Koko une nouvelle de Jean-Claude Renoux


Koko

par

JEAN-CLAUDE RENOUX

Adulte, on l’appelait le boudin. Enfant, c’était l’extra-terrestre ! Thérèse, c’était son prénom (il n’y avait guère que sa fille pour l’appeler ainsi), était née pour attirer les quolibets comme d’autres sont promis à être énarques, médecins ou avocats. Son père alcoolique qui ne disait pas trois mots de la journée, sa mère qui mettait un point d’honneur à dépuceler tous les boutonneux à vingt kilomètres à la ronde, un physique ingrat comme ça ne devrait pas être permis, on ne pouvait pas dire que la pauvre gosse avait été gâtée par la nature. Boudinée, il n’y avait pas d’autres mots. Son corps faisait bourrelets, partout, tellement que ça en était une misère : le ventre, les bras, les jambes, le cou, le front bombé, la bouille mafflue, joufflue, une bouche énorme aux lèvres épaisses, le nez épaté, des cheveux impossibles à coiffer, des touffes de crin rêche qui rebiquaient dans tous les sens. Jeune fille, on se l’arrachait dans les soirées : elle ne disait jamais non, elle était là pour ça, convaincue que jamais un homme ne pourrait aimer un boudin comme elle. Ça arrangeait bien les autres filles qui ne se sentaient pas obligées ou pressées de passer à la casserole.

Le jour où elle tomba enceinte, elle aurait été bien en peine de dire qui était le père. Elle avait beaucoup bu cette nuit-là, comme toujours, et dans le souvenir brumeux qu’évoquait pour elle cette orgie, ils étaient bien huit ou neuf à l’avoir sautée.
Quand elle sut qu’elle attendait un enfant, son comportement changea du tout au tout. Elle cessa de boire, n’eut plus jamais de rapports avec les hommes, déménagea pour la ville, et fit des ménages pour élever sa fille.
Sa fierté, son petit coin de ciel bleu dans la grisaille du quotidien, son petit printemps des soirs de blues, sa fille, Huguette, riait tout le temps. Guère plus belle que sa mère, elle attirait la tendresse autant que sa mère les moqueries. Elle était devenue institutrice puis directrice d’école. Ses collègues l’estimaient, les gosses l’adoraient, les parents d’élèves ne voyaient que par elle ; toujours un sourire pour consoler, un mot gentil pour rassurer.

Thérèse travaillait depuis huit ans dans la même entreprise, de minuit à six heures du matin. Un immeuble de verre de 12 étages dans un quartier en réhabilitation. Tous les jours, elle passait l’aspirateur sur la moquette des bureaux, donnait un coup de chiffon sur les plateaux et les PC, rangeait les dossiers, passait la serpillière dans les couloirs et les escaliers, et accordait un soin maniaque à la propreté des lavabos et des WC. Chaque jour, après le travail de routine, elle nettoyait de fond en comble 5 ou 6 bureaux différents, n’épargnant aucun meuble ni étagère.
Elle appréciait d’autant plus ce travail qu’elle était seule, ou peu s’en faut, et que cela lui laissait du temps dans la journée pour s’occuper des enfants d’Huguette.
Il y avait bien le vigile dans sa cage vitrée du rez-de-chaussée, un colosse rougeaud, genre ancien militaire, avec une moustache invraisemblable, une brosse dont les poils partaient dans tous les sens. À la moue qu’il avait faite la première fois qu’il avait vu Thérèse elle l’avait entendu penser : « pas baisable » ! Depuis, il ne bougeait plus de son fauteuil, devant les écrans video, à regarder des films de cul à longueur de nuit sans manifester aucune émotion. Jusqu’au jour où il s’écroula sur le bureau au beau milieu d’une scène de sodomie. Infarctus foudroyant !

