La Clairiere Aux Oiseaux. une nouvelle de Christian Bourrier


La Clairiere Aux Oiseaux.

par

CHRISTIAN BOURRIER

C'était un dimanche matin. Il faisait encore sombre au dehors. Jour de grisaille encore... Journée maussade, sans une ride à la surface de l'air. Mois de septembre orageux et poisseux, marquant déjà la fin de l'été et le début de l'hiver, d'un hiver monotone et précoce annoncé par un automne amer...
Il termina son repas matinal et se dirigea vers la salle d'eau pourvue d'une baignoire sabot défectueuse et d'un lavabo bouché. Il se regarda dans le miroir brisé dont le tain avait, par endroits, disparu...
Il avait le visage blafard, les cheveux hirsutes, la barbe mal rasée...
Six ans déjà qu'Agnès l'avait quitté. Six ans qu'il ne survivait qu'au travers de ses souvenirs... Depuis, il passait le plus noir de son temps cloîtré dans cet appartement sordide, tournant autour de lui-même comme s'il cherchait à s'éviter !
Hypernerveux, bourré de tics et insomniaque, il avait appris tout simplement à se détester, à penser et à vivre dans la peau d'un autre, comme s'il n'existait plus. Plus rien, désormais, ne pouvait l'atteindre ou l'émouvoir: Ni la perte de son emploi ou de ses cheveux, ni la menace d' expulsion que son propriétaire faisait peser sur lui...
Toutes ces choses matérielles ne lui évoquaient plus rien de dramatique. Les maisons n' ont pas d'âme, affirmait-il. Ce sont les gens vivant entre leurs murs, qui en ont une...
Exceptionnellement, ce matin là, il eut envie de se raser de près, de se coiffer et de s' habiller correctement, pour aller faire un tour à pied. Il ne faisait pas beau mais au moins, il ne pleuvait pas! A quelques pas de son domicile, se trouvait un petit parc au charme désuet en lisière de forêt. Les pelouses étaient tondues, les graviers blancs crissaient sous les pas, les arbres géants protégeaient aussi bien du soleil que des intempéries et l' agitation des oiseaux rappelaient la forêt tropicale...
Il se persuada que l' endroit était idéal pour passer la journée à rêvasser de tout et de rien, à profiter de ces instants fragiles qu'on nomme liberté...
Au centre d' une clairière, on avait installé pour le public, deux bancs dos à dos. A travers les branches, Ernest les rejoignit et s'y installa pour se livrer tranquillement à l'observation de la nature... Il vit, en s'approchant, un homme qui occupait déjà l'un des bancs. Lui aussi, semblait intrigué par ce qu'il voyait et entendait. En tout cas, il se tenait immobile et silencieux, avec sa chevelure en broussaille et une barbe de trois ou quatre jours. Ernest n'osait pas le déranger, hésitait à venir s'asseoir de l'autre côté du banc occupé...
Lorsque deux personnes étrangères l'une à l'autre se retrouvent devant cette situation, celle qui arrive en second éprouve toujours une gène. On a l'impression désagréable de percer la bulle de l'autre, de lui voler son espace, de violer son intimité, en particulier si l'endroit est désert et à l'abri des regards.
Mais alors qu'il allait rebrousser chemin, il s'aperçut qu'il connaissait parfaitement bien cette personne sans expression distincte, qui le regardait sans le voir...
Cet homme voûté au costume râpé et mal taillé, avait exactement le même visage, les même tics que lui! Etait-ce une émanation, un produit de son imagination? Lui qui, depuis tant d'années, cherchait à s'éviter, était parvenu au hasard d'un sous-bois, à se rencontrer, à se voir lui-même comme il se voyait chaque matin dans son miroir brisé !
Car maintenant, il était sûr de ce qu'il avait devant les yeux...
Cet homme, c'était lui !
Pour s' en convaincre, il entra en contact en lui posant une question toute simple...
- Bonjour Ernest, ça ne vous dérange pas si je m'assois sur ce banc ?
- Comment savez-vous que je m'appelle Ernest ? répondit Ernest d'un ton hargneux. Le piège avait fonctionné. C'était bien lui !
" Comment pouvais-je savoir que cet homme était moi alors qu'il ne savait pas que j'étais lui ? " pensa Ernest.
- Savez-vous qui vous êtes ? poursuivit-il.
