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La Retraite Aux Flambeaux |
La Retraite aux flambeaux A 8h 20, il n’aurait pas dû faire aussi chaud, même fin juin à la veille des vacances, pestait Roger Escarpit. Le hall vitré était déjà une fournaise. De rares élèves y traînaient et la poussière y tournait mollement, comme épuisée d’avance par la journée à venir. Escarpit gagna la salle des professeurs. Ses collègues somnolaient devant leur café, résignés à transpirer pendant sept heures devant un auditoire inattentif mais réduit. Seules les deux petites stagiaires à l’étincelle moqueuse dans le regard semblaient encore vivantes. Elles gloussèrent en le voyant. Il savait ce qu’elles pensaient de lui. Un vieux croûton momifié par trente-huit ans de routine, de vertu désuète, de stoïcisme idiot… Pas de rentrée pour lui en septembre, il partait à la retraite et il n’en éprouvait ni joie ni peine, lui aussi anesthésié. La petite fête organisée la veille en l’honneur des partants avait été sinistre, comme il se doit. Dans sa tête cognait la migraine que lui donnait la moindre coupe de mauvais mousseux. Il ouvrit son casier, farfouilla distraitement. Sous une liasse de formulaires apparut un carré de papier framboise, un post-it de l’administration. Il ajusta ses lunettes. La deuxième sonnerie mettait tout le monde dehors. Il tentait de lire son message en tenant la porte aux stagiaires. La plus rousse lui jeta : « On savoure son dernier jour ? ». Il fit un geste vague. Les filles pouffèrent et se dirigèrent vers la poignée de sixièmes qui les attendaient. Cours 3°13 reporté de 14h à 16h vendredi 26 juin (match de foot interclasses) « Maurice ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? » Mais le vétéran des profs de gym était déjà parti squatter le seul platane de la cour, laissant ses jeunes collègues dans la fournaise. Les 3°13 ! Bel exemple de litote académique…. Accédait en principe à la classe de3°13 tout ce qui n’avait pas été récupéré par des sections spécialisées toujours surpeuplées. En pratique s’y trouvait tout ce qui n’était pas récupérable, sinon par la rue, le trottoir, la prison. Ou l’hôpital psychiatrique. Il finirait donc à 17h, et non à 15h. Remplacer un cours le dernier jour, quelle ineptie !…Un autre aurait haussé les épaules, remis le post-it sous la pile de papiers et serait parti à midi, sûr de l’impunité. Mais bon, il irait. La consigne était la consigne. Après s’être soumis toute sa vie à l’autoritarisme de huit chefs d’établissement et avoir dû s’adapter aux réformes pédagogiques les plus absurdes de seize ministres en contradiction avec leur prédécesseur, on ne se refait pas. Il irait. C’était sur cette loyauté fidèle qu’il s’était construit. Un grand-oncle Escarpit était mort d’être monté à l’assaut au chemin des Dames en 1918, quelques jours avant les cessez-le feu. Il ne démériterait pas au dernier moment. Ne viendraient que deux ou trois élèves, de toute façon. Depuis trois mois, avec les 3°13, il ne faisait plus cours, il se contentait d’entrer dans l’arène. Pas vraiment en dompteur, plutôt en vieux lion amorti insensible au fouet. Il tenait ses cinquante minutes, en apnée dans la puanteur des pets, des insultes, des menaces. Mais après les conseils de classe, ses pires tortionnaires ne s’étaient plus donné la peine de venir le tourmenter. Restaient un gamin de bonne volonté orienté là par erreur que les autres tabassaient régulièrement, trois débiles légers, une nymphomane. Du gérable. Et c’est plutôt euphorique qu’Escarpit rejoignit les 6°2. Quinze gosses en sueur se détournèrent du cartable qui leur servait de ballon et braillèrent en l’apercevant : « On peut jouer aux cartes, s’iou plaît, M’sieu, aujourd’hui ? ». Il acquiesça en souriant. En sortant de la cantine, il sifflotait. Plus qu’une après-midi ! La cour se remplissait de shorts rouges et de chaussures à crampons. Le tournoi interclasse… Il prit conscience de ce qu’il sifflait : La Victoire, en chantant, Nous ouvre la barrière La Liberté…. Le Chant du Départ ! Bien vu… Une silhouette se détacha de la demi-pénombre du hall. Des épaules carrées, une tignasse brune… La trompette guerrière A sonné l’heure des…. Le garçon avança. Deux mèches décolorées, un piercing brillèrent dans un visage de traviole. Escarpit s’étrangla sur « …combats… » Bourrin ! Qu’est-ce qu’il faisait là ? S’il y avait Bourrin, il devait y avoir aussi… Un mouvement dans son dos le fit tressaillir. Il se retourna. Un échalas en veste de cuir et un colosse au bermuda pendouillant de skateur le fixaient, goguenards. Rozik et Soufi. La fine fleur de la 3°13 ! Revenue pour le match ? Escarpit avala sa salive. Devant lui Bourrin souriait. Le sourire de Bourrin était quelque chose qu’on aurait préféré ne pas connaître. Il rappelait toujours à Escarpit une visite, à six ans, au musée des supplices de Montauban. Sa main d’enfant posée de force sur le métal glacé d’un siège à empaler hérissé de crampons. « Bonjour, Monsieur » disait Bourrin, d’une voix artificielle. Escarpit frémit. Bourrin le saluait? La politesse, chez Bourrin, était l’équivalent parlé de son sourire. Escarpit se força: « Bonjour, les gars! ». Il crut entendre : « Connard d’empaffé ! » et sursauta : « Quoi ? » On ne s’habitue pas à tout, quoiqu’on dise. Mais la bouche méprisante de Bourrin articulait. « Le cours de maths a été déplacé ? » « Oui, mais… » couina Escarpit. « On y sera, mec, on y sera ! » ricana Soufi. Rozik opina, hilare, en balançant un sac en plastique qui semblait lourd : « On va pas rater ça ! Votre dernière heure !» Et le trio sortit. Dans leur sillage, une drôle d’odeur. Les leaders de la 3°13 ! Une fille avait accusé Soufi de viol, puis s’était rétractée. L’assistante sociale avait mené l’enquête, mais devant la panique que manifestait la petite avait préféré laisser tomber. La gosse avait le cœur fragile, ceux qui faisaient pression sur elle la tueraient à petit feu bien avant d’être convaincus de quoi que ce soit. On soupçonnait Rozik d’avoir mis le feu chez lui deux fois. Certains élèves avaient vu briller une lame dans la botte de Bourrin. Ce qui était sûr, c’était que la troisième fois que la grand-mère qui l’avait élevée seule à force de ménages était tombée dans l’escalier, elle s’était cassé le col du fémur et qu’elle ne quittait plus le fauteuil roulant depuis. Elle était retombée une semaine après qu’on lui ait posé une prothèse, ça ne pardonne pas… Revenus pour le tournoi ? Une chose de sûre : aucun des trois n’était en tenue de sport. Mais cette odeur…. Escarpit poussa la porte de la salle des profs d’une main tremblante. « Tu veux un café ? » lui proposa Maurice. « Dis donc, tu es tout pâle. » Escarpit refusa d’un signe, s’affala sur un fauteuil. Quand son collègue partit arbitrer, il ferma les yeux. Deux heures à tirer. Autant réfléchir un peu. A quatre heures vingt, Escarpit, sacoche à la main, sortit, prêta l’oreille aux beuglements sportifs qui parvenaient de la cour et se dirigea vers la sortie de l’établissement. Personne dans le hall. Le bureau de la Vie Scolaire était fermé à clé comme il l’avait prévu, les surveillants encadraient le match. Il glissa sous la porte le relevé des absences signé de son nom: 3°13, 26/06/04, salle 113, 16h 20 : Aucun élève présent. Dans dix minutes, il serait chez lui. Il entendit les bottes avant d’avoir pu se redresser. « On y va ? » Soufi, adossé au mur, faisait sauter une clé dans sa main. Rozik arrivait sur sa droite. « Salle 113, comme d’habitude ? » souffla la voix froide de Bourrin sur sa nuque. Ils l’entraînaient au fond du couloir désert. Escarpit feinta, se baissa brusquement, essayant de se dégager. « Pas de ça ! » jappa Rozik, lui retournant violemment le bras et le poussant au fond de la salle. Une autre bourrade projeta le vieil homme dans le laboratoire attenant, un simple cagibi. Il trébucha, s’étala, sa tête heurtant le mur. Une botte vicieuse insistait sur ses côtes pour le retourner. « Qu’est-ce que vous voulez ? ». « Juste profiter…de ton dernier cours. » Soufi ouvrait sa braguette en