Tous les critiques s’accordent aujourd’hui sur le fait que le texte littéraire est un objet foncièrement ludique. Les mots, par leur malléabilité et leur potentiel connotatif intarissable, transforment en effet le canevas narratif en échiquier textuel sur lequel le lecteur-joueur occupe la case du « Roi » blanc. De l’autre côté et derrière la ligne bien organisée des pions (les personnages), nous trouvons le « Roi » noir (l’auteur) brandissant son épée (sa plume) et avertissant ses soldats des pièges - textuels - qu’il a lui-même tendus à son adversaire. Parlant de ce ludisme qui imprègne l’univers livresque, Barthes affirme que : La troisième force de la littérature, sa force proprement sémiotique, c’est de jouer les signes plutôt que de les détruire, c’est de les mettre dans une machinerie de langage, dont les crans d’arrêt et les verrous de sûreté ont sauté, bref, c’est instituer au sein même de la langue servile, une véritable hétéronymie des choses 1 (c’est nous qui soulignons)
Dans Le plaisir du texte aussi, Barthes met en exergue cette même spécificité de la littérature. Le texte, dit-il, est « un objet exceptionnel, dont la linguistique a bien souligné le paradoxe : immuablement structuré et cependant infiniment renouvelable : quelque chose comme le jeu d’échecs » 2 . |
En réalité, c’est Freud qui a été le premier à souligner la ressemblance entre l’activité scripturale et les activités ludiques. Pour lui, « le créateur littéraire est comme un enfant qui joue. Il crée un monde de fantasmes qu’il prend très au sérieux - c’est-à-dire qu’il charge d’un grand contenu affectif - tout en le séparant brutalement de la réalité » 3 . Nombreux sont toutefois les critiques qui ont exprimé leurs réticences à l’égard de cette hypothèse. Pour Anthony Storr par exemple, beaucoup d’œuvres d’art« augmentent et approfondissent notre appréciation du réel plus qu’elles ne nous offrent un moyen de le fuir » 4 . |
L’objectif du présent article n’est point de trancher ce litige mais tout bonnement de mettre en lumière quelques spécificités du jeu textuel et plus précisément du jeu herméneutique. Nous nous intéresserons essentiellement au texte policier, et ce pour deux raisons : la première est la fascination qu’exerce sur nous, en tant que lecteur, la littérature « noire » et particulièrement les romans noirs et les romans de suspense. La seconde émane de notre conviction que le polar est le meilleur exemple illustratif du texte-jeu ou plutôt du texte-piège. La démarche critique que nous adopterons s’inscrit pleinement dans le sillage de la théorie econienne de la réception. Nous verrons d’ailleurs que dans le roman policier classique ou contemporain, le lecteur est la pièce maîtresse dans la machinerie textuelle.
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I - Le piège de la banalité dans le roman policier : |
Tout jeu textuel et plus précisément tout jeu herméneutique repose, ainsi que l’a montré Uri Eisenzweig dans Le Récit impossible, sur deux éléments fondamentaux : le code (qui comporte les règles organisatrices du jeu) et le contrat (entre l’auteur et le lecteur) 5 . Ainsi, pour que le jeu soit émouvant, l’auteur doit être franc et sincère dans l’élaboration de son récit. Il ne doit pas en effet profiter de sa position d’inventeur de jeu pour tricher ou pour tromper le lecteur. Rappelons à cet égard que les premiers théoriciens du genre policier insistent beaucoup sur la notion de loyauté dans le jeu herméneutique. Au début de son roman De quatre à sept, Hugh Austin avertit les auteurs policiers qu’un polar n’est captivant que si le lecteur et le détective combattent « à armes égales » 6 , c’est-à-dire, comme l’explique le tandem Boileau-Narcejac dans Le roman policier, « cerveau à cerveau » 7 .
