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Le Meilleur D Entre Nous |
Le meilleur d’entre nous Mamie a les yeux secs, voilà qui n’aura échappé à personne. Et si elle s’accroche au bras de son petit-fils, c’est que les allées du cimetière sont boueuses. - Ca va, maman ? murmure Gisèle qui n’a pas montré autant d’attention depuis longtemps. La vieille dame ne répond pas. Depuis la mise en bière, elle n’a pas décrispé les mâchoires. Elle a reçu, sans un mot, tous ceux qui venaient se recueillir auprès du corps de son mari, se contentant de désigner du menton la porte de la chambre du fond. Retranchée dans sa cuisine, elle a préparé assez de café pour donner la tremblote à tout le quartier, mais pas à elle. Son pas est ferme, ses mains ne faiblissent pas. Drapée dans son silence farouche, elle a tout refusé. Aller dormir chez une de ses filles, confier le chien à la voisine, se laisser examiner par le docteur Gerbier, venu constater le décès du grand-père. - Mais, qu’est-ce qu’elle a ? a demandé Gisèle qui n’a jamais brillé par sa perspicacité. Les proches, un à un, sont repartis, perplexes. Sur le pas de la porte, Mamie a écouté sans broncher leurs condoléances maladroites et s’est soumise à leurs étreintes. - On aurait eu meilleur compte à embrasser un fagot de bois mort ! a dit Denise, l’aînée de ses filles, en boutonnant son manteau. - On y va… a soupiré Gisèle. Demain, il faut se lever tôt, à cause de toutes les formalités. - Je ne sais pas comment je vais pouvoir dormir… a gémi la tante Elise, sœur de feu le grand-père. Chacun a soupiré et re-soupiré, écrasant une larme pour faire bonne mesure. - Tu viens, Didier ? a demandé Gisèle à son grand fils, occupé à on ne sait quoi dans la cuisine. - J’arrive ! J’aide mamie à laver les tasses. De toutes les façons, ne m’attendez pas, j’ai ma voiture… Ils ont laissé la porte se refermer, écouté le martèlement des talons sur les pavés de l’allée, le claquement des portières et, enfin, le ronflement sonore des moteurs qui s’éloignaient dans la nuit. Alors, Didier s’est approché de Mamie qui rinçait la dernière tasse, les mains rougies par l’eau chaude. Il a fermé le robinet, posé son torchon sur l’égouttoir et attiré contre lui la vieille dame frêle. Mamie s’est laissée faire. A vingt-trois ans, il la dépasse de deux têtes. Elle a posé son visage contre la poitrine de ce petit-fils grandi trop vite et il a refermé ses bras sur elle. Mamie a les yeux secs. Plantée au bout de l’allée, aux côtés de ses trois filles habillées en corbeaux, elle affronte le défilé des pleureuses, le visage fermé. - Aussi expressive qu’une vieille souche ! chuchote une de ses filles qui, décidément, se plaît à filer la métaphore forestière. - Du bois dont on fait les cercueils… ironise sa sœur sur le même ton. Elles pouffent mais se reprennent aussitôt, en surveillant avec effroi les visages alentour. Tout va bien, personne ne les a vues. Elles affichent, de nouveau, une mine de circonstance. Mamie entend tout cela et demeure impassible. - Tu restes près de moi ! souffle-t-elle à l’adresse de Didier qui se tient derrière elle. Il lui répond d’une pression sur l’épaule. Droit, le visage indéchiffrable, le corps verrouillé dans son long manteau de lainage gris, son regard erre dans la nuit de ses pensées, ne se pose sur rien. Les condoléants se présentent un à un, à petits pas, les paupières gonflées, les mains moites. Mamie les salue d’un signe de tête, écoute sans frémir les paroles de réconfort, les mots plus affligeants qu’affligés. Didier, lui, n’esquisse pas un geste, sa main toujours posée sur l’épaule