Articles de Moez Lahm%E9di


Jean-Claude Claeys

Repr%E9sentation de l%92espace urbain dans la s%E9rie Malauss%E8ne de Daniel Pennac

Par Moez Lahm%E9di

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Le vendredi 8 Juillet 2011

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Considéré par G.K. Chesterton comme « l’Iliade de la grande ville » [1] , le roman policier n’aurait certainement pas existé en l’absence d’un cadre spatial foncièrement urbain. Rappelons ici que l’appellation « roman policer » elle-même signifie, étymologiquement, « roman de la cité » (polis : cité). La cité, la ville ou la métropole devient parfois même l’héroïne éponyme de l’intrigue policière comme l’attestent beaucoup de titres dans lesquels l’espace citadin est explicitement désigné comme la scène du crime et donc le lieu du mystère : Crime d’Orcival (Gaboriau), Les Mystères de Londres (Paul Féval), Les Nouveaux mystères de Paris (Malet), Meurtre Quai Des Orfèvres (Pierre Véry), Meurtre à New-York (Silvia. M), Meurtre à Hollywood (Sara Kay), Bâton Rouge (Patricia Cornwell), la série des Experts (CSI) dont les événements se déroulent dans les quatre villes américaines les plus vicieuses : Las Vegas (surnommée d’ailleurs Sin City : « la ville du péché »), New-York (Manhattan), Miami et Los Angeles.

Dans la présente communication, nous mettrons l’accent essentiellement sur les spécificités de la représentation romanesque de l’espace urbain dans la saga Malaussène de Daniel Pennac. A travers l’auscultation toponymique de Au bonheur des ogres [2] (« Folio », Gallimard, 1985), La Fée Carabine [3] (« Folio », Gallimard, 1987), La petite marchande de prose [4] (« Folio », Gallimard, 1989) et Monsieur Malaussène [5] , « NRF » (Gallimard, 1995), nous essayerons de mettre en lumière le traitement narratif que réserve l’auteur à certains stéréotypes et clichés urbains. Nous essayerons de montrer également qu’à l’instar d’Ed Mac Bain et New York, Hammett et San Francisco, Burnett et Chicago, Izzo et Marseille, Malet et Paris, Daniel Pennac et Belleville constituent un véritable couple amoureux.


Paris, ville-lumière, ville policière




Il est important de signaler tout d’abord que les quatre romans qui nous intéressent s’apparentent génériquement au roman noir. Nous y trouvons en effet toutes les composantes fondamentales de ce sous-genre policier à savoir le « le personnel générique » , la quête de vérité et surtout l’insistance sur la dépravation et la déchéance des milieux urbains. Il est qualifié de « noir » parce qu’il « noircit » la réalité sociale et la présente aux lecteurs dans toute sa nudité et sa monstruosité. A l’opposé du roman à énigme classique, le « dur-à-cuir » privilégie l’action sur la réflexion, les dialogues sur les monologues, la réalité sur la littérarité. Souvent, le lecteur se trouve parachuté, dès les premières pages du roman, dans les zones et les quartiers les plus chauds des grandes villes. C’est là qu’il découvre « toute une faune de gueux et de médiocres, escrocs, mendiants, drogués, voleurs, putains, tricheurs, traînards, souteneurs, forçats et exploités » . La grande métropole qui fascine de l’extérieur par ses lumières et ses grandes surfaces cache donc dans ses entrailles un monde infernal régi par la loi du plus fort.
Dans la saga pennacienne, les trois principaux cadres urbains dans lesquels se déroulent les aventures de Benjamin Malaussène, l’antihéros qui se trouve à chaque fois inculpé d’un ou de plusieurs meurtres, sont : Paris, Vercors et Belleville.
La représentation romanesque des deux premières villes est typiquement policière, en ce sens qu’elles sont décrites comme des lieux morbides et infernaux. Dans Monsieur Malaussène, le caractère diabolique de l’espace citadin se déduit des jeux antiphrastiques sur les noms des rues et des villes. Empruntés presque tous à la religion, ces noms voilent en réalité l’imposture, la dégradation et la décadence du milieu urbain :

