La Bête Du Gévaudan une nouvelle de Jean-Claude Renoux


La Bête Du Gévaudan

par

JEAN-CLAUDE RENOUX

Il était une fois, un couple de bucherons qui se faisaient vieux et se désolaient de ne pas avoir d’enfants ; quoique sans sols vaillants, et bien qu'ils ne possédassent que leur joie de vivre, quelques chansons et un bouquet de contes à céder avant de quitter ce bas monde. La naissance tardive de Pradelette les combla de joie. La grande joie qui suivit sa naissance fut de courte durée. Au premier cri poussé, les parents virent que la petite avait la langue bifide, à la manière du lézard ou du serpent. C’était chose assurée : qu’un inquisiteur passât par là, l’enfant périrait sur le bûcher. Le père réfléchit toute la nuit. Au matin, il poussa un énorme soupir, rougit son grand couteau de bouscatier et... il coupa la langue bifide ! La scène avait eu pour témoin une femme vivant dans les bois et qu’on disait sorcière. La Bariote était résolue à se venger du père qui l’avait délaissée pour la mère de la petite.
Pradelette était aimable, joliette. Quoiqu’elle ne dît mot, chacun l’affectionnait, en particulier le bon gros prêtre du hameau voisin, un rien paillard, aimant belle cuisse, gentil conet, bonne chère et bon vin, et qui s’appelait Gévaudan !
Deux événements vinrent bouleverser la vie de la petite. Le premier intervint le jour où se promenant vers la chaumine de la Bariote, elle entendit une petite voix l’appeler par son nom. Elle regarda à droite, à gauche, en bas, en haut, ne vit point la sorcière, s’enhardit, s’approcha plus près. Sur le rebord de la fenêtre de la vieille se trouvait une assiette, au milieu de l’assiette, de l’eau et, collée par de la résine, une petite bonne femme, guère plus grande que le pouce, portant dans le dos des ailes semblables à la libellule. C’était une fée. Pradelette se hâta de la délivrer. L’autre vola pour s’assurer que les ailes n’avaient subi aucun dommage. Elle s’en vint se poser sur l’épaule de la drollette .
- Je te connais, dit la fée. Tu es Pradelette. Moi je suis Naigouagne, la reine des Pissagnelles !
Les Pissagnelles ! Ces fées sont innombrables, plus nombreuses que les feuilles des arbres à belle saison. D’aucuns disent, ce n’est point avéré, que ce sont les âmes de fillettes mortes avant d’avoir eu baptême. C’est vous dire si elles étaient nombreuses à l’époque. Elles vivent dans la campagne, hors les murs des cités où elles ne s’aventurent que de nuit. Elles logent dans le moindre trou, dans un arbre, ou bien entre deux pierres d’un mur qui mal joignent. Si les demoiselles dorment le jour, la nuit venue elles sortent de leur trou et s’en vont faire bombance. Non point de vin, mais d’eau ! Elles sont friandes de liqueur de sources, savent reconnaître une eau de Nîmes, d’une autre de Bouillargues, d’Uchaud, de Marguerites ou de Poulx. Tellement qu’au matin... elles font pissagne ! D’où leur nom. C’est ainsi que naît la rosée, certains matins !
Voilà la reine des Pissagnelles perchée sur l’épaule de Pradelette, et qui lui dit :
- La Bariote sait qu’il suffit de croquer de la Pissagnelle pour retrouver vigueur et beauté, comme à seize ans. Elle m’a attrapée avec une eau de source si rare, si délicate, si fraîche, si odorante que je n’ai pu y résister. Je te dois la vie. Un jour prochain, je te démontrerai que tu n’as pas affaire à une ingrate !
La demoiselle s’évanouit, pas assez vite pour que la vieille qui arrivait ne rugît en voyant Naigouagne lui échapper !