de sa grand-mère. Nul ne pourrait soupçonner le lien qui unit ces deux-là, au-delà de la parenté. Le cortège s’éclaircit peu à peu. Une chance, se dit Gisèle qui n’en peut plus de piétiner pour soulager ses orteils glacés. Ses escarpins sont fichus, le daim noir est maculé de boue rougeâtre. Famille et amis se regroupent autour du registre des condoléances. Les hommes de l’art se tiennent au bout de l’allée, l’air compassé et raide dans leurs uniformes. - Viens ! murmure Mamie à son petit-fils qui s’attarde auprès du caveau familial. Il hésite, le visage contracté, les poings serrés au fond des poches. - Viens, insiste-elle, la voix tremblante. Son regard se pose sur le marbre gris veiné de rouge, sur les inscriptions gravées comme autant de blessures dans sa chair : Son mari que Dieu vient de rappeler à lui dans sa soixante-treizième année, leur fils, Victor, mort par noyade à l’âge de huit ans et… Didier frémit, lorsque Mamie lui saisit le bras. Un gémissement sourd s’échappe de ses lèvres sèches. Mamie n’ignore rien de la douleur qui palpite en lui mais elle ne relâche pas son étreinte. - Fais-le pour lui, jette-t-elle en désignant la stèle. Didier se laisse entraîner. D’un pas ferme, Mamie rejoint le groupe, se racle la gorge et frappe dans ses mains, comme pour mettre fin à la récréation. Le silence se fait. - Mes amis, annonce-t-elle d’une voix claire qui résonne étrangement, au milieu des tombes et des caveaux, mes amis, je vous remercie d’être venus. Tout le monde se tourne vers la vieille dame aux joues duveteuses… - A vous tous qui estimiez mon mari, proches, famille, amis ou ennemis politiques d’Edmond, je vous invite à lui rendre hommage une dernière fois, en partageant un verre en sa mémoire, dans les salons de l’hôtel de Ville. Monsieur le Maire qui, en raison de ses nombreuses responsabilités, n’a pu se libérer pour les funérailles, nous fera l’honneur de se joindre à nous. La foule murmure son étonnement. Un vin d’honneur après un enterrement, voilà qui n’est pas commun. Tout le groupe s’ébranle en direction de la sortie. Mamie les suit des yeux, toujours accrochée au bras de Didier, plus pâle que jamais. Le plus dur reste à faire. - Tu as ce qu’il faut ? - Je… Oui, mais ce n’est peut-être pas une très bonne idée… - C’est une très mauvaise idée, rétorque Mamie en frissonnant, mais se taire serait pire encore. Elle remonte son col, il fait de plus en plus froid, un vent glacial qui la vrille jusqu’à l’âme. Ils emboîtent le pas du cortège, croisent au passage Gisèle qui tente d’essuyer ses escarpins sur une touffe d’herbe humide. - Ca va Didier ? demande-t-elle en le voyant. Tu es tout blanc… - Ca va, maman ! répond-t-il laconiquement, sans lui accorder un regard. Les langues se délient doucement, dans la procession qui est de moins en moins solennelle, à mesure qu’elle traverse la place de la mairie. La Municipalité a bien fait les choses. De grandes nappes blanches recouvrent les tables où des verres ballons retournés attendent, près des plateaux couverts de petits fours variés. L’Adjoint aux Sports débouche les bouteilles, en compagnie de l’Adjoint à la Culture. Tous deux jouissent d’un entraînement incomparable. On a fait installer un micro pour le discours et même prévu un journaliste de la presse régionale. Didier sent ses jambes se dérober sous lui. - Tu regrettes ? chuchote sa grand-mère en lui serrant le bras. - Je ne regrette rien, prononce-t-il fermement, entre ses dents serrées. Le Maire se fraye un passage dans la foule pour les accueillir, serre au hasard les mains de quelques administrés et vient présenter