|
|
PAUL PINES |
L’ange Du JazzAux éditions EDITIONS DU ROCHER |
345Lectures depuisLe lundi 16 Octobre 2006 |
|
Une lecture de |
||
Le polar (roman, film, série tv, bédé, théâtre, etc.) est souvent miné de clichés dès qu’il met en scène le monde du jazz. Rares sont les polars qui donnent une image réelle (ou du moins réaliste) de ce milieu. Il est vrai que, vu de l’extérieur, l’univers du jazz n’est pas toujours facile à décrypter. Alors, la plupart du temps, les auteurs se réfugient derrières des stéréotypes ridicules mais généralement admis comme étant la vérité. L’ange du jazz, de Paul Pines échappe en grande partie à ces clichés. Certains passages sont même quasi documentaires. Le New-York du jazz y est très bien décrit. Et pour cause, Paul Pines a grandi à Brooklin. En 1970, il a ouvert son propre jazz club, le Tin Palace, situé à l’angle de la 2nd Street et de Bowery, Le Tin Palace a été un creuset culturel new-yorkais pendant une bonne partie des années 70. Des musiciens de renom s’y sont produits. Pines s’est fortement inspiré du Tin Palace pour créer le Tin Angel de son roman. Certains détails ne s’inventent pas. L’auteur les a tiré de son expérience. C’est un des intérêts de ce livre. J’ajouterai que Paul Pines a publié six recueils de poésies (Onion, Hotel Madden, Poems, Pines Songs, Breath et récemment, Adrift On Blinding Light). Plusieurs poèmes tirés de ses deux derniers recueils ont été mis en musique par le compositeur Daniel Asia et apparaissent sur ses deux CD : Songs From The Swords et Breath In A Ram’s Horn, sur le label Summit. Paul Pines s’occupe en outre chaque année du Lake George Jazz Weekend. Le quatrième de couverture résume ainsi le livre : « Des accords de jazz résonnent dans le Tin Angel, un club du Bowery, à New York. Mais son propriétaire, Pablo Waitz, a dans la tête une toute autre musique. Son associé et meilleur ami, Ponce, s'est fait descendre lors d'une fusillade avec les flics et ses acolytes se sont fait la malle. Sombre histoire de cocaïne. Difficile pour pablo de se croiser les bras : même si le détective chargé de l'affaire est un ami et qu’il s’appelle Christ, il ne faut pas en attendre de miracles. Les flics aux basques, Pablo va devoir régler ses comptes à sa manière, pour la mémoire de son ami, et pour récupérer les trente-cinq mille dollars de la caisse qui ont financé l'opération... La poudre sera-t-elle toujours l'ange noir du jazz ? » On apprend également que : « Paul Pines, romancier et amateur de jazz, a été remarqué des son premier roman pour la justesse et le réalisme de son évocation des milieux de la musique et de la drogue de l’East Village new-yorkais. Il a également publié Rédemption (éditions du Rocher, 1977). » Outre l’intrigue, extrêmement bien ficelée, qui tient le lecteur en haleine jusqu’aux dernières pages, Paul Pines nous fait découvrir les coulisses du jazz new-yorkais des années 60. C’est la fin d’une époque. Après avoir révélé d’immenses talents, la plupart des clubs de jazz vivotent et ferment leurs portes les uns après les autres. Pour ceux qui restent, la survie est une lutte de chaque instant. Ainsi, le héros, qui dirige le Tin Angel, doit-il protéger contre la racaille locale (p. 14) : « Les amoureux de jazz bien fringués étaient peinards à l’intérieur pendant que le drame se déroulait dans la pénombre de la rue. J’entendais le piano de Dom Salvador évoquer une pleine lune sur la mer des Caraïbes. Le pisseur déplia tant bien que mal sa taille gargantuesque et s’avança vers moi. Il fonçait comme au ralenti. Des heures s’écoulèrent entre le moment où il posa le premier pas et celui où il franchit les quelques mètres nous séparant. Il grommela sa mauvaise humeur lorsque je m’écartai pour l’éviter. […] Mon club de jazz, le Tin Angel, fait le coin du Bowery et de la Deuxième Rue, une oasis dans la jungle qui s’étend entre la Quatorzième et Canal Street. J’ai passé les cinq dernières années à la défendre contre les pisseurs, les rapaces, les paumés et les ivrognes, trop-plein de l’asile de nuit de la Troisième Rue. J’ai parfois le sentiment d’avoir fait ça ma vie durant. » Pablo Waitz et son équipe font des journées harassantes pour un piètre résultat. Alors, pour se redonner du courage, en fin de soirée, il n’est pas rare qu’ils se fassent une « ligne de coke », fléau du monde du jazz, et plus généralement du monde de la nuit. (p. 18) : « Rodéo Jim utilisa son cran d’arrêt pour tailler une paille qu’il me tendit. Rodéo Jim était l’autre moitié du tandem de barmen connus collectivement sous le nom de « James Boys » ; c’était un homme alerte, à la mâchoire carrée et au sourire timide. Je portai la paille à mon nez et aspirai un sillon de neige, j’en frottai un peu sur mes gencives pour la sensation de gel que cela dégage. […] La recette de la nuit, y compris celle des entrées, était rangée dans une boîte métallique près de la caisse. Je l’ouvris, vérifiai les rouleaux et comptai le cash. La chaleur cristalline qui se répandait dans mon être atténua la douleur de n’avoir que 200 dollars et un peu de ferraille, après avoir soustrait le salaire du personnel. » Et (p. 124) : « Au début de mois de mars, les affaires se ralentirent encore plus, au point que certains soirs, c'était à peine si la recette couvrait les frais de personnel. Contraint de me rendre l'évidence, je commençai à engager des duos et des trios, ou à rechercher de nouveaux talents - c'était conforme à notre politique de promotion des jeunes. Je pouvais ainsi engager des formations plus importantes, comme le sextet du Big Licorice Stick. » Les clients se font de plus en plus rares. Les artistes, même les plus grands, veulent encore y croire (p. 131) : « il y a trois semaines, Mingus s'est défoncé pour six clients. » Mais rien n’y fait. L’ouvrage de Paul Pines décrit la chute inexorable du célèbre Five Spot, le jazz-club des frères Termini (p. 195 et 196) : « Pendant un quart de siècle, les frères Termini avaient été les champions du jazz. Iggy, petit et rond. Joe, grand, avec des lunettes et des cheveux pareils à l'écume de la baie de Naples. Il était revenu de la dernière « noble » guerre et avait fait entrer la musique dans leur club situé au numéro 5 de Cooper Square. Lorsque l'ancien Five Spot fut démoli, ils allèrent s'installer au numéro 2 de Saint Mark’s Place et pendant un certain temps ils avaient essayé de faire tourner la baraque rebaptisée Two Saints. Et c’est bien ce qu'ils étaient, deux saints, dans Le Monde du jazz. Big Baldy m'avait raconté que certaines nuits ils devaient lui emprunter du fric pour payer leur taxi. Dans un dernier effort pour nouer les deux bouts, ils avaient rebaptisé le club de son ancien nom, le Five Spot. Les termini avaient soutenu Mingus, entre autres. Mingus, en retour, avait consacré son temps et son talent à essayer de les sortir de leur merde le moment venu, de leur donner la transfusion nécessaire. En définitive, malgré l'ancien nom, malgré le dévouement et les efforts de la communauté du jazz, ils avaient dû se rendre l'évidence : leur temps été passé. Même dans ces conditions, c'était encore Joe et Iggy qui avaient lancer une pétition pour obtenir que la cour permette à Billie Holiday de chanter au Five Spot après sa condamnation pour usage de stupéfiants. Ils se portaient personnellement garants, affirmant que chaque jour que Lady Day restait silencieuse, le monde s'appauvrissait un peu plus. Naturellement la cour refusa. » Pines nous offre même une description du Five Spot (p. 197) : « La lumières du jour ne pénétrait pas dans la salle. Les arcs de soutien qui laissaient autrefois passer la lumière avaient était condamnés offrant un mur solide contre la rue. Le mur du fond était couvert d'affiches, seuls témoins de ce que le club avait vu défiler comme beau monde : Coltrane, Mingus, Dolphy, Monk, Coleman, Cherry, Taylor. La musique suintait les moindres recoins. » Dans le Dictionnaire du Jazz (Philippe Carles, André Clergeat, Jean-Louis Comoli, Robert Laffont), Xavier Prévost retrace l’historique du célèbre club (p. 397) : « Five Spot Café. Club de jazz new-yorkais créé par Joe Termini et son frère Iggy dans le Lower East Side, sur le Bowery, à hauteur de Cooper Square. Dès 1956, des groupes de jazz se produisirent dans ce modeste café, fréquenté par poètes et peintres d'avant-garde, nombreux dans ce quartier aux loyers alors très bas. Après le groupe de Dave Amram, le quartette de Cecil Taylor (avec Steve Lacy) y joua six semaines et, l’été 1957, celui de Thelonious Monk (avec Coltrane – disque « Live at the Five Sopt ») - qui y passa