne rit pas de ces choses-là ! » Il ne vit pas le canon du flingue à deux doigts de sa tempe.



Elle quitta la promenade du front de mer, marcha péniblement sur les galets en direction des vagues qui venaient s’échouer sur le rivage ; sa cuisse emmanchée dans l’emboîture de la prothèse la faisait souffrir. Mais elle voulait entendre le bruit des galets sous ses pas, ce bruit de meule. La marée avait renversé le temps, les nuages rentraient en rangs serrés. Sur la ligne d’horizon, quelques cargos attendaient les ordres de la capitainerie. Du côté de Sainte-Adresse, les épis pénétraient dans l’eau comme des lames de poignard. Elle atteignit le ressac. Elle ne savait pas si c’était la brise marine qui causait un écoulement de larmes sur ses joues, ou bien une espèce de joie mauvaise qui s’exprimait ainsi.



Elle rebroussa chemin. Au loin, dominant la ville, la flèche de Saint-Joseph, telle une fusée sur son pas de tir, s’apprêtait à quitter la terre. Elle rentra dans la cabine à l'angle de la promenade, composa le numéro.
— Allo !
— Monsieur Ragasse ? demanda-t-elle.
— Oui.
— …
— Allo ! Merde, allo !
Elle raccrocha et s’en alla en claudiquant vers le parking. « On ne rit pas de ces choses-là ! » En roulant vitres baissées sur le boulevard Clémenceau, elle imagina l’entrefilet dans la presse havraise du lendemain : « UN CARISTE MET FIN A SES JOURS A LA MARE ROUGE » Dépressif, en arrêts maladie répétés, un employé de la société Viandex s’est tiré une balle dans la tête avec un pistolet 9 mm qu’il détenait illégalement. Pour le Parquet, qui a ordonné une autopsie, aucun doute ne subsiste quant à l’hypothèse du suicide. Son employeur, M. Roger Ragasse, a fait part de sa grande tristesse en déclarant que son salarié vivait assez mal les mutations économiques dans la conjoncture actuelle. Apprécié pour son engagement syndical, ses amis de l’Union locale regretteront leur camarade Yves Leguevel, a indiqué le secrétaire du syndicat. »
— Pas moi !...
Elle frappait, frappait le volant de sa main libre. Avenue Coty, elle frappait toujours.
— Quel pied ! Mais quel pied !...
Des passants entendirent un rire se diluer dans le bruit de la ville.


2005
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