ses condoléances à Mamie. - J’ai prévu de dire un petit mot, annonce-t-il en tirant un papier de sa poche. - Moi aussi, précise Didier d’une voix tranquille. - C’est parfait ! s’exclame l’élu, en lui jetant un regard condescendant. Parfait, vraiment. Vous êtes un ami de la famille ? - C’est mon petit fils, déclare Mamie d’une voix veloutée. Le seul qui me reste… - Parfait, répète le Maire en s’éloignant. Entrez ! Entrez mes amis ! lance-t-il aux quelques personnes qui discutent sur le seuil de la salle. Il monte sur l’estrade, pose ses feuilles sur le pupitre et, d’un signe de la main, met fin aux conversations. Sa voix solennelle s’élève au dessus des têtes, elle dit la tristesse de la perte, le respect dû au compagnon politique de toujours, à l’ancien conseiller municipal, au responsable associatif toujours alerte, malgré son âge. - Il était l’un des nôtres et le meilleur d’entre nous… prononce-t-il avec emphase tout en offrant son plus beau profil à l’objectif du photographe. Oui, le meilleur d’entre nous… Il achève son discours sur les vertus de bon père de famille, attentif et aimant, un exemple pour chacun de nous. - Puissions-nous tous, Edmond Piquely, rester fidèles à ta mémoire ! prononce-t-il gravement avant de réclamer une minute de silence. La foule se recueille tout en louchant vers les buffets garnis et les bouteilles de vin blanc qui se couvrent de buée. A son tour, Didier se glisse derrière le micro qu’il règle à sa hauteur. Un larsen épouvantable hérisse les poils des convives qui se font attentifs. Didier n’a pas de papier. Il n’a avec lui que ses souvenirs et des souvenirs tels que ceux-là pousseraient au crime n’importe qui. Il pose ses mains sur le pupitre pour les empêcher de trembler et, d’une voix qu’il peine à reconnaître, demande à son tour une minute de silence… - …pour mon petit frère, Mathieu, qui s’est suicidé, à la veille de son treizième anniversaire. Il y a sept ans. La foule frémit mais nul ne songe à l’interrompre. Didier cherche du regard Mamie dont les yeux se sont remplis de larmes. Gisèle est à ses côtés. Pétrifiée, elle appuie son mouchoir sur ses lèvres exsangues. Malgré la colère qui l’étreint, Didier, pris de pitié, regrette infiniment la souffrance qu’il va lui infliger. - Il n’y a pas eu de discours, après les funérailles de Mathieu, souligne-t-il d’une voix dont il maîtrise avec peine les tremblements. Nous avions trop mal. Pourtant, il y aurait eu beaucoup à dire… Lentement, il promène son regard sur le public immobile qui retient son souffle. Il s’attarde sur le visage du Maire, debout, au premier rang. L’homme transpire. Il a passé son index dans le nœud de sa cravate et semble avoir du mal à respirer. Avec une nonchalance cruelle, Didier sort de sa poche une enveloppe épaisse qu’il exhibe. - Beaucoup à dire sur les relations que mon grand-père entretenait avec ses petits-enfants. Car, pour ceux qui l’ignoreraient ou ceux qui feindraient la cécité, mon grand-père… disons… aimait les petits garçons… Si tant est que le verbe aimer puisse avoir ici, une quelconque signification… Un cri aigu fait se tourner les têtes. La foule s’écarte autour de Gisèle qui trémule, debout, les poings serrés contre sa bouche. - Maman, implore Didier d’une voix radoucie, pardonne-moi pour ce que je vais dire ! - Ca… Ca suffit ! balbutie le Maire en faisant signe au technicien de fermer les micros. Je ne vous laisserai pas salir ainsi la mémoire d’un homme exemplaire... - Un homme exemplaire, vraiment ? coupe Didier, la voix altérée. Oui, il avait le visage d’un homme exemplaire. Quel merveilleux grand-père, n’est-ce