- Je viens de vous le dire! Voulez-vous me laisser tranquille ?
- Savez-vous que je m'appelle Ernest, moi aussi ? insista Ernest.
- Belle coïncidence, en effet... Mais vous perdez votre temps, je ne suis pas de ce bord là. Je n'aime que les femmes.
- Agnès, par exemple ? tenta Ernest.
- Agnès ? Comment la connaissez-vous ? Etes-vous de la police privée?
- Nullement, rassurez-vous. Je suis simplement intrigué par votre présence...
- Ma présence ? Qu'a-t-elle donc, ma présence ? Elle vous dérange ? Vous seriez un peu gonflé de me dire ça !
- Non! Elle m'intrigue... Elle m'intrigue beaucoup car vous êtes là alors que vous devriez être ici, à ma place !
Mais enfin Monsieur, je suis très bien là où je suis ! Laissez-moi donc m'asseoir où je veux. C'est vous qui devriez être ailleurs !
- Ce n'est pas une question d'endroit, c'est une question de situation de personne. Chaque personne possède une situation et la vôtre n'est pas là où elle devrait être...
- Je ne vois pas ce que vous voulez dire. C'est incompréhensible... Et comment connaissez-vous Agnès ?
- Agnès m'a quitté il y a six ans, répondit Ernest, comme s'il se confiait à un autre.
- Agnès m'a quitté il y a six ans également...
- Drôle de coïncidence ! Ne trouvez-vous pas ? insista Ernest.
- Ceci ne me regarde pas et je ne crois pas aux coïncidences ! On peut en rencontrer à tous les coins de rues...
- Et même au coin d' un bois ! surenchérit Ernest.
Un long silence s'établit... Il ne parvenait pas à se faire comprendre qu'il avait à faire à lui-même... Il n'aurait jamais imaginé qu'un monologue puisse à ce point ressembler à un dialogue ! Il est vrai qu'en réalité, il semblait s'agir d'une conversation entre un moi et son double. Mais où était le double, où se trouvait le moi ? Et si ce double n'était pas son moi, n'était-il pas une représentation physique du ça, du sur-moi ou autre chose encore ? Il y avait de quoi se perdre, dans ce dédale psychanalytique !
Il savait qu'il se détestait mais il n'avait nullement envisagé qu' un jour il pourrait à ce point s'ignorer, alors qu'il avait enfin l'occasion unique de se voir en face! Il lui sembla curieux, d'autre part, qu'une partie de lui-même se reconnaisse tandis que l'autre s'y refusait.
"Etait-ce parce que je venais de me raser la barbe, songea-t-il, et que l'autre moi, n' y tenant pas, montrait sa désapprobation en feignant de ne pas me reconnaître. Il est vrai qu'il existe toujours en soi, deux parties adverses, dont l'une décide au détriment de l'autre..."
- Allez-vous rester longtemps ici ? s'impatienta l'autre Ernest.
- Aussi longtemps que vous y resterez... répondit tout de go Ernest.
- Bien ! Vous intéressez-vous aux oiseaux ?
- Je les adore... affirma Ernest sans grande conviction.
- Et moi je les déteste ! Bon vent Monsieur ! trancha t-il en se levant.
- Attendez, ne partez pas si vite, je les déteste aussi ! corrigea Ernest.
- Alors, dans ce cas, taisez-vous et écoutez-les ! sinon, partez vous-même !
- C'est impossible ! Nous ne sommes qu'un, vous et moi... N'avez-vous pas remarqué à quel point nous nous ressemblons ? Nous ne sommes qu'un seul et même personnage...
Après un moment d'observation, l'autre Ernest acquiesça.
- C'est vrai, vous m'agacez tellement que je n'avais pas remarqué ce détail... C'est incroyable, en effet ! Si je vous décoiffe les cheveux et vous place visuellement une barbe...
- Etonnant, n'est-ce pas ?
- Epoustouflant ! admit l'autre Ernest. Comment est-ce possible ?
- Je suis vous et vous êtes moi, tout simplement... Nous occupons deux places différentes dans l'espace mais nous sommes le même Ernest. Le grain de beauté que vous avez là, je l'ai aussi; les nombreux tics qui vous gênent, je les ai aussi.
- C'est absolument exact... Puis-je vous toucher, Ernest, simplement pour savoir si vous existez ?
- Pas de problème, nous sommes de la même chair...
