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Katia |
KATIA « J'ai pleuré, tu sais, quand Katia m'a quitté. C'était place Denfert-Rochereau, le 26 mai 2005. Elle m'a dit : «Tiens-moi au courant.» Je savais que c'était fini. Comme dans le film de Cédric Klapisch... Je l'ai vue partir avec notre chat dans son panier. Et puis, quelques minutes plus tard, un corbillard a laissé tomber un cercueil au milieu des voitures. J'ai ouvert ma mallette, j'ai saisi l'HP R507 qu'on avait acheté ensemble en Belgique. J'ai essayé de prendre des photos. Déjà, c'était trop tard. Putain, je me suis dit, aujourd'hui rien ne marche ! Mon amour était parti. – Au fond, dit Nans, chaque jour fait naître au monde sa parcelle de vérité... – Je n'en suis pas sûr, répondit Yann. Nous ne sommes pas des aveugles qui recouvrent la vue peu à peu. Quand j'ai vu Katia, tout de suite je l'ai aimée. – Mais après, après... ? – Après quoi ? demanda Yann. Il n'y a aucun avant et aucun après. Katia était avec moi. Dans tous les temps et dans toutes les époques. Nous étions ensemble pour toujours. » Nans but une gorgée du verre que lui tendait son précepteur. Il en goûta la saveur, le goût subtil et ne put manquer de demander : « Mais où ? Où étiez-vous ? » Yann se mit à rire comme un enfant. « Où étions-nous ? Te rends-tu compte, mauvais élève, que nous étions partout ! Dans le monde tout entier. J'ai bu son sexe à Venise, goûté ses seins à Paris et épousé ses lèvres à Bruxelles… Je crois même l’avoir aimée profond sur Jupiter. Rien ne comptait pour nous que notre amour. Nous étions indestructibles. » Paris, Bruxelles, Venise, Nans rêvait tout éveillé en entendant son mentor nommer ces villes mythiques où il rêvait d’aller rencontrer de jolies filles, caresser leur peau fine dans des chambres d’hôtels et leur promettre des amours sans lendemain. Nans, au début de sa vie, se sentant comme à l’aube d’une naissance, la sienne. Souvent, il racontait à Yann cette sensation d’angoisse qui, avant, le prenait aux tripes en plein milieu de la nuit et le réveillait en sursaut avec l’impression que son existence n’avait aucun sens, à se demander s’il ne valait pas mieux se pendre. Mais même se pendre était absurde et l’idée d’en finir ne lui apportait aucun réconfort. Sans doute parce qu’il savait, au fond de lui, qu’on n’en finissait pas vraiment. On passait à autre chose, simplement. Et puis il y avait eu leur rencontre, Yann avait pris Nans sous son aile et donné un but à ses journées : apprendre. Maintenant, quand Nans se levait le matin, c’était pour préparer sa naissance. « Je verrai bientôt le jour, dit-il, enseigne-moi encore, emplis mon regard de sens, que la vie ne soit plus cette absurde obligation de traverser les journées, l’une après l’autre et sans espoir. – Ne comprendras-tu donc jamais qu’il n’y a pas de sens ? Tout est. Le sens que tu peux y mettre ne sera jamais qu’illusoire. Cesse donc de vouloir comprendre l’incompréhensible et sois ! Katia était exactement cela : de l’être pur, la vie qui a saisi la nuance fondamentale entre comprendre et ressentir. Que crois-tu qui compte plus que l’émotion ? – Voulez-vous dire que vous placez l’émotion au-dessus de tout ? demanda Nans. – Bien sûr que non. Il n’y a pas de hiérarchie. Je n’opposerai jamais le mental au corps. L’être humain forme un tout. Mais le cœur, l’intuition, qui est son intelligence, est au centre de l’être. Tu connais l’arcane XVIIII du Tarot, « Le Soleil », je t’en ai parlé… » Nans eut un geste d’impatience qu’il regretta aussitôt. « Vous avez rencontré tant d’êtres exceptionnels… » Dans le regard bleu de Yann passa une ombre de tristesse. Il prit le verre de Nans, en but quelques gouttes, puis il dit : « Personne n’est exceptionnel. Pas même Katia. » Il sourit avant d’ajouter : « Allons cueillir les cerises dans le verger ! Tu sais, ces cœurs de pigeon, énormes, et qui giclent comme du sang quand on les croque. Elles sont presque noires tant le soleil les a mûries. Elles sont comme ma Katia… » Nans murmura : « Je vais d'abord la tuer, cette belle guerrière ! Laissez-moi cette joie... » Yann feignit de n’avoir pas entendu, il eut un rire forcé en prenant le panier, comme un enfant enjoué à l’idée d’aller cueillir les fruits, de les presser entre ses doigts et de s’en barbouiller le visage. Oui, en cet instant, Yann apparut comme un enfant à son disciple, un être fragile qu’il aurait été chargé de veiller. Et cette femme, cette Katia qui le faisait tant souffrir, il fallait qu’elle disparaisse, qu’elle cesse de le tourmenter. Alors, feignant un malaise, Nans abandonna son maître et s’en fut de la maison. Il prit le train jusqu’à Paris puis le métro jusqu’à Denfert et c’était comme Yann lui avait dit : le cercueil entre les voitures, la folie des conducteurs, les cris d’indignation des vieilles dames et les aboiements des chiens. Et puis, là-bas, vers le boulevard Saint-Jacques, la fille avec son chat dans un panier. Il n’avait qu’à la suivre. Yann était là, avec son appareil photo qui ne marchait pas ; il ne le voyait pas, ne le connaissait pas encore et Nans eut un sourire pour lui. Il régnait une telle paix dans son cœur, les cieux étaient ses guides, l’enfant était sous sa garde et il le protégeait. Les portes du Thalys se refermèrent. Elle n’avait pas crié. Elle l’avait juste regardé avec des yeux étonnés. Mais Nans était certain qu’elle avait compris. Il avait lu dans son regard la certitude que Yann avait décidé d'en finir avec elle et qu'il lui envoyait quelqu'un. Nans avait un moment hésité. Le cou de Katia était si délicat... Il aurait tant aimé y poser ses lèvres, puis goûter un moment la chaleur des seins dont lui avait tant parlé son maître.... Sa main avait tranché, très vite. Le sang avait jailli et les yeux de Katia s'étaient éteint. Nans avait eu envie de vomir. Puis il avait libéré le chat de son panier avant de sauter sur le quai de Paris Nord. Sur le chemin du retour, Nans se félicita : Yann ne souffrirait plus. Il retrouva son maître dans le verger, souriant à pleines dents. Oui, son malaise était passé, pouvait-il goûter à la chair de ces cerises gorgées de sucre ? Une ombre passa dans le regard de Yann, son sourire disparut l’espace d’un instant, puis il descendit les barreaux de l’échelle, tendant une poignée de fruits à son disciple. Nans y mordit, le sang des cerises coulant sur son cou blanc. Il riait au soleil de la Provence. Il riait en se gorgeant de chair généreuse. Yann lécha le délicieux nectar, caressa la chemise maculée, puis déchira la gorge de son jeune amant. « Nans, oh, Nans, dit-il, pourquoi n'as-tu pas compris ? Tu étais si intelligent... » FIN |
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