pas ? Tellement attaché à ses petits-fils qu’il allait les chercher à la sortie de l’école, qu’il les emmenait partout, chez ses amis de la Mairie et même en vacances ! En vérité, il aimait les petits garçons, c’est du moins ce qu’il nous disait, à mon frère et à moi, lorsque nous le supplions d’arrêter. Et cet amour immodéré de la peau douce et des mollets ronds, d’autres ici la partageaient, n’est-ce pas, Monsieur le Maire ? Un murmure indigné s’élève du public tandis qu’un remue-ménage se fait autour de Gisèle qui vient de perdre connaissance. Le Maire est cramoisi, au bord du malaise. Sur un signe de lui, les Adjoints au Sport et à la Culture se dirigent vers l’estrade. Cramponné au micro, Didier joue sa dernière carte. Il brandit l’enveloppe, hors de portée des deux sbires. - Les preuves sont là, crie-t-il, preuves de ce que certains ont laissé faire ou ont caché, tandis que d’autres s’y livraient sans vergogne. Lâchez-moi ! D’un geste vif, il déchire l’enveloppe et en répand le contenu sur le public qui s’en empare avidement. Les flashs crépitent, des cris s’élèvent ça et là et la foule s’agite, gronde. - C’est insensé ! glapit le Maire qui tente en vain d’attraper les photos. Je vais vous faire un procès en diffamation ! Mais il est trop tard. Les clichés circulent, la foule sidérée clame son dégoût et sa fureur. Dans un dernier effort, Didier repousse les Adjoints qui essayent de le faire taire. Il hurle pour couvrir le brouhaha : - Ce matin, juste avant les funérailles, je suis allé porter plainte, avec les originaux. En mémoire de Mathieu, de sa douleur et de sa honte, du désespoir qui l’a conduit à la mort, je veux que justice soit faite. Pour nos deux vies ravagées, JE VEUX QUE JUSTICE SOIT FAITE ! Son cri résonne encore, alors qu’il s’élance, d’un bond, au pied de l’estrade. Sans un regard pour le Maire qui se débat avec ses administrés, Didier cherche sa grand-mère. Où est-elle passée ? Il l’appelle, dans la cohue. Lorsqu’il est revenu la voir, après des années de silence, elle l’a écouté, longuement, et son horreur n’avait rien de feint. Ensuite, elle a tout pris en main. C’est elle qui a su comment faire parler son mari, comment obtenir de lui les photos compromettantes. Elle, également, qui a su le faire taire à jamais. Bien sûr, pour cela, Didier a dû apporter l’aide de ses bras solides. Le vin d’honneur et le discours, c’est son idée aussi et Didier, pétri d’angoisse, a été difficile à convaincre. Reste la dernière phase du plan, celle dont elle n’a rien voulu lui dire. Le jeune homme se sent vidé et inquiet à la fois. Il voudrait se réfugier auprès d’elle, se laisser réconforter, parvenir à pleurer. Il sort. Le vent cinglant tourbillonne sur la place. Mamie n’est pas là. La dernière phase du plan. Didier ne la découvrira que le lendemain, lorsqu’on retrouvera Mamie, à l’endroit même où Mathieu s’était donné la mort. Dans la lettre laissée près d’elle, elle endossera le meurtre de son mari, perpétré au terme d’un demi-siècle de brutalités conjugales. Elle avouera qu’elle savait, depuis trop longtemps, quel homme il était. Et elle demandera pardon. Pardon à Victor, ce fils dont elle n’a pas su comprendre les comportements de perpétuel funambule qui disaient que sa vie d’enfant ne tenait qu’à un fil. Pardon à Mathieu qu’elle n’a pas su protéger. Pardon à Didier qu’elle abandonne alors qu’il commence juste à renaître… Françoise Guérin Texte lauréat du Festival Le Noir jette l’encre 2004 de La Roque d’Anthéron (13) ©Françoise Guérin 2004 Tous droits réservés |
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