Adrénaline une nouvelle de Alain Emery


Adrénaline

par

ALAIN EMERY




Hier, j’ai failli attraper la mort. A bras le corps, juste pour en saisir l’essence. Je suis resté toute la nuit sous la pluie battante, sans bouger, jusqu’à ne plus sentir mes épaules ni mes reins. J’aurais pu m’abriter, sans doute, interrompre l’expérience, mais la curiosité était la plus forte. Je réalise soudain à quel point ce geste peut sembler stupide. Mais que voulez-vous, il faut bien que j’occupe mes nuits.
Le jour, c’est différent, je m’en tire plutôt bien. L’habitude, teintée d’instinct, suffit à donner le change. Je n’ingurgite que du café – des litres et des litres – de l’alcool et quelques poignées de ces délicieuses pilules bleues euphorisantes que mon médecin a fini par accepter de me prescrire. Et surtout, je ne mange pas. Devoir mâcher de la viande morte me répugne alors qu’étrangement, mordre dans de la chair crue, palpitante, n’en finit plus de me fasciner, ces derniers temps. Sans doute est-ce un peu déroutant et c’est pourquoi j’ai préféré n’en parler à personne. D’ailleurs, le jour, je ne parle à personne. Je me livre à la pantomime autorisée, sourires commerciaux, salutations distinguées et, le reste du temps, je traverse les gens sans les voir. Leur inconsistance ne me surprend même plus.
Et la nuit – toutes les nuits sans exception – je reviens me poster sous sa fenêtre. A heure fixe. Et croyez-moi, rien n’est plus reposant qu’une vie dépourvue d’imprévu, soumise aux seuls engrenages parfaits de la monotonie. J’ai pourtant beaucoup aimé l’imprévu.
Mais c’était avant.
Avant que je ne vienne, à la faveur du crépuscule, me poster sous sa fenêtre, cette nouvelle fenêtre derrière laquelle, paraît-il, elle file le parfait amour. C’est du moins ce qu’elle affirme aux amis, aux parents, aux proches, et avec une telle véhémence que je commence à croire qu’elle cherche à s’en convaincre.
J’ai eu le temps d’y songer. Je n’ai pas dormi depuis dix-sept nuits. Dix sept nuits blanches, vous rendez-vous compte ?
J’ai assisté à mon inexorable métamorphose. J’ai vu mon corps et mon esprit s’engourdir, s’envelopper d’un voile opaque mais léger, au travers duquel rien ne parvient plus à vous toucher. Et surtout, j’ai bien senti que l’adrénaline, irrépressible, violente, prenait – si j’ose dire – possession des lieux.
Il faut être honnête, je crois bien que je ne suis plus le même homme, depuis qu’elle m’a quitté. Parce qu’elle m’a quitté, j’en conviens, désormais. Pour éviter toute équivoque, elle m’a même laissé un mot en partant. Deux, en fait. « Pauvre type » écrit en rouge à lèvres sur le miroir de la salle de bains. C’était bien son écriture. C’était bien son style aussi.
Je crois qu’à force j’aurais fini par m’y faire. Oui, je crois qu’avec le temps j’aurais renoncé. Si je ne les avais pas aperçus à la fenêtre, ce soir.
Ils étaient collés au carreau, tous les deux, fondus en une seule et même silhouette, compacte, intime. Obscène. J’ai tout de suite su qu’ils m’observaient. Comme j’ai senti qu’ils désapprouvaient ma conduite.
Et puis, brusquement, l’ombre s’est scindée en deux. Elle est restée seule, à l’abri de cette vitre épaisse, et lui a disparu. Je ne suis pas un imbécile. J’ai bien compris qu’il venait à ma rencontre et qu’il avait bien en tête de me chasser de là.
J’étais comme la mer à l’étal, ample et puissant, quand il s’est approché. Il avait l’air furibard mais je n’ai pas bougé. Je crois sincèrement qu’il avait peur, oui, peur qu’elle ne dévale l’escalier pour se jeter finalement dans mes bras.
Quand il s’est trouvé assez près, j’ai lu dans son œil qu’il se méfiait. Qu’il s’attendait à me voir sortir de sous mon manteau un couteau, un revolver. Il a eu l’air très surpris quand je lui ai sauté au cou. Vous savez, à cet endroit fragile, offert, où bat la carotide. C’est mal, je sais, mais ce n’est pas ma faute.
Depuis le temps que j’avais envie de mordre dans de la viande crue…
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