ricanant. « Arrête » intervint Bourrin, un pied sur le cou d’Escarpit. « Tu sais ce qu’on a dit. Moi d’abord. » Escarpit étouffait. Il tenta : « Coups et blessures, vous savez ce que vous risquez ?» Bourrin eut son petit rire glacial. Il se pencha, un cutter remplaça le pied. « On va aller un peu plus loin que ça…Style meurtre, assassinat, homicide. Tu vois, nous les débiles de 3°13, on a du vocabulaire.» « La police ira direct chez vous », essaya Escarpit. « Pourquoi chez nous ? » « Vos noms sur le relevé ... » Bourrin, secoué d’un rire silencieux, tira de sa poche un papier, en fit une boulette qu’il envoya rouler sur le nez d’Escarpit.: « Quoi, le relevé? Relis-toi….Aucun élève présent… Merci pour l’alibi. » Il se releva. Une botte remplaça le cutter, pesant sur la trachée artère. « En fait, on va te suicider. ». Escarpit se débattit, à la limite de l’asphyxie et réussit à cracher, venimeux de désespoir: « Vous êtes peut-être très forts, mais vous manquez d’ambition. » « Ambition? » Il lui sembla que la botte mollissait. « Un vieux prof qui part à la retraite, quel intérêt ? Vous pourriez faire bien mieux. » Bourrin cracha : « Quoi, par exemple ? » « Séquestrer le maire, mettre le feu à la Préfecture…Quelque chose de spectaculaire… » « T’inquiète, cria Rozik, qui se mit à boxer l’air, l’incendie, c’est pour tout de suite! » « Ta gueule ! jeta Bourrin , c’est moi qui décide. » Mais Rozik l’écarta d’un poing sauvage jeté dans la figure qui l’envoya contre le mur, puis il saisit sous une table un bidon jaune, le brandit : «Cinq heures moins cinq, les keums, on se magne. » Et Rozik se mit à botter l’entrejambe d’Escarpit, que la douleur roula en boule, avant de l’arroser. D’un briquet trafiqué il fit jaillir une flamme énorme. « Fais gaffe ! » hurla Soufi, qui quitta le labo à reculons en tirant derière lui un Bourrin qui chancelait. « Regardez bien, je l’allume ! » exultait Rozik en lançant son brûlot. Il referma à la volée la porte du cagibi sur l’homme à terre qui se débattait, recula comme les autres au fond de la classe. Attendit, l’air extasié. Soufi gloussait nerveusement. Bourrin, encore groggy, reprenait son souffle péniblement. « Quelque chose ne va pas », pensa-t-il. Mais quoi ? Il n’y eut pas de hurlement. Pas de flamme, pas de fumée. Rien. Soufi arrêta de ricaner. Rozik jura, ouvrit la porte du labo à la volée. Les autres suivaient. Ils se regardèrent. Huit mètres carrés de labo et…personne ! « Où il est ? ». Ils avancèrent de deux pas. « C’est quoi, ça ? » demanda Soufi : au ras d’un bec Bunsen frémissait un peu de bleu …. Le jet froid qui vint leur doucher le dos les retourna d’un bloc. Bouche bée, ils prirent de plein fouet une autre giclée puante. A goût d’essence. Escarpit, un Escarpit pâle comme la mort, un homme aux yeux fous qu’ils reconnurent à peine, se tenait sur le seuil, derrière eux. Il levait une main où brillait un petit objet métallique. Rozik reconnut son briquet. « Nooon ! » « Si, oh, si, dit Escarpit en claquant sur eux la porte dans un éclat de rire dément. Après tout, cette essence, c’est la vôtre. Celle du bidon que vous avez caché à midi dans le labo, que j’ai remplacée à deux heures par de l’eau, mais… gardée. Au cas où. Au cas où j’aurais envie, après quarante ans d’esclavage, de fêter ma libération par un petit feu de joie… » En enjambant l’appui de la fenêtre, il cria : « Merci pour cette heure de cours, Messieurs. De loin la plus passionnante de toute ma carrière ! » La dernière sonnerie coïncida avec l’explosion. |
Depuis sa mise en ligne vous avez été 827 visiteurs à consulter cette page Vos commentairesA lire d'urgence en salle des profs ! M. Duru a le goût du suspense, de la chute à rebrousse poil, ça tombe bien, nous aussi. Reste plus qu'à attendre le recueil... Fan N°1 Le jeudi 28 Septembre 2006 Vos commentairesSobre et efficace Béatrice Le mercredi 4 Avril 2007 Vos commentairesBelle chute ! JPP jean-pierre.planque@wanadoo.fr Le dimanche 17 Avril 2011 Vos commentaires
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