Qu’est-ce que nous promet cette muraille qui pleure ? Vers quel destin nous poussent ses chandeliers jaillis de la pierre ? Quelle route miraculeuse ponctue cette brochette des saints dont nous avons traversé les villages : Saint-Nazaire, Saint-Thomas, Saint-Laurent, Saint-Jean, Sainte-Eulalie, saintes sentinelles de Vercors, où nous conduisez-vous ? Dans les entrailles du diable ? (...) On entendait un torrent gronder sous nos roues. Un petit chemin descendait vers ces abysses : « très dangereux », annonçait une pancarte. (MM, p. 347. C’est nous qui soulignons)

La représentation de l’espace citadin dans le polar s’articule souvent autour de cette opposition entre l’apparence extérieure et la réalité intérieure. Dans Au bonheur des ogres, c’est le Magasin, situé rue du Temple, qui incarne la fausseté du décor urbain : d’ailleurs son évocation est toujours associée à celle des lumières : « j'y pénètre, dit le narrateur, et suis aussitôt inondé de lumière (…) Toute cette lumière qui tombe en cascade silencieuse des hauteurs du Magasin, qui rebondit sur les miroirs, les cuivres, les vitres, les faux cristaux, qui se coule dans les allées, qui vous saupoudre l'âme - toute cette lumière n'éclaire pas : elle invente un monde » (p. 37).
C’est ça justement le piège de la ville-lumière selon Jean Noël Blanc : par ses fausses lumières et ses apparences trompeuses, celle-ci se fait des amants dévoués qui finissent tous par se perdre dans ses tréfonds abyssaux et labyrinthiques, car « elle n’est pas lisse cette ville. Elle est creusée. On y descend, on s’y débat, on peut s’y enterrer irrémédiablement » .
Ville-Lumière, Paris est paradoxalement une ville glaciale ; dès que le narrateur quitte les espaces luxueux et chaleureux du centre, il se trouve en effet en bute à un froid terrible : « Lorsque je me retrouve dehors, j'ai l'impression de marcher pieds nus sur un tapis d'aiguilles. Mes paupières sautent, mes mains tremblent, je claque des dents » (AO, p. 81). Même le matin, c’est toujours cette ambiance lugubre qui caractérise la métropole parisienne et lui confère un aspect sinistre et sordide : « Matin d'hiver, sombre, poisseux, glacial, encombré. Paris est une flaque où s'englue le jaune des phares » (ibid, p. 36). Une flaque pourrie aussi dont se dégagent des odeurs rances et cadavériques. La ville, comme l’affirme Pennac dans La Fée Carabine, « est l’aliment préféré des chiens » (p. 44). Aussi suffit-il de s’éloigner un peu du centre métropolitain pour découvrir le « Tout-Paris canin » (AO, p. 27).
Décrite ainsi dans sa double identité, le Paris de Pennac s’apparente clairement au personnage stéréotypique de la femme fatale qui ne se soucie guère des souffrances de ses amants. Trop belle mais trop vicieuse, charmante mais inaccessible, elle cristallise en elle tous les paradoxes et les contradictions de la vie urbaine contemporaine.
Certes, dans le premier roman de la saga des Malaussène, c’est le Magasin et non Paris qui apparaît comme la scène centrale de l’intrigue, toutefois la correspondance implicite qu’établit Pennac entre les deux lieux est évidente. Le centre du Magasin, c’est le cœur toujours vivant et vibrant de la métropole, son sous-sol où se réfugient les vieux de Théo c’est l’univers souterrain des bas-fonds que peuplent les truands et les marginaux. L’environnement extérieur, c’est la banlieue sombre et triste :

Avec ses stores de fer baissés sur ses immenses vitrines, remarque Benjamin, il fait l'effet d'un paquebot en quarantaine. De ses chaudières souterraines monte une vapeur qui s'effiloche dans le brouillard matinal. Par-ci, par-là, de petites trouées lumineuses m'indiquent pourtant que le cœur bat. Il y a de la vie, là-dedans. J'y pénètre donc et suis aussitôt inondé de lumière. Chaque fois, c'est le même choc. Autant il fait sombre dehors, et sinistre, autant ça brille à l'intérieur (p. 37)