Peu de temps après se produisit le deuxième événement qui bouleversa la vie de la petite. Un jour une robe blanche pénétra l’église du bon père Gévaudan, celle d’un inquisiteur du nom de frère Etienne Eglise . Dehors, vaquait une douzaine d’hommes vêtus de hauberts en côtes de mailles à manches et gorgerins, coiffés de heaumes, portant la jupe frappée de la croix. Les soldats lorgnaient déjà vers l’auberge et les filles qui se pressaient de rentrer ! Voilà le Glaise qui étale lettres de créances, habilitations, ordonnances, décrets devant le bon père Gévaudan épouvanté.
- Que puis-je pour vous, mon frère ?
- J’ai su qu’une de vos ouailles avait eu la langue arrachée parce qu’elle était faite à la ressemblance du démon !
- Le démon, mon frère ? Vous m’alarmez...
- Le serpent s’appelle Pradelette. J’entends bien qu’on fît cesser pareil scandale !
Le bon père Gévaudan dut s’asseoir !
- Pradelette ? Elle est muette ! C’est une bonne chrétienne, qui ne rate aucun de mes offices...
- Qu’on la fasse comparaître ! On verra bien qui de vous, mon père, ou de la voisine qui nous informa, l’Eglise devra suivre !
Pradelette fut aussitôt mandée, saisie. Chacun fut à même de constater que la langue avait bien été arrachée. L’inquisiteur fit compter la récompense à la Bariote pour avoir dénoncé la petite. La drollette fut jugée, condamnée au bûcher. On l’enferma dans une capitelle . Le jour de l’exécution venu, les soldats sollicitèrent de l’inquisiteur de s’amuser un peu. Puisque la sorcière était recluse en capitelle, il suffisait de disposer les fagots tout autour : on verrait quel pâté en sortirait. Cela éviterait la peine de dresser le bûcher. Frère Etienne se dit que c’était autant de temps gagné pour découvrir d’autres sorciers, apostats , relaps ou hérétiques, et que la soldatesque avait bien mérité de se distraire un peu. Ainsi fut fait ! Les fagots disposés tout autour de la capitelle, on y bouta le feu ! Le bois sec crépitait. Les flammes s’élançaient vers l’azur. Quand un formidable brouzinement s’éleva de toute part ! La pluie se mit à tomber drue sur le bûcher, une pluie qui dégageait une odeur épouvantable, une pluie qui ne tarda pas à éteindre la flambée... Comme il est bon qu’on sache que l’Eglise ne se trompe point, on conclut à l’entreprise du Malin ! Bien entendu dégun ne vit les Pissagnelles qui par cents, par mille, par cent mille arrosaient le bûcher. Dégun ne vit non plus le petit animal qui se hâtait lentement pour sortir de sous les fagots. Sa carapace rappelait la capitelle. Devenue tortue, Pradelette tentait de trouver un abri. Elle vit le bon père Gévaudan qui priait. Avec la bouche, elle le tira par la soutane. Celui-ci vit la bestiole. Pour la première fois de sa vie, Pradelette parla :
- Vite, bon père, cache-moi !
Le père regarda à droite, à gauche, en bas, en haut... Il fit un pas en avant qui dissimula la tortue au regard des humains... Celle-ci s’habitua à l’obscurité. Elle regarda à droite, à gauche, en bas, en haut... Dans l’entrejambe du prêtre, elle vit la bête (j’ai bien dit la bête), la bête du Gévaudan qui se dressait, enflait, s’étirait, se haussait du col, se rengorgeait, se violaçait, bavait un peu ! La bête du Gévaudan était si laide, elle sentait tant l’aigre et la pudécine que la pauvre tortue en resta sans voix. Depuis nul n’entendit plus tortue parler ! Quant à la Bariote, l’inquisiteur qui voulait se rembourser, n’être point venu pour rien, il la fit brûler à la place de Pradelette !

Avec l’aimable autorisation des Editions l’Harmattan
www.jeanclauderenoux.com


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