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Cher Ange |
Antoine se planta devant la fenêtre et scruta, au dehors, la ville baignée dans la lumière rose de l’aube. Vue d’ici, de cette chambre hôtel quelconque, aux rideaux passés, la ville semblait inoffensive, virginale, comme si le fleuve qui la séparait en deux, rive droite, rive gauche, ce fleuve en apparence immobile, était parvenu, pour quelques heures, à dompter la fureur ordinaire. La nuit n’avait laissé aucune trace. Les fumées des usines, dans la fraîcheur hivernale, montaient bien droites, comme autant de colonnes duveteuses, vers un ciel où planaient des poignées d’oiseaux lents. Antoine assistait, égaré, au réveil de ce monstre engourdi et cette lente émergence, aussi sinistre qu’envoûtante, n’altérait en rien sa jubilation. Il se sentait étonnamment paisible, comme peut l’être un homme rassasié, repus, et en même temps, cette soudaine plénitude, parce qu’elle lui était inconnue, le bouleversait de fond en comble. Il en avait pourtant vu, Antoine. Combien de fois s’était-il pavané devant le miroir, dans son costume de lin froissé, avant de s’élancer, au volant de son cabriolet, vers des safaris improbables? Il avait pourchassé et troussé toutes celles qui s’étaient aventurées à croiser son chemin. Des midinettes attendries, des divas balnéaires boudinées dans du Skaï, des blondes fardées à grands coups de spatule et même des rousses artificielles tirant sur l’orange vif. Il ne comptait plus les pauvres filles, médiocrement désespérées, pour lesquelles il avait été, selon les jours, selon l’humeur, le séduisant Tony, le ténébreux Tonio et ne se souvenait pas davantage de leur prénom que de la couleur de leurs yeux. Cet infatigable explorateur n’avait été fasciné, durant toutes ces années que par leur secret, ce même secret charnel que toutes les femmes dissimulent tantôt sous la soie, tantôt sous le satin et ne livrent qu’en parlant d’amour. Mais plutôt que de la poésie, Antoine préfèrait voir, dans cette affaire éternelle, une sauvagerie ancestrale, mutuellement consentie. Il n’avait aimé que l’affût, vibrant lorsque ses proies se trémoussaient, nombril à l’air, devant les miroirs des dancings exilés, salivant en suivant, dans la rue, leurs déhanchements lascifs et, chaque fois, il s’était surpris à regretter l’issue de cette traque, lorsque, quelques heures plus tard, il se relevait en sueur de la banquette arrière de son carrosse, au-dessus de cette conquête qui ne serait bientôt plus qu’une anecdote. Oui, il avait consacré sa vie entière au sexe des femmes, à leur joyau caché, les égrenant au fil des mensonges, les collectionnant avec patience et délectation. Jamais il n’avait douté qu’on pût confondre avec délice et sans calcul, le bonheur et la jouissance. Jusqu’à ce matin. Jusqu’à Eva. La première femme. Il se tourna vers le lit. Elle y dormait encore. Comme suspendue dans le vide, et définitivement rompue par l’effort de la nuit passée. Elle ne ressemblait à aucune des femmes qu’il avait connues et le plaisir furieux qu’ils s’étaient donnés, l’un à l’autre, n’avait pas de précédent. Elle était une apparition biblique, un mirage avec de longs cheveux bruns, sans rien de commun ni vulgaire et pas plus Antoine qu’un autre n’en serait revenu de la savoir si proche au petit matin. Leur rencontre avait été un enchantement. La veille au soir, en débarquant au Bakoua - une parodie de dancing californien - Antoine s’était senti cruellement affamé. Un appétit du diable lui taraudait les sens, la soirée s’annonçait excellente. Il descendait de voiture quand il l’avait aperçue. Une image brièvement incompréhensible. Elle courait au milieu des autos, le chemisier béant sur sa poitrine dénudée. Un type immense la poursuivait. Une silhouette encore lointaine mais clairement féroce. A cette seconde, il avait eu la conviction que si ce colosse parvenait à s’en saisir, elle y laisserait sa peau. Comment expliquer son geste, sinon? Pourquoi serait-il remonté à toute allure dans son auto, pourquoi se serait-il porté à son secours, s’il n’avait eu l’évidente sensation qu’un drame était sur le point de se nouer? Elle non plus, du reste, n’avait pas hésité. Elle avait sauté dans l’auto et ils s’étaient éloignés à toute vitesse