Chacun parvint, peu à peu, à persuader l'autre de l'authenticité de cette découverte. Ils étaient rigoureusement identiques, fumaient les mêmes cigarettes, avaient fréquenté la même fille disparue depuis six années et chacun la regrettait amèrement. Et ils finirent par conclure que cette vie de calvaire était bien la même pour les deux...
- Allons, nous devrions rentrer chez nous, il se fait tard.
- Je vais rester un moment, fit Ernest, pensif...
- Comme tu voudras... Alors, à bientôt, à la clairière ou peut-être au café du roi où je vais jouer aux échecs de temps à autre.
- Cela m'arrive aussi. Salut Ernest !
Quand Ernest eut quitté Ernest, il eut soudain un doute... Comment un seul homme pouvait-il posséder deux vies différentes, comment peut-on à la fois rentrer chez soi et rester au même endroit ? Tout à coup, il prit peur ! Qui était cet homme ? Est-ce moi qui rentre à la maison ? Vais-je devoir me côtoyer tout le temps ou est-ce que des chemins différents nous séparent? Cet homme me ressemble mais comment peut-il être moi et moi être lui ? C'est absurde ! c'est effrayant !
Ernest se rendit au café seul... Tandis que s'égrenaient les heures sur la pendule du mur d'en face, le café se vidait. Vers vingt-trois heures, la sonnerie du téléphone retentit sur le bar.
- C'est pour toi Ernest, fit le patron du bistrot.
- Allo, Ernest, c'est moi, Ernest. Je savais que tu étais là. Du moins, je le supposais... Je suis sûr que tu ne peux pas être moi, tu es un autre ! sais-tu pourquoi ? Je n' ai pas de rasoir électrique!
Il eut l'air soulagé et il raccrocha, sans rien ajouter.
- Ernest ! attends ! Je le savais aussi...
- Ca va Ernest ? s' inquiéta le patron.
Il répondit d'un signe de tête, régla l'addition et s'engouffra rapidement dans les rues de la ville, repensant à tous ces événements sans précédent...
Comme dans un cauchemar, il aperçut le visage, la silhouette d'Agnès, sa fiancée. Elle riait aux éclats ! Il vit ensuite une arme blanche... C'était un couteau, celui de la cuisine ! Il poussa un cri et se releva d'un bond de son fauteuil. Agnès ! Elle était morte ! Il l'avait tuée... d'un coup de couteau... il ne pouvait l'oublier.
Depuis, sa propre vie n' avait plus d' importance... Il ne se considérait plus comme un être humain. Même Rex, le berger Allemand du voisin, avait plus d'humanité que lui ! Alors, il repensa à son double, l'autre Ernest, qui est lui sans être lui, qui est un autre sans être un autre. Qui était-il ? Il avait également connu Agnès ! Comment était-il possible qu'une femme ait fréquenté deux hommes identiques ? Ces questions arrivent trop tard. Seule Agnès aurait su y répondre...
Vers cinq heures du matin, à bout de nerf et de force, Ernest s'assoupit et se laissa emporter par un sommeil lourd.
Le lendemain matin, la ville était dans le brouillard. A la première heure, il se rendit au café du roi, dans l'espoir d'y retrouver Ernest. Il l'eût attendu toute la journée mais ce fut inutile. Il était là, seul devant une tasse de café, le regard flou, hypnotisé par la cuillère qui tournait sans cesse entre ses doigts...
Ernest approcha lentement, comme s'il craignait de troubler sa paix intérieure et s'installa silencieusement, face à lui.
- Salut Ernest, je ne te dérange pas ?
- Tu es déjà là ? Je ne t'attendais pas si tôt...
Une terrible gène s' était installée entre les deux Ernest. Ils n' osaient entreprendre une conversation... Chacun savait qu'un mystère inconcevable existait entre eux !
- As-tu bien dormi ? tenta Ernest.
- Je n'ai pas fermé l'oeil de la nuit ! Veux-tu un café ?
- Je veux bien. Je n'ai pris que deux heures de repos ! J'ai fait des rêves bizarres, des cauchemars... Je me demandais si...
- Si nous étions bien deux êtres différents ? Il n' y a plus aucun doute là-dessus, tu le sais bien: Nous n'avons pas la même adresse et je n'ai pas de rasoir électrique...
