L'homme Qui N'avait Pas De Nom une nouvelle de Jean-Claude Renoux


L'homme Qui N'avait Pas De Nom

par

JEAN-CLAUDE RENOUX

L’homme avait frappé à la porte du mas. La source était gelée. Ce n’était pas un temps à laisser un chrétien dehors. Le père Peiredon lui avait offert un bol de soupe, le vagabond avait marqué son contentement d’un claquement de langue, le fermier lui avait proposé de rester, pour l’hiver, et de se rendre utile. Il y avait du bois à couper, de petits travaux pour meubler le temps en attendant le printemps... Quand les beaux jours égayèrent les grands arbres secs de premiers bourgeons, l’homme s’était rendu indispensable. Sans jamais prononcer le moindre mot, sans jamais rire ni sourire, sans jamais s’exprimer autrement que par un petit claquement de langue pour marquer son contentement, son irritation, sa frustration, il oeuvrait, se levant avec les poules, se couchant avec le soleil... Deux ans plus tard, il occupait toujours le même coin de grange, mangeant à la table des Peiredon ! Il inquiétait, avec ses gros yeux bleus qui lui sortaient des orbites, qui vous regardaient fixement, vous glaçant l’âme, vous contraignant à détourner le regard. C’étaient les seules choses qui semblassent vivantes dans ce visage taillé à coups de serpe, avec tous ses poils noirs qui sortaient à foison des narines, des oreilles, et l’énorme limace noire des sourcils, velue, d’un seul tenant. Les cheveux étaient roux, comme le teint de l’homme, le bas du visage gris d’une barbe qu’il ne parvenait jamais à raser tout à fait... Il marchait en allongeant la foulée, sans que le haut du corps ne bougeât. Les piquets des deux bras pendaient, interminables.
On ne s’était jamais habitué à sa présence, il ne faisait pas partie de la famille, comme à la longue les valets et les servantes. C’était quelque chose comme une bête de somme, qui devançait les ordres, obéissait sans broncher ! Sans le père Peiredon, il y a beau temps que les filles et la maîtresse l’auraient chassé. Pour les femmes, il était le Diable. Elles en donnaient pour preuve le comportement des chiens. Dès qu’il paraissait, le bâtard rouge et noir à longs poils du maître grondait. Dès qu’il approchait d’une ferme, les chiens mis en fureur tiraient sur leur chaîne, s’étranglaient à moitié pour se jeter sur lui. Ça tenait à son odeur, ou parce qu’il n’aimait pas les chiens. Le regard bleu devenait glacé, les mâchoires se serraient, les dents crissaient, un peu de bave dégoulinait au coin des lèvres étroites que souillait parfois un mince filet de sang, le teint tournait gris, du même gris que le menton jamais rasé... Le maître laissait dire les femmes. Il égrenait la litanie des travaux auxquels elles devraient s’atteler si l’homme n’était pas là. Il concluait toujours par :
- La saison prochaine, je lui donnerai congé !
Un beau jour, le maître céda ! L’autre partit sans un mot faire son baluchon. Quand il revint, les muscles de sa main blanchissaient à force de serrer la serpe. Rien n’y fit, ni les supplications, ni les plaintes, ni les râles, ni les coups. L’homme semblait insensible, de corps et d’âme. Quand il déposa enfin la serpe sur la table où l’on avait dressé le souper, le mas comptait neuf cadavres. Le maître, la femme, les trois filles, le gendre, la servante, les deux valets ! L’homme referma soigneusement la porte, il aspira un grand coup, il ajusta son baluchon sur l’épaule. Il repartit, en allongeant la foulée, sans que le haut du corps ne bougeât, les bras comme des piquets, interminables...
Le chien de la maison hurla à la mort ! L’homme se secoua, comme s’il sortait d’un long, long, long sommeil. Il fit demi-tour, marcha sur la bête qui gueula de terreur. Les chiens des mas environnants lui firent écho... D’un coup de pierre, l’homme l’assomma. Il s’acharna sur le cadavre jusqu’à n’en laisser qu’une bouillie informe... Il reprit la route, pressé de laisser entre lui et les meurtres le plus de distance possible. Avec un peu de chance, en se cachant des hommes, en se nourrissant d’écorces, de petits animaux, il gagnerait la Suisse, il s’y ferait oublier, quelques années...
Il marchait vite. Le piège à loups se referma sur sa cheville, lui arrachant sa première plainte, depuis des mois, ou des années. Le soir n’était plus loin, la colère avait consumé ses forces. Il ne parvenait pas à desserrer les mâchoires qui lui broyaient la cheville, les dents d’acier plantées dans les os... Les loups se mettraient bientôt en chasse. Il hurla de terreur, comme une bête. Les chiens, à cinq lieues à la ronde, lui firent écho. Plus il hurlait, mieux les chiens répondaient. Les appels approchaient... Un premier chien se dressa non loin d’un châtaignier, d’autres déboulèrent de derrière un massif de hêtres... Deux cents gueules dégouttaient de bave et de haine. Quatre cents yeux rouges flambaient dans l’obscurité naissante. Un gros chien roux, d’un bref claquement de mâchoire, donna le signal de la curée...
L’homme rit, pour la première fois. Les loups n’auraient pas sa peau !

www.jeanclauderenoux.com
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Farfadette

Le vendredi 19 Aout 2005

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Jean-Claude Renoux

L’homme avait frappé à la porte du mas. La source était gelée. Ce n’était pas un temps à laisser un chrétien dehors. Le père Peiredon lui avait offert un bol de soupe, le vagabond avait marqué son contentement d’un claquement de langue, le fermier lu
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