C’est sur ce contraste entre l’intérieur et l’extérieur, la lumière et l’obscurité, le centre et la périphérie que s’opère souvent la caractérisation de la Ville Lumière dans le polar.
Il faut noter également que l’ambiance galvanisée qui règne dans le Magasin n’est pas sans rappeler celle qui caractérise n’importe quel cadre urbain :

Nous sommes un 24 décembre, il est seize heures quinze, le Magasin est bourré. Une foule épaisse de clients écrasés de cadeaux obstrue les allées. Un glacier qui s'écoule imperceptiblement, dans une sombre nervosité. Sourires crispés, sueur luisante, injures sourdes, regards haineux, hurlements terrifiés des enfants happés par des pères Noël hydrophiles. (p. 10)

C’est l’ambiance urbaine par excellence, une ambiance bruyante et tendue qui reflète la froideur et la fragilité des rapports humains au sein de la ville. D’ailleurs, après la première explosion près du rayon des jouets, « la panique des clients [était] totale. Ils cherch[ai]ent tous une sortie. Les plus costauds march[ai]ent sur les plus faibles » (p. 18. C’est nous qui soulignons).
Même structure, même fascination et même piège, le Magasin et la ville se transforment sous la plume de Pennac tantôt en belles courtisanes vicieuses tantôt en monstres terrifiants et impitoyable. Cette mythification du décor urbain s’inscrit en réalité dans le prolongement de la tradition policière américaine et française des années 60 et 70 qui associe toujours les grandes métropoles à des créatures anthropophages qui dévorent les marginaux et les impuissants. Pour Jean-Noël Blanc, ce type de polars est essentiellement « moraliste » puisqu’il vise à montrer la décadence et l’inhumanité de la vie urbaine contemporaine. Le vrai bonheur n’est réalisable qu’en dehors de la ville ; dans la nature par exemple ou chez certaines tribus « sauvages » entièrement coupées du monde. C’est à la lumière de cette vérité qu’il faut interpréter le long discours de Julie, la compagne de Malaussène, sur les Sandinistes et les Satarés de l’Amazonie brézilienne :

Les Sandinistes. Ils bandaient comme des anges. Indéfiniment, ils baisaient en riant. Et quand ils jouissaient, c'était à longs traits brûlants, jusqu'à l’extinction totale de mon incendie. (…)
J'y suis retournée depuis, mais c'était fini : déjà l'érection réaliste socialiste, le coït stakhanoviste... (…)
- Maintenant, le Nicaragua aussi est foutu... le plaisir constructif.
Son visage, tordu par une expression de dégoût, se détend brusquement et sa belle voix rauque replonge dans d'heureuses certitudes :
- Heureusement, il restera toujours les Moïs, lesMaoris, les Satarés... (…)
Ils ont des muscles longs, nets, bien dessinés. Leurs épaules et leurs hanches ne fondent pas dans tes doigts. Leur queue a une douceur satinée que je n'ai trouvée nulle part ailleurs. Et quand ils t'enfourchent, ils s'éclairent de l'intérieur, comme des Gallé 1900, superbement cuivrés. (AO. 66)


Il ressort ainsi que la représentation romanesque de la Grande Ville dans les romans de Pennac est stéréotypique, puisqu’elle correspond à une certaine image mythique quelque peu classique. Nous verrons que Belleville ne sera pas représentée de la même manière.