- Il ne s'agit pas de cela, Ernest. Cette histoire de similitude n' était qu'un délire d' enfant ! L'ambiance de ce sous-bois nous a rendu ivres et nous avons joué le jeu. C' était amusant mais en fait..
- Qu'y a-t-il ? Nous avons le même prénom et nous nous ressemblons plus que deux gouttes d'eau. Nous sommes des sosies qui se sont rencontrés par hasard.
- Maintenant, il y a autre chose ! Agnès !
- Agnès ? Je suis sûr que tu as inventé ce prénom par hasard. Tu es tombé pile dessus et tu en as profité pour mettre du piment dans notre étrange rencontre. Peux-tu me donner son nom de famille et sa profession ?
- Evidemment, elle était journaliste...
- Et son nom ?
- Toi d'abord, je veux vérifier de mon côté !
- D'accord, inscrivons son nom sur un bout de papier et regardons après.
Il le firent et constatèrent aussitôt qu'il ne s'agissait pas du même nom...
- Duchamp et Duverger, ce n'est tout de même pas la même chose ! D'ailleurs, elle n'était pas journaliste mais photographe de mode, appuya Ernest.
- C' est vrai ! Et pourtant je suis sûr qu'il s' agit de la même personne. Hier, dans le jardin, nous en avons fait la même description physique et caractérielle.
- Tout cela ne pourrait être que hasard ! Il nous faudrait des preuves ! Et en fait, ce qui nous intéresse est de savoir pourquoi nous nous ressemblons et je pense qu'Agnès peut nous fournir la réponse !
- C' est possible... Il faudrait la retrouver, faire une enquête...
Le café s' animait. Il était neuf heures du matin. Cela sentait bon le croissant, la baguette, le café et le chocolat chaud. La brume persistait au dehors et les passants pressés se croisaient, se bousculaient, s' activaient sur le trottoir...
- Je vais devoir t'avouer quelque chose, Ernest ! Agnès ne m'a pas quitté, elle ne t'a jamais laissé tombé, comme tu le crois... Agnès est morte !
- Morte ? Que me racontes-tu ? Ce n'est pas possible !
Quelques habitués venaient au bar consommer de la bière, rire et discuter de tout et de rien. D'autres buvaient à en perdre la tête, passant de tournée en tournée, parlant fort et bousculant leurs voisins par des gestes lourds... Quelques joueurs d'échecs, retirés vers le fond de la salle, cherchaient à se concentrer sur leur partie. Les heures passaient... Les rois Tombèrent les uns après les autres. Quelques beaux mats vinrent conclure de judicieuses combinaisons. Le temps gris fit place à une pluie fine et insistante. La rue était maintenant encombrée de parapluies portés par des gens au regard sombre, d'automobiles alignées dans un tumulte d'avertisseurs sonores et d' énormes camions garés en double file, livrant en vitesse diverses marchandises...
Ernest avait tout raconté à son ami Ernest. Il lui avait avoué toute la vérité et se sentait libéré d'un énorme poids trop longtemps porté. Il lui avait expliqué comment il avait tué Agnès, de quelle manière il s'était débarrassé du corps en le portant jusqu'au parc floral et l'avait enseveli durant la nuit, en un lieu secret et isolé.
- Toi, Ernest, tu as fait tout cela ? C'est inimaginable !
- Je sais... Voilà pourquoi, depuis six ans, je ne dors plus la nuit et je m'ennuie le jour... Je suis en guerre avec ma conscience, j'évite les miroirs qui trahissent mon image.
- Je comprends... Il se peut que j'aurais agi pareillement... Nos personnalités se ressemblent aussi... Je ne sais quoi te dire. C'est horrible ! Vraiment !
- Garderas-tu le secret ?
- Il ne peut en être autrement. Nous sommes totalement liés par notre incroyable ressemblance ! Tu pourrais me tuer et prendre ma place sans que personne ne s'en aperçoive.
- Je n' y avait guère songé mais c' est en effet une bonne raison de te taire. De plus, un criminel est un criminel ! Qu'il ait tué une ou dix personnes, il n' a plus rien à perdre puisqu'il a déjà tout perdu ! J'ai perdu une femme que j'aimais, j'ai perdu ma raison d'exister, je me suis perdu moi-même et je viens de perdre un ami...
- Non, Ernest, je suis toujours là ! Tu peux encore compter sur moi. A présent, on ne peux plus se lâcher... Encore hier, nous avons cru être la même personne se rencontrant au détour d'un jardin ! Nous n' étions peut être pas si loin de la vérité...