Lors de son décryptage du texte, le lecteur-joueur sait très bien qu’il est en face d’un univers dont la compréhension repose sur « tout un jeu d’essais et d’erreurs, enfin d’enchaînement et mémorisation sélective » 8 , c’est pourquoi, chaque phrase du texte doit être minutieusement analysée. Il doit donc prendre au sérieux le jeu dans lequel il se trouve impliqué et essayer lors de sa quête de la vérité ultime, de prouver à l’auteur qu’il a découvert ses stratégies scripturales. En réalité, le premier piège textuel, le plus dangereux à notre sens, dont le lecteur doit se méfier est la banalité. Nous savons en effet que l’une des normes compositionnelles du polar est la nécessité de montrer et en même temps de cacher les indices censés orienter le lecteur lors de sa lecture herméneutique du texte. L’un des aspects fascinants de l’art policier réside justement dans ce jeu de cache-cache avec les mots et plus précisément avec les indices. En cheminant dans l’univers fictionnel policier, le lecteur-joueur ne doit jamais suivre le « sens » que lui propose le texte, car « ce que veut le texte, c’est nous mettre dans son sens, c’est-à-dire, - selon une autre acception du mot « sens » - dans la même direction » 9 . Ceci dit, le lecteur-joueur doit toujours aborder le texte avec méfiance , c’est-à-dire avec le présupposé que « la mention la plus innocente peut (…) donner lieu à la preuve la plus décisive » 10 ; chaque mot doit être ainsi l’objet d’une interrogation et d’une continuelle remise en question. Chaque détail aussi doit être perçu comme étant le fil d’Ariane qui mènerait progressivement au criminel. Le texte devient peu à peu le centre radioactif dont se dégage une infinité d’histoires et de mondes romanesques. « (…) Ainsi, dit Eco, il s’établit une dialectique entre tromperie et vérité à deux niveaux textuels différents. Le texte “sait ” que son Lecteur Modèle se trompera de prévision (et il l’aide à formuler ces prévisions erronées), mais le texte, dans son ensemble, n’est pas un monde possible : c’est une portion de monde réel et c’est, tout au plus, une machine à produire des mondes possibles, celui de la fabula, ceux des personnages de la fabula et ceux des prévisions du lecteur » 11 . |
Contrairement donc au roman « littéraire » qui n’exige pas une concentration maximale de la part du lecteur (parfois on peut même sauter des pages sans que cela n’altère la compréhension de l’œuvre), l’écriture policière est l’art de la minutie par excellence. Tomber dans le piège de la banalité par exemple signifie tout bonnement être hors-jeu. Dans Le récit est un piège , Louis Marin dit admirablement :
Tel est l’art du piège : la banalité. Tel doit être, du même coup, l’art de dé-jouer cet art : repérer l’étrange dans le banal, je veux dire repérer dans la surface continue d’un discours le plus minuscule indice du trou où, sans m’en apercevoir, moi lecteur, je vais tomber, le piège étant que je tombe sans savoir que je tombe, que je chute dans le trou tout en continuant à marcher à la surface, que je suis pris - prisonnier - dans la fosse d’un sens tout en continuant à lire, à produire du sens, continûment 12 .
Voulant au début du texte rendre justice à la victime, le lecteur devient lui-même la victime du texte. Dans le jeu textuel, il devient lui-même le jouet, car l’auteur s’est bel et bien joué de lui. Toutes les hypothèses qu’il avait formulées et toutes les stratégies qu’il avait mises en place pour découvrir le coupable se sont avérées incorrectes. Echec et mat ; l’auteur est le vainqueur. Ainsi, nous pouvons dire derrière Alain-Michel Boyer que « dans tout texte policier, une série de “ coups ” se développe entre le narrateur et l’auteur, et alors que le premier met un mécanisme ludique semé de traquenards, le second n’est pas toujours en mesure de relever le défi, bien qu’il se livre, contre le détective, à ce que l’auteur interprète comme une compétition. Objet du défi lancé par l’écrivain, il devient l’autre victime, car il est pris au piège, comme les personnages. Trouve-t-il le coupable avant que nom de celui-ci soit prononcé par le détective, il est aussitôt confronté à l’absence d’œuvre. » 13 |
Certes, le fait de déjouer les combines de l’inventeur du jeu textuel procure une certaine jouissance mentale toutefois il ne faut pas nier que, même pris au piège du roman, le lecteur éprouve aussi un plaisir singulier, un plaisir mêlé en réalité d’un sentiment d’admiration, l’admiration de ce « coup » fatal de l’adversaire. Comme dans une partie d’échecs où le perdant passe quelques secondes à apprécier l’ingéniosité du vainqueur, le lecteur ne peut, à la fin du jeu textuel, que rouvrir le livre et apprécier la manière dont il a été piégé.
