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Serguei Eisenstein |
Les œuvres de jeunesse d’un cinéaste - plus généralement d’un créateur- se distinguent de ses réalisations de maturité. Il n’est pas rare de pouvoir délimiter avec précision plusieurs périodes dans la construction d’une œuvre. D’évidence, avec le temps, un cinéaste acquière de l’expérience, aussi bien dans la direction d’acteurs que dans la mise en scène. Il apprend à jouer avec l’ombre et la lumière, à dompter les cadrages et les enchainements, etc… et parfois cette maitrise le conduit à une emphase qui tue sa spontanéité et le ravale au rang du pompeux. De même, les circonstances de sa vie personnelle, ainsi que l’état de la société dans laquelle il évolue, influencent grandement ses réalisations. Il convient donc d’avoir à l’esprit tous ces éléments avant de tenter de s’approprier une quelconque création. Mais si un film ne doit pas être vu uniquement en soi et pour soi, il ne doit pas être abordé autrement qu’en tant qu’objet unique, qu’en tant qu’entité autonome qui renferme sa propre explication. Il en va ainsi de tous les cinéastes qui ont construit une politique d’auteur… sauf de quelques-uns. Et Eisenstein appartient à cette catégorie. |
De la révolution… |
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Ses premiers films sont le miroir des années d’effervescence révolutionnaire. Il filme les masses en mouvement, fait de celles-ci le personnage central de son cinéma. « Foule esclave, debout ! debout ! […] Nous qui n'étions rien, soyons tout. » Et ce tout a un corps, fait des milliers de corps des travailleurs de la « Grève » ; un visage, fait des milliers de visages du « Cuirassé Potemkine » ; une gestuelle, faite d’un montage nerveux, du choc des plans, des contraires qui se dressent ; une géométrie, faite de ses lignes de foules qui envahissent l’écran pour une marche en avant. « Il n’est pas de sauveurs suprêmes : Ni Dieu, ni César, ni Tribun. Travailleurs, sauvons-nous nous-mêmes » Et si Lénine déclenche l’insurrection d’Octobre, ce sont les bataillons ouvriers, les milliers d’orateurs et d’agitateurs qui se sauvent eux-mêmes de la menace bonapartiste en renversant le gouvernement de Kerenski. |
… A la contre-révolution stalinienne. |
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Mais au seuil des années 30, les masses se retirent et l’héroïne envahit le champ pour une « Ligne Générale » âprement discuté au Comité Central du PCUS. Le temps n’est plus aux expérimentations et aux montages intellectuels. Le cinéma doit illustrer la ligne du Parti, celle que dessine Staline au travers de ses jeux d’alliances qui se dénouent dans le sang. Comme cherchant à prendre du recul, Eisenstein part pour un tour du monde que la duplicité rendra infécond. Mais Staline veille et Eisenstein rentre dans un pays où du passé il ne convient plus de faire table rase. Dans une URSS où la seule possibilité qui s’offre à lui consiste à tourner des plans serrés sur des « sauveurs suprêmes » faiseurs de l’Histoire, qu’ils se nomment Alexandre ou Ivan. |
Des mille visages qu’il filmait dans sa jeunesse à la figure d’Ivan le Terrible, ce n’est pas un cheminement artistique qu’a parcouru Eisenstein. Rien ne peut s’expliquer dans son œuvre indépendamment des méandres assassins de la politique stalinienne. Et rares sont ses films dont l’explication esthétique ne siège pas au Comité Central. |