Bien qu'il cherchait à le cacher, l'ami d'Ernest avait une peine énorme. Il avait toujours pensé qu'Agnès l'avait quitté et n'était pas revenue mais jamais il ne l'avait crue morte. Il proposa à Ernest un tour dans le parc floral, du côté des bancs de la clairière, où Agnès était enterrée, pour s' y recueillir...
- Si tu veux, fit Ernest. Nous pouvons y aller... C' est d' ailleurs pour cette raison que j' y retourne chaque dimanche et m'installe sur le banc, à l'endroit où je t'ai rencontré. Et c'est pourquoi j'ai vraiment cru que c'était déjà moi-même qui s' y trouvait ! Ce fut une vision hallucinante...
La pluie avait cessé de tomber et un petit rayon de lumière fit son apparition entre les arbres de la forêt. Les bancs jumelés étaient couverts de fientes d'oiseaux séchées, à moitié lavées par la récente averse. Ne pouvant s' y asseoir, ils restèrent debout, côte à côte, la tête baissée en direction du corps invisible puis, sans se regarder, décidèrent au même instant de s'asseoir sur la terre mouillée humide, dans une posture méditative...
Après quelques minutes, Ernest prit la parole. Il tremblait... Sa voix n'était qu'un chuchotement grave, à peine audible, comme s'il voulait respecter le silence empli de quelques chants d'oiseaux.
- Sais-tu à quoi je pense, Ernest ?
Son ami ne répondit pas. Toute l'expression de son regard était à l'intérieur de ses yeux sombres et mouillés.
- Là, sous la terre, se trouve peut-être le secret de notre passé, de notre identité...
Cette phrase fit sursauter Ernest.
- Que dis-tu ? Quel secret ?
- Souviens-toi, Ernest. Reviens à la réalité ! Le sac à main d' Agnès est ici, à nos pieds. Il s' y trouve aussi une petite valise carrée, contenant ses affaires personnelles de voyage. Pour ne laisser aucune trace, j'avais tout enseveli au même endroit...
- Oui, mais nous ne pouvons pas faire ça ! C'est ignoble ! que veux-tu trouver maintenant, après six années ?
- C' est dans notre intérêt, répondit gravement et presque solennellement Ernest.
La scène était surréaliste: Deux individus semblables étaient en présence... L'un incarnait le bien, l'autre le mal, chacun d'eux l'ayant ressenti, sachant que le mal allait finalement triompher et que si les pôles avaient été inversés, ça n'aurait rien changé.
- C'est curieux... fit l'ami d' Ernest. Seul, je n'étais rien qu'un chômeur désespéré et depuis que je te connais, j' ai l'impression d'avoir vécu deux vies, d'avoir deux passés et d'être quelqu'un d' extraordinaire !
- Ca pourrait être le cas... Cela dépend de ce que nous allons découvrir sous terre. J'ai tout à coup un drôle de pressentiment...
- Je ne sais pas s'il s'agit du même mais j'éprouve comme un malaise, moi aussi. J'ai peur de ce qui nous attend dans cette fosse. J'ai réellement peur !
- Que peut-il nous arriver si nous creusons ? Je pense qu'il n' y a rien à craindre... fit Ernest, d'un ton qui se voulait rassurant.
- C' est la vérité qui m'obsède ! Cette vérité que j'aimerais ne pas connaître et qui devrait pourtant nous conduire à la délivrance.
- Surtout à celle de nos âmes, ajouta Ernest.
- Si tu es d'accord, nous pourrions venir creuser cette nuit. J'espère que tout se passera bien et que nous repartirons la tête haute et plus joyeux qu'à l' accoutumée...
- J'en suis presque sûr... conclut Ernest.
Ils revinrent à leur domicile, firent un brin de toilette et de ménage, prirent un repas rapide et léger et se retrouvèrent le soir même à l' endroit prévu, sous les coups de minuit. Ernest avait emporté une pelle américaine et Ernest s' était muni d'une pelle également américaine et d'une lampe électrique portable.
Sans mot dire, avec des gestes lents, ils commencèrent, non sans quelque dégoût, à creuser le sol détrempé. De petits animaux craintifs détalèrent, une chouette se mit à hululer, les arbres craquaient... La forêt vivait !
Tout leur semblait vivant mais, sous leurs pieds, la mort les attendait...