En fait, même si la clôture du roman est décevante, le lecteur peut trouver dans le texte d’autres sources de plaisir ; le jeu intertextuel par exemple ou le jeu métatextuel ou encore le jeu hypertextuel. Dans son étude sur le roman policier archaïque, Jean-Claude Vareille considère que la réécriture, le pastiche et la parodie relèvent tous des stratégies scripturales ludiques qui obligent le lecteur à renoncer à sa véritable identité et à s’identifier à l’un des personnages, bref, à porter un masque. Le « je » devient ainsi « il », le « moi » devient « soi » et le temps devient durée :
La répétition et le ressassement, dit-il,nous introduiraient au jeu – conjointement à une écriture et à une lecture ludique. Qu’est-ce que le répété, en effet, sinon le jeu (au sens mécanique du terme cette fois-ci ; mais sens mécanique et sens ludique sont en position d’implication réciproque) le jeu donc de l’être et de l’apparence, du même et de l’autre, du même devenu autre tout en restant identique. Bref, on peut se demander si le repris n’est pas un masque, qui, comme tous les masques, cache et révèle à la fois. 14
En réalité, le jeu avec les intertextes, les métatextes et les hypotextes représente l’une des spécificités non seulement du roman policier contemporain mais encore du Nouveau Roman. Le public moderne préfère en effet « les récits qui jouent avec les formes narratives, de façon parodique et critique. Le métatexte - dimension essentielle du Nouveau Roman - y est en général important ». 15
L’enjeu capital du jeu n’est donc pas la victoire (la résolution réussie de l’énigme) mais le plaisir qui est l’essence même de toute activité ludique. Il est important de rappeler ici que le jeu, ainsi que le définit Le Petit Robert, est une « activité physique ou mentale purement gratuite, qui n’a, dans la conscience de celui qui s’y livre, d’autre but que le plaisir qu’elle procure » 16 .
On peut dire ainsi qu’il n’y a pas de jeu sans plaisir.
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II - Confiance, méfiance et préjugés : |
Le deuxième piège qui peut faire du lecteur-détective (le joueur qui veut résoudre l’énigme textuelle) un lecteur-victime est la méconnaissance du rôle du narrateur dans l’économie narrative du roman. Comme le signale à juste titre Pierre Bayard dans son fameux ouvrage Qui a tué Roger Ackroyd ?, « le lecteur est le plus souvent dupé parce qu’il oublie que le narrateur est aussi un personnage, donc un menteur, donc un assassin virtuel. Mais s’il est un menteur, il peut être un assassin (…) Tout roman policier d’énigme, en effet, implique la mauvaise foi du narrateur. » 17
Quand le meneur de jeu déclare qu’il est là juste pour raconter ce qui s’est passé dans l’arène romanesque, le lecteur doit toujours lui dire : menteur !
Mais la défiance à l’égard de l’instance narratrice ou auctorielle peut elle-même se transformer en piège. En effet, la phobie d’être dupé ou piégé par l’auteur ou par l’un des personnages peut mettre le lecteur hors-jeu. Si l’on veut réellement jouer et jouir par conséquent de l’exercice de la lecture, on doit se comporter devant le texte en guerrier assoiffé de « sens » et prêt à toutes les surprises. C’est précisément dans cette perte du « moi » au sein de l’œuvre que se joue toute la stratégie du texte. Michel Picard y insiste ; pas de jeu sans « mise en jeu » de la subjectivité lectoriale. Pas de plaisir non plus s’il n’y pas de coopération entre le scripteur et le décrypteur. En tissant sa toile narrative, « l’auteur doit assumer que l’ensemble des compétences auquel il se réfère est le même que celui auquel se réfère son lecteur. C’est pourquoi, il prévoira un Lecteur Modèle capable de coopérer à l’actualisation textuelle et capable aussi d’agir interprétativement comme lui a agi générativement » 18 .
Sur l’échiquier textuel, le lecteur représente donc la pièce la plus importante, car tous les éléments constitutifs de l’univers fictionnel dépendent étroitement de la façon dont il se représente le texte.