de ce sauvage. Il ne voulait se souvenir ensuite que de la chaleur de l’habitacle, que de ce fond de jazz à la radio et de cette nuit opaque, retenue derrière les vitres, et qui les isolait du reste du monde. Avec elle ainsi, silencieuse à ses côtés, sans doute eût-il pu rouler des heures, sans but, en suivant simplement la lumière élastique des candélabres. - Tu veux aller où? Elle n’avait pas répondu tout de suite. Elle avait incliné la tête, légèrement, avant de murmurer dans un souffle: - Où tu veux. Et là, miracle, dans l’instant, le naturel, enfoui sous les émotions, avait repris son galop. Comme excité par une muleta, la bête, en lui, avait surgi. Frappant furieusement dans sa poitrine comme s’il martelait d’impatience le sol de l’arène, le démon n’attendait plus que de se jeter dans le combat. Que cachait donc cette créature, sous les ondoiements de sa jupe en cuir? Un string, des collants, des bas? Dans l’oeil d’Antoine s’était rallumée une vieille étincelle complice et tout en s’arrondissant, il avait commencé à imaginer le tableau avec envie. Tous les espoirs étaient permis et son sourire annonçait une nouvelle arrogance. Il ne lui restait qu’à laisser parler ses plus bas instincts. Il ne venait dans cette cité qu’une ou deux fois par an, pour le travail, mais il avait ses habitudes dans un petit hôtel, au bord du fleuve. Un hôtel minable, comme de juste. Deux étoiles de guingois en façade d’un rectangle gris. Avec une appréhension palpable - un reste de timidité juvénile - il l’avait suivie dans les escaliers, définitivement sous le charme de ce corps bouleversant. Elle avait juste dit son prénom, Eva, rien de plus, et ils avaient fait l’amour, sans un mot. La lenteur de ses gestes lui conférait une grâce supérieure, une majesté d’experte. Ils s’étaient endormis, au centre de cette chambre détestable, et le petit jour, en se levant, les avait surpris enlacés. La ville, à présent, se tortillait tel un ver blanc dans le ventre duquel auraient grouillé des milliers d’existences translucides et sans intérêt. Une ville où Antoine ne faisait, comme à son habitude, que passer, en ayant, une fois de plus, réduit sa vie à la plus simple arithmétique. Une ville, une femme. Une équation dont la fin - il le pressentait - approchait. C’était comme une évidence: Après Eva, après son passage dans sa vie monotone, le plaisir ne culminerait jamais plus. Ses instincts lui survivraient, l’entraîneraient vers d’autres ébats mais le rituel, il le savait, s’accomplirait désormais sans magie. - Tu sais, Eva, t’es pas obligé d’me l’dire mais qu’est-ce qu’il te voulait, le mec, hier soir? En même temps qu’il la posait, il trouva la question idiote. C’était clair, ce qu’il voulait. Il voulait ce que veulent tous les hommes et qu’elle lui avait accordé à lui seul, pour cette nuit inoubliable. Il entendit qu’elle se levait et il se retourna. Elle était nue et ondulait maintenant vers lui, les mains croisées dans le dos. Cher ange, songea t-il, en cédant brusquement à une mièvrerie dont il ignorait, d’ordinaire, les tourments. - Je vais te le dire, chuchota t-elle. Elle s’approcha encore, jusqu’à le toucher, et c’était une intense tentation. Le pouls d’Antoine s’emballait. Son désir l’étouffait. Elle était si sensuelle, elle sentait si bon, et ces yeux, ce ventre... Comme il baissait les yeux vers l’objet de toutes ses convoitises, il vit qu’elle sortait la main droite de derrière son dos. Il aperçut un éclair fugace, un reflet violent mais il ne comprit qu’il s’agissait de la lame d’un couteau qu’une fois que celle-ci lui avait transpercé le ventre. Eva se colla à lui et il sentit la mort s’enfoncer une bonne fois, de bas en haut. Il leva les yeux, incrédule, et croisa les prunelles d’Eva qui scintillaient étrangement. Elle fit encore un pas vers lui et lui murmura à l’oreille: - Le mec, hier soir, je venais de saigner son frangin... Juste avant de fermer les yeux, Antoine regarda le halo de l’ampoule au plafond, qui irradiait la chevelure d’Eva et lui peignait comme une large auréole. |
Depuis sa mise en ligne vous avez été 747 visiteurs à consulter cette page Vos commentairesJe relis avec plaisir... M Le mercredi 30 Octobre 2008 Vos commentaires
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