Après une heure de déblaiement, le squelette apparaissait presque entièrement. Les sacs se trouvaient en dessous, il en restait encore quelques lambeaux. Ils furent délicatement retirés et placés dans des cornets de plastique. Le trou fut rapidement rebouché et les objets furent emportés chez Ernest.
- Et voilà, tout s'est bien passé ! Il n'y avait pas de quoi trembler comme une feuille ! lança Ernest.
- J'espère que nous n'aurons pas commis inutilement cet acte misérable... susurra, blanc comme un linceul, son complice.
- Il ne faut pas avoir de remords, nous ne pouvons pas rester dans l'ignorance toute notre vie. Ce que nous avons fait est indigne mais il le fallait, même si nous sommes sur la mauvaise piste !
Tout en parlant, Ernest se mis en devoir de défaire précautionneusement les paquets. Le cuir était très abîmé mais il n'avait pas été totalement digéré par la moisissure. Il était seulement rongé par endroits et avait résisté à la décomposition. Les sacs furent ouverts. A l'intérieur du sac de voyage, les affaires de toilette étaient partiellement intactes mais les vêtements pourrissaient déjà et tout cela n'avait pas beaucoup d'intérêt. Le sac à main recelait par contre de meilleures surprises... Ils y découvrirent un portefeuille bourré de billets en assez bon état et quelques pièces de monnaie.
- Tu es un criminel honnête ! constata Ernest.
- Je ne suis pas un voleur ! Ces gens là me dégoûtent !
Ils poursuivirent leurs investigations et convinrent qu'il s'agissait bien d'Agnès Duverger. Le nom apparaissait fort bien sur la carte d'identité et la photo était impeccablement conservée.
- Continuons... suggéra Ernest, imperturbable.
Il y avait des petites fiches, des notes, des papiers froissés, du tabac, des allumettes, des lunettes de soleil, un carnet de chèques, des préservatifs, de la colle à papier, un tube d'aspirine, un permis de conduire, une carte de membre d'un club de golf, du rouge à lèvres et du vernis à ongles, des articles de journaux découpés, un carnet d'adresses illisible...
- Il ne se trouve rien qui mérite l'attention, là dedans ! bougonna Ernest entre ses dents mal taillées.
- Attends ! Regardes ça ! Des photos ! Protégées par du plastique !
- Mais c'est moi ici, tu ne vois pas ?
- Cela pourrait aussi bien être moi...
- Et là ! C'est toi ou c'est moi ?
- Je ne sais pas...
- Voilà Agnès qui prend son bain. C'est moi qui ai pris cette photo, assura Ernest.
- Très intéressant ! Dommage qu'il y ait tant de mousse...
Soudain, ils restèrent en arrêt devant une photo très particulière: On y voyait de nombreux personnages, pour la plupart militaires et l'on pouvait reconnaître Agnès, très jeune, riant aux éclats en regardant l'objectif. Sur une autre image en noir et blanc, ce fut le choc ! Les deux Ernest, encore petits garçons, se tenaient debout, de part et d'autre d'un homme chauve en blouse blanche qui leur tenait la main !
- Ca alors ! Nous serions donc des frères jumeaux...
- Je veux bien l'admettre mais que faisons-nous dans cet hôpital ?
- Et pourquoi avons-nous le même prénom alors que c'est le seul détail qui permettrait de nous identifier ? Et cet homme chauve ! Qui est-il ?
- Poursuivons, Ernest. Regarde ça ! Il est en compagnie d'Agnès, maintenant... Et ici, c'est encore nous, un peu plus grands !
-Ecoute ceci, mon vieux ! Une phrase est inscrite au dos de la photo: " Mon cher Alfred, le clonage est parfaitement réussi. Je vais suivre tes conseils en ce qui concerne le lavage des cerveaux. N'oublie pas la loi du feu ! "
- Incroyable ! Des clones qui ont été séparés et dont le cerveau a été lessivé... Voilà pourquoi notre enfance est perdue dans le brouillard.
- Quelle abomination! lança Ernest, en s'écroulant dans son fauteuil. Je ne savais même pas que cela existait... Je pensais que c'était du domaine de la science fiction !
- Inutile d'en savoir davantage. Nous ne sommes que des animaux de laboratoire, des sujets d'expérience, de simples éléments nés d'une éprouvette, dont le passé a été en partie effacé. Nous avons ensuite été confiés à des organismes publics et nous nous sommes retrouvés par hasard dans cette ville, après trente ans de séparation.