Le dernier piège textuel se rapporte à la conception qu’ont certains lecteurs et même certains critiques 19 de la littérature policière. Cette conception réduit le récit policier à un texte monosémique qui, une fois lu, perd sa part de fraîcheur et d’originalité. Conception complètement erronée, car pour résoudre l’énigme de l’écriture dans le roman policier contemporain, on doit relire le texte maintes fois. A chaque lecture surgiront certainement de nouvelles vérités et de nouveaux aspects de l’écriture policière.
La lecture du roman policier n’est donc pas, ainsi que le pensent beaucoup d’amateurs du genre, une lecture facile. Elle est au contraire une lecture des plus difficiles, car outre qu’elle exige des connaissances théoriques (policières), elle fait appel à des compétences intellectuelles et mémorielles.
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- Barthes, Roland, Leçon, Seuil, 1978.
- Barthes, Roland, Le plaisir du texte, Seuil, 1973.
- Bayard, Pierre, Qui a tué Roger Ackroyd ?, Minuit, 1998.
- Boyer, Alain-Michel, Frontières du littéraire, Université de Nantes, 1999, p. 82.
- Eco, Umberto, Lector in fabula, Grasset, 1985.
- Eisenzweig, Uri, Le Récit impossible, forme et sens du roman policier, Christian Bourgeois, 1986.
- Dubois, Jacques, Le roman policier ou la modernité, Nathan, 1992.
- Dugast-Portes, Francine, Le Nouveau Roman, Nathan / HER, 2001.
- Dupuy, José, Le roman policier, Librairie Larousse, 1974.
- Marin, Louis, Le récit est un piège, coll « Critiques », Minuit, Paris, 1978.
- Narcejac-Boileau, Le roman policier, coll « Que Sais-je ? », PUF, 1975.
- Picard, Michel, La lecture comme jeu, Editions de Minuit, Paris, 1986.
- Ricoeur, Paul, Du texte à l’action. L’herméneutique II, coll « Esprit », Seuil, 1998.
- Storr, Anthony, Robert Laffont, Paris, 1990.
- Vareille, Jean-Claude, L’homme masqué, le justicier et le détective, Presses universitaires de Lyon, 1989.
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1- Leçon, Seuil, 1978, p. 28.
2- Seuil, 1973, p. 82. C’est nous qui soulignons.
3- Cité par Anthony Storr, Les ressorts de la création, Robert Laffont, Paris, 1990, p. 166.
4- Ibid, p. 168.
5- Le Récit impossible, forme et sens du roman policier, Christian Bourgeois, 1986, pp. 37-48.
6- Cité par José Dupuy, in Le roman policier, Librairie Larousse, 1974, p. 97.
7- Coll « Que Sais-je », PUF, 1975, p. 38.
8- Michel Picard, La lecture comme jeu, Editions de Minuit, Paris, 1986, p. 47.
9- P. Ricoeur, Du texte à l’action. L’herméneutique II, coll « Esprit », Seuil, 1998, p. 156.
10- Jacques Dubois, Le roman policier ou la modernité, Nathan, 1992, p. 132.
11- Umberto Eco, Lector in fabula, Grasset, 1985, p. 221. Pierre Bayard dit dans le même contexte que « la combinatoire des truquages ouvre à un nombre élevé de lectures. Chaque signe, une fois soupçonné d’être à même de produire du sens, pouvant fournir le point de départ de plusieurs lectures » (Qui a tué Roger Ackroyd ?, Minuit, 1998, p. 47).
12- Coll « Critiques », Minuit, Paris, 1978, p. 75.
13- In Frontières du littéraire, Université de Nantes, 1999, p. 82.
14- L’homme masqué, le détective et le justicier, Presses universitaires de Lyon, 1989, p. 94. C’est lui qui souligne.
15- Francine Dugast-Portes, Le Nouveau Roman, Nathan / HER, 2001, p. 218. C’est elle qui souligne.
16- C’est nous qui soulignons.
17- Op. cit., pp. 73-74. C’est nous qui soulignons.
18- Umberto Eco, op. cit., p. 65.
19- Entre autres Uri Eisenzweig qui considère qu’ « on ne devrait pouvoir lire un roman policier qu’une seule fois. » (op.cit., p. 80). |
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