régulièrement jusqu'à la fin de l'année et y revint pour un engagement de longue durée au printemps suivant et jusqu'à l'été (les albums « Thelonious In Action » et « Misterioso » y sont enregistrés en août). Le club devait encore jouer un rôle important dans la mise en place des formes nouvelles apparues au début des années 60 : Éric Dolphy y enregistra trois albums mémorables en juillet 1961 (« Live At The Five Spot »), après Pepper Adams (1958), Randy Weston (1959) et Jimmy Giuffre (1960). Charles Mingus lui aussi s’y fit souvent entendre – y compris le soir de l'été 1962 où le club fut fermée. L'immeuble qui abritait le café détruit, le New Five Spot ouvrit ses portes non loin, à l'angle du Bowery et de la 8ème Rue, près de St Mark’s Place. Monk et Mingus y tinrent longtemps l'affiche. Cinq thèmes lui sont dédiés : Blues Five Spot (Monk, 1958) et Spot Five Blues (R. Weston, 1959), Meeting on Termini’s Corner, Termini’s Corner (Roland Kirk, 1962), Five Spot After Dark (de Benny Golson, enregistré par McCoy Tyner, 1964). En 1993, un club portant le même nom s'ouvre dans la 31ème Rue, près de la 5ème Avenue. » Dans L’ange du jazz, les frères Termini tentent de revendre le Five Spot à Waitz. Le seul problème, c’est que le Waitz en question est lui-même au bord de la faillite (p. 198) : « Le Five Spot était leur enfant et ils plaidaient pour qu'on lui permette de continuer à vivre. Je savais ce qu'ils devaient éprouver. J'éprouvais les même sentiments à l'égard du Tin Angel. « Écoute, tu ne dois pas nous verser quoi que ce soit. On bossera avec toi jusqu'à ce que ça roule, ensuite tu pourrais commencer à nous rembourser, petit à petit. » Est-ce que vraiment ça pourrait marcher ? Ponce hocha la tête. Il serait plus facile de ressusciter Lazare. Le Five Spot n'étais jamais qu'un club de jazz de plus sur la liste de ceux qui avaient fermé leurs portes cette année. Adieu Boomer. Adieu Rust Brown. Adieu Saint James Infirmary. Adieu Buddy Rich’s. Adieu Willy’s. Ce que j'entendais, c'était le râle d’agonie du Five Spot. » L’ange du jazz, c’est aussi une galerie de portraits de musiciens de jazz réels ou imaginaires. Le monde des musiciens est rempli de personnalités attachantes, souvent complexes, parfois difficiles. On découvre ainsi au fil des pages une jeune batteuse au prénom prédestiné (p. 132) : « Julie Fine évoluait au-dessus de ses caisses comme seule une femme sait le faire, chevauchant presque sa batterie, les seins libres sous un sweater jaune. Elle ferma les yeux en marquant le tempo, son corps ondulant comme si elle faisait l’amour. Ce qui avait séduit Ponce était évident. » Ceux qui connaissent un peu le milieu du jazz ne manqueront pas de faire la relation avec une charmante et talentueuse Julie, fille d’un célèbre clarinettiste Français et drummeuse de son état. Quand on évoque le jazz féminin, on pense souvent aux chanteuses. Il ne faut pas oublier les instrumentistes, qui ont souvent la bonne idée d’allier le charme et le talent. Julie est un exemple parmi d’autres. Je n’en citerai que deux : Séverine au saxo ténor et Céline au piano ou au steel-drum. Les intéressées se reconnaîtront. Je leur exprime toute mon admiration et mon affection. Certains musiciens sont parfois pathétiques, tel ce Jérémy Stieg, qui s’entête à faire sa musique malgré son handicap (p. 186) : « Lorsqu'il m'avait fait écouter sa bande d'audition, j'avais été intrigué par la qualité envoûtante, essoufflée de sa flûte. Je me renseignai est appris que Stieg avait eu, quelques années auparavant, un accident de voiture dont il était sorti avec un côté du visage paralysé. Il avait mis au point une technique particulière pour continuer à jouer. Il remplissait sa bouche de coton pour contrôler le courant d’air. Il avait fini par retrouver une certaine mobilité, mais avait gardé cette habitude qui conférait à son jeu une qualité comparable à nul autre. » Le cas n’est pas unique. On se souvient de Django Reinhardt, revenu au plus haut niveau malgré une brûlure à la main gauche qui le priva de l’usage de deux doigts. Comme Django, Stieg a modifié sa technique et a pu poursuivre sa carrière. Je me souviens également d’avoir vu Arnett Cobb jouer du saxo ténor en équilibre sur une béquille, défiant les lois de la gravité et balançant des riffs