- Jolie destinée... On peut dire que nous sommes des êtres hors du commun !
- Nous sommes surtout hors du monde, hors de l'humanité ! Quel rapport avec le genre humain peuvent avoir deux produits artificiels dont l'un est le duplicata de l'autre? Nous sommes plus proches l'un de l'autre que ne le sont deux fourmis où deux termites !
- Justement, la différence est que nous sommes des hommes qui, de ce fait, n'obéissent qu'à eux-mêmes ! Notre cerveau se distingue de n' importe quel autre et le mien se distingue du tien pareillement... N' ayant pas le même vécu, nous n'avons plus tout à fait le même cerveau ! J'irais même jusqu'à penser que c'est à partir de cela que l'expérience prend toute son importance: Les clones ne restent des clones que s'ils ne se séparent jamais et subissent une éducation quasi militaire ! Dans notre cas, la nature a repris ses droits! scanda Ernest avec un aplomb parfaitement maîtrisé.
- C' est vrai, tu as raison, acquiesça le clone d' Ernest.
Il se mirent à réfléchir un long moment sur ces dernières paroles, revoyant en fondu enchaîné toutes les dernières images de leur passé, mélangeant successivement les scènes anciennes ou récentes, tendres ou dramatiques.
Le jour se levait... Un petit rayon de soleil entra dans la pièce, éclairant comme par magie les photographies déposées pêle-mêle sur la table. Un léger bruit de pas se fit entendre dans l'escalier de bois, puis trois coups brefs furent frappés sur la porte d'entrée... Tirés soudainement de leur nonchalante rêverie, ils réalisèrent avec angoisse qu'il était impossible d' ouvrir la porte en de pareilles conditions. " Qui pouvait bien frapper à cette heure matinale ? Les voisins ? " se demandèrent-ils en se regardant mutuellement.
" Les flics ! " pensa Ernest.
Ils restèrent silencieux tandis que les coups répétés retentissaient à nouveau avec insistance... Ils s' interrogèrent du regard, sans bouger, sans un souffle, cherchant une solution. Que ce fût important, urgent ou grave, il fallait, en priorité, débarrasser tout ce qui traînait sur la table !
- Qui est là ? lança tout de go Ernest, d'une voix qui se voulait mal réveillée.
- Une amie... répondit une faible intonation, derrière la porte.
- Un instant, s' il vous plaît !
En quelques secondes, tout fut rangé dans les sacs de plastique, la terre et les bestioles furent nettoyées, l'autre Ernest se retira dans un coin de la cuisine et attendit sans bruit... Ernest se mit en pyjama et alla ouvrir.
- Excusez-moi, je vous ai réveillé.
- Ce n'est pas grave... Que voulez-vous ?
- Je... je peux entrer, s' il te plaît ?
- Mais enfin, qui êtes-vous ?
- La femme se précipita dans les bras d'Ernest et le serra fortement... A ce moment, il reconnut le parfum qu'elle portait et eut un horrible geste de recul !
- Agnès ? Mais tu es... Ce n'est pas possible !
Il frissonna, tous ses poils et ses cheveux étaient dressés, ses yeux lui sortaient de la tête.
- Tu n'es pas Agnès ! insista-t-il, en la dévisageant.
- Mais si... fit-elle en souriant.
- C'est impossible, puisque tu es morte ! Morte depuis six ans !
- Mais non voyons... J'étais seulement partie pour un long voyage et... Pardonne-moi, Ernest. Tu t' es inquiété ! J'aurais dû t' écrire. Je suis désolée. Je...
A son tour, Ernest fondit dans les bras d' Agnès, sans s'en rendre compte.
- Enfin, Agnès ! Je t'ai tué ! Il y a six ans ! Je n'ai tout de même pas rêvé à tout cela ! Tu ne peux pas être Agnès !
Il eut un second geste de recul. Il était en proie à la terreur. Jamais il n'avait éprouvé une telle sensation de dégoût ! Il revit le squelette enterré et se sentit mal...
Il s' écroula sur la première chaise qu'il trouva et se prit la tête dans les mains.
A ce moment, l'autre Ernest, qui était resté dans la cuisine, entendit la scène et intervint. Agnès et lui eurent mutuellement peur l'un de l'autre et en même temps, passait dans leur regard une lueur complice. Ils venaient de comprendre la tragédie mais chacun, en une fraction de seconde, l'avait analysé à sa manière.