Il y eut le black, Charlie ! Tout en muscle et en sourire, il fredonnait constamment quand il ne lui parlait pas. Plus une minute à elle, l’autre grand dadais la suivait partout, à lui raconter sa vie, comment il avait quitté les States pour échapper au Vietnam, la ségrégation dans le Sud, les gangs dans les ghettos du Nord, et le blues, le blues, le blues… N’allez pas croire que cela dérangeait Thérèse : la solitude, elle s’y était habituée et avait fini par se convaincre que cela lui convenait, mais Charlie c’était comme une musique rien que pour elle. Elle riait quand il la chahutait, et chaque fois qu’elle riait elle devenait la petite fille qu’elle n’avait jamais été et qu’elle aurait voulu être. Un vrai sorcier, ce type !
Ce qui l’intriguait, c’est d’être appelé coco. Une nuit, elle lui avait dit qu’elle préférait qu’il l’appelât Thérèse, comme sa fille, ou le boudin, comme tout le monde, parce que coco ça faisait œuf ou communiste. Il avait ri aux larmes, tellement qu’il lui fallut plusieurs minutes avant d’aligner plusieurs mots cohérents à la suite :
- Mais non, pas coco, c.o.c.o, mais Koko, K.o.k.o !
- Mais pourquoi ?
Il lui avait tapoté l’épaule en un geste qui lui était familier, lui avait souri, et lui avait dit :
- Il ne faut pas dire, mais écouter, c’est mieux, tu comprendras !

Le lendemain, il lui remit un CD. Elle sursauta : c’était elle, mais en black sur la photo de couverture !
- C’est Koko Taylor, elle aussi faisait des ménages à Chicago avant d’être découverte par Willie Dixon, qui la fit enregistrer par Leonard Chess.
Le boudin fit la moue :
- Moi tu sais, je préfère Piaf !
- Ecoute, et tu verras ! Cette négresse-là, c’est une Piaf à nous !

Un frisson parcourut le boudin. Tendue, elle écoutait la voix rauque qui lui nouait la gorge et des spasmes lui secouaient les tripes, elle sentit aussi la chaleur irradier son ventre.
- Putain, mais c’est quoi ça ?
La voix de Koko Taylor se cassait par moments, non pas comme si elle devenait éraillée, mais comme si il y avait une faille où tout ce qu’elle ne pouvait dire déferlait : les fillettes noires à peine pubères que les grands frères vendaient pour quelques cents aux gamins blancs de la ferme à côté, les prostituées noires de Chicago, de New-York ou de Détroit, qui vendaient leur sac à foutre par dégoût d’elles-mêmes, dégoût d’entendre leur mère dire, du temps où elles ramassaient le coton, qu’il est moins fatigant de travailler couchées que debout, dégoût de voir le père regarder ailleurs pendant que le blanc parlait, et dire oui missié patron, oui missié patron. Les images se bousculaient, les corps de trois noirs pendus pendant que la foule des blancs pique-niquait sous l’arbre pour fêter ça, le père qui sortait boire lorsque le propriétaire blanc rendait visite à sa femme ou à sa fille et, bourré aux mauvais alcools, frappait la femme ou violait la fille à son retour !
C’était donc ça, une manière de relever la tête, de regarder droit dans les yeux le blanc, l’homme…

Elle fit écouter le CD à Huguette et lui demanda de traduire :
- Ce n’est pas facile, elle a un accent et des expressions qui ne sont pas de l’anglais tel que je l’ai appris, mais je veux bien essayer.
Le boudin secoua la tête :
- Tu sais je crois que c’est mieux de ne pas savoir vraiment, je préfère deviner. Même si je ne comprends pas, il faut que ça me parle à moi ! Tu comprends ?
- Bien sûr que je comprends, Thérèse !
Huguette avait acheté les CD de Koko Taylor sur un site Internet, et même le DVD qu’avait réalisé Martin Scorsese, « God fathers and Sons » de Marc Levin. Thérèse l’écouta jusqu’à en connaître chaque plan, et à chaque fois que Koko apparaissait, c’était le même frisson, la même révélation que la black régurgitait l’essentiel aux changements de voix. Elle se passait les CD en boucle jusqu’à ce que les enfants d’Huguette protestent.

Le jour où elle rendit le CD à Charlie, elle lui dit :
- Tu sais ta Koko Taylor…
- Ça ne t’a pas plu ?
- Elle ne passera jamais à Stars Academy !
La voix du boudin monta des tripes, une voix de gorge :

Save me save me save me babe,
Save me save me save me dear,
Whoa I don't know just how we made it
But I'm so glad our love is here
But I'm so glad our love is here
But I'm so glad our love is here...

Le black lui avait tapoté l’épaule, lui avait souri :
- Tu as tout compris, et toutes les femmes sont belles !

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Vos commentaires

tu bé d'trop!!!
écrevisse
écrevisse@piche.fr
Le samedi 14 Janvier 2006

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