incandescents à la face d’un public médusé. Mais certains musiciens ne sont pas toujours commodes. Cette affirmation tient de la litote. Et les relations avec leur entourage peuvent être conflictuelles. Ils sont alors capables du meilleur comme du pire. Faut-il croire au récit de Pines ? (p. 199) : « Ils prétendent que Mingus les a aidés quand ils avaient des emmerdes ; y jouait juste pour sa bouffe. - Je veux bien le croire. - Mais tu ne l'aimes pas. - Un soir il tournait autour de moi, ils se curait les dents avec un os de poulet, quand soudain il pique une crise. Il va vers ma machine est fout un grand coup de pied dedans. La Mobylette s'écrase par terre. Je lui ai demandé de me rembourser le rétroviseur cassé et il a refusé : « Cet engin n'a rien à faire dans cette cuisine », qu'il m’a dit. Et lui, hein, c'était pas sa place non plus. - Qu'est-ce qui s'est passé ensuite ? - Je lui ai dit que s'il pouvait s'amuser avec ma moto, moi je pouvais m'amuser avec sa basse. - Merde, Léonard, tu n'as pas... - Laisse-moi te dire ce qu'elle a fait, cette pédale ! Une fois que tout le monde a été parti, je suis allé dans la pièce où il gardait son instrument, j'ai ouvert l'étui et j'ai coupé les cordes. Le lendemain, les cordes lui ont pété au nez quand il a ouvert son étui. Il a gueulé, il a fait tout un foin. Il a dit aux Termini que c'était lui ou moi. Il était leur gagne-pain, c'est donc moi qui ai été viré, mais ne crois pas qu'ils n’aient pas envisagé l'autre solution. Je me souviens encore de Joe sifflant à l'oreille de Iggy : « Eh, c'est peut-être notre chance de nous débarrasser de lui. » Outre Mingus et Billie Holiday, déjà cités, L’ange du jazz nous présente une belle galerie de musicos de renoms. Voici quelques musiciens qui jouent au Tin Angel (p. 52) : « Eddie jefferson, Richie Cole, Lloyd McNeill, Monty Waters, et Joe Lee Wilson. » Et (p. 294) : « Le Bradley’s était presque vide vers vingt heures, ses murs aux lambris sombres et son éclairage indirect créaient une ambiance apaisante. Je choisis une table vers le fond de la salle, loin du bar, face à un piano et à une basse qui attendaient, pour ce soir, Tommy Flannagan et Major Holley. » Finissons sur une note de gaîté. L’humour corrosif et déjanté des musiciens est célèbre. Surtout quand ils sont juifs et new-yorkais. Paul Pines nous en sert quelques exemples. Le héros a le sens de la répartie (p. 31) : « Et ton nom… Waitz ? - Je suis juif séphardique. Un élu parmi les élus. - Elu pour quoi ? Pour tirer ton temps ? - Non, pour supporter les cons. » Pablo Waitz parle ainsi des aventures sentimentales de son frère (p. 34) : « Ses aventures faisaient penser en général à une porte à tambour : on entre d’un côté, on fait le tour et on sort. » Et quand il assiste à une autopsie (p. 39) : « C’est par là qu’est sortie la balle. Tu veux voir par où elle est entrée ? - Non, merci. » Toujours dans le registre humoristique, certaines anecdotes valent leur pesant de cacahouètes (p. 73) : « La lune aussi avait tapé sur les nerfs des gens du neuvième Precinct, me dit-il. Une femme était venue se plaindre que des extraterrestres essayaient de l’attirer dans leur vaisseau spatial à l'aide d'un énorme aspirateur, et le sergent de garde lui avait expliqué patiemment que les plaintes contre les extraterrestres n'étaient pas de son ressort, que le mieux qu'elle puisse faire était encore de rentrer chez elle et de s'envelopper la tête dans du papier d'aluminium. » Certaines descriptions aussi. Tel cet homme qui avait (p. 76) : « La cinquantaine grisonnante avec un sourire hémorroïdal furtif. » Et toujours, l’humour au deuxième degré (p. 208) : « Certains de ces gangsters ont l'esprit de famille très développée. [...] Les pires de ces salauds, des ordures qui sont responsables de centaines de morts, tu devrais les voir chez eux, dans ces petites communautés paisibles […] avec des enfants aux joues roses et des femmes tout ébouriffées, vieux, tu leur donnerais le bon Dieu sans confession. - Ça me donne du baume au cœur. » Bref, si vous aimez le polar et le jazz, il faut se jeter sur ce livre. Ceux qui n’aiment pas le jazz peuvent aussi le lire, car il n’est jamais technique, ni ennuyeux. Quant à ceux qui n'aiment ni le polar ni le jazz, ils ne savent pas ce qu'ils ratent ! BOB GARCIA |