- Calme-toi, Ernest, lui glissa son ami. Rien ne sera dévoilé à la police... Cela restera entre nous! N'est-ce pas, Agnès Duverger ?
- Agnès Duverger ? Ma soeur a donc été assassinée ! C'est bien cela ?
La tension nerveuse montait au paroxysme. Ernest ne pouvait plus prononcer un mot. Il restait assis, prostré, se cachant les yeux dans la paume de ses mains. Tous les sentiments se mêlaient, entre le regret, le chagrin et l'horreur.
- Je ne savais pas que vous étiez deux, maugréa Ernest, dans un terrible effort...
- C'est moi que tu voulais tuer... Quelle bêtise !
- Et c'est moi que ta soeur fréquentait ! Comment se fait-il qu'elle se soit retrouvée ici ? railla l'autre Ernest.
- Parce que je devais partir à l'étranger et afin de ne pas troubler les habitudes d' Ernest, j'avais demandé à ma soeur de me remplacer. En revenant de voyage il y a une semaine, j'ai appris la disparition de Clotilde mais je ne savais pas qu'elle était morte et je ne l'aurais sans doute jamais su, si je n'étais revenu te voir...
- Comment ? Elle s'appelait Clotilde ! s'exclamèrent les deux Ernest.
- Oui... Et moi, Roseline.
- Mon pauvre Ernest ! J'ai tué ta femme, ton amie! C'est affreux d' avoir fait une chose pareille!
- Vu ce qu'elle a été capable de faire, c'est déjà pardonné, mon vieux...fréquenter deux hommes à la fois et leur mentir ouvertement...
- Elle le faisait pour ton bien et pour celui d'Ernest... C'est moi qui aurait mérité son sort !
Ernest avait le coeur gros. D'une voix tremblante, il dit à Agnès...
- Oublions tout, repartons à zéro ! Tu n' auras pas à le regretter...
- Non ! plus maintenant... D'ailleurs, je dois repartir bientôt pour d'autres reportages. Tu as tué ma soeur jumelle pour je ne sais quelle raison et tu voudrais que je reste avec toi ! Non, vraiment, tu ne sais pas ce que tu dis. D'autre part, je ne suis pas seule, j'ai un amant à Singapour et je dois le rejoindre dès demain! Je vous laisse à vos réflexions... Adieu Ernest.
Très sûre d' elle, Agnès se détourna, saisit la poignée et ouvrit la porte d'un geste bref... L'ami d' Ernest la retint aussitôt en lui enserrant la taille et referma la porte d'un coup de pied ! Dans sa poche, il y avait un couteau qui venait de la cuisine. Il s' en était emparé dans le cas où il aurait dû intervenir contre une éventuelle agression. Avant qu'Agnès eût esquissé le moindre geste, il lui perça le coeur en regrettant aussitôt sa maladresse.
" Qu'ai-je fait ? " murmura-t-il en regardant son arme et la blessure qu'elle avait provoqué.
Il lâcha le couteau qui se planta dans le parquet de bois. Ernest avait regardé la scène sans pouvoir intervenir. La même s'était déjà produite chez lui et il la voyait encore se dérouler comme un film en rediffusion, comme un destin auquel on ne peut échapper... Agnès s' écroula sur le sol en laissant échapper un râle, un cri rauque. Elle essaya de parler mais plus rien ne sortait de sa bouche...
En fouillant dans ses affaires personnelles, ils découvrirent que Clotilde et Roseline n' étaient pas des soeurs jumelles mais des clones fabriqués par un savant chauve !
- Eh bien, mon vieux Ernest, tu sais ce qu'il te reste à faire cette nuit, maintenant... balbutia Ernest en désignant la pelle américaine.
Dans la rue, on entendit la toux sèche du voisin et le chien Rex qui hurlait à la mort en tirant sur sa laisse.
Des années et des années plus tard, on pouvait encore voir Ernest et Ernest assis sur un banc le dimanche après-midi dans la clairière du parc floral en lisière de forêt, pour écouter le chant des oiseaux...


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Christian Bourrier

C'était un dimanche matin. Il faisait encore sombre au dehors. Jour de grisaille encore... Journée maussade, sans une ride à la surface de l'air.
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