Belleville, un espace dystopique




Le passage d’une métropole à un quartier signifie aussi le passage du centre à la périphérie, du Total au Partiel, du public à l’intime, du polar au néo-polar ; nous quittons en effet l’univers mythique de la Ville Lumière pour nous trouver au sein de la réalité ténébreuse et sordide des quartiers populaires mono ou pluriethniques. Espace marginal donc, le quartier est fait, par définition, pour abriter les marginaux, les pauvres, les immigrés et les délinquants. Nous n’y trouvons, comme l’affirme Joseph Bialot dans son Babel-ville, que « la crasse, la misère, les Arabes, les Noirs, les Juifs » . En fait, ce n’est plus l’espace urbain qui est monstrueux mais bien les « monstres » qui y vivent et qui forment une communauté tribale extrêmement verrouillée. Si la Grande ville est présentée comme un lieu lumineux de l’extérieur mais diabolique de l’intérieur, le quartier, lui, est doublement dévalorisé : non seulement il est crasseux et sombre mais il est aussi hanté par des monstres.
Cette image qui relève des nombreux stéréotypes urbains s’applique partiellement à Belleville, le quartier parisien dans lequel la famille Malaussène a vu le jour. Dans tous les romans de la série, il est souvent intégré dans un décor hivernal et nocturne : le premier chapitre de La Fée Carabine qui s’intitule d’ailleurs « La ville, une nuit » s’ouvre par la phrase : « C’était l’hiver sur Belleville et il y avait cinq personnages » (p. 13).
A la tomée de la nuit, une nouvelle vie vampirique commence : toutes les créatures lucifuges sortent de leurs cachettes pour chercher de la nourriture ou pour guetter les proies inoffensives, délaissées ou perdues : dealers, brigands, assassins, chômeurs, proxénètes et prostituées sont tous des prédateurs nocturnes qui maîtrisent mieux que les autres espèces urbaines, y compris les policiers eux-mêmes, les espaces ténébreux. La nuit, le quartier bellevillois « règle (…) [s]es comptes (…) avec la Loi. Les matraques pourfendent les impasses. (…). C’est la valse du dealer, c’est la course à l’Arabe, c’est le grand méchoui de la flicaille à moustaches ». (FC, p. 44). Ce n’est que le matin que l’observateur peut reconstituer partiellement certaines scènes horribles de cette vie animalière : « Au croisement Belleville-Timbaud, affirme le narrateur, m’apparait en effet ce qui m’avait échappé la nuit dernière : la silhouette d’un corps dessinée à la craie au milieu du carrefour » (ibid, p. 89).
Il faut rappeler ici que le froid, l’obscurité et l’insécurité constituent les trois ingrédients basiques de l’alchimie scripturale du néo-polar. Réunis ensemble, ils transforment n’importe quel cadre urbain en zone rouge, « illisible » et impénétrable. Le quartier de Belleville est « un univers fou où « des Serbor-croates fabriquent des tueuses dans les catacombes, où les vieilles dames abattent les flics chargés de leur protection, où les libraires à la retraite égorgent à tour de bras pour la gloire des Belles-Lettres, où une méchante fille se défenestre parce que son père est plus méchant qu’elle » (ibid, p. 292)
C’est pour toutes ses raisons que Malaussène implore sa Julie de ne pas se hasarder à sortir la nuit à Belleville : « Ne déconne pas ma Julie, Méfie-toi de la ville, méfie-toi de la nuit. Méfie-toi des vérités qui tuent » (ibid, pp.38-39). Belleville c’est « le chaudron du diable » (ibid, p. 44), c’est le lieu où l’on peut « vous grille[r] les miches à la Marlboro, (…), vous fai[re] le tenaille-têton, (..) vous poinçonne[r] les doigts un à un jusqu’à ce que vous crachiez vos pt’its codes secrets, et après, on vous coupe en deux » (ibid, p. 30).
Dans La petite marchande de prose, l’auteur évoque la réputation criminelle de Belleville lors de la découverte de trois cadavres au Palais Omnisport de Bercy. Selon les policiers, les meurtres sont « signés Belleville » (p. 218).
Comme Paris, Belleville se transforme parfois en monstre impitoyable. Il acquiert ainsi le statut de véritable protagoniste qui a ses propres traits de caractère, sa propre personnalité et sa propre histoire. On peut même affirmer qu’au niveau de la structure actantielle de La Fée Carabine et La Petite marchande de prose, Belleville joue le rôle de l’assassin qui « égorge les vieilles dames (…) et qui fait exploser les jeunes têtes blondes » (ibid, p. 41). Ses deux principaux adjuvants et complices sont la nuit et l’hiver, lesquels veillent à ce que personne n’assiste aux délits perpétrés. Le quartier devient dans cette optique le premier rival du détective ou de l’inspecteur : il s’agit pour ce dernier d’un véritable défi d’ordre herméneutique : lire l’espace c’est déjà résoudre l’enquête. Cette rivalité éternelle entre l’enquêteur et le quartier est mise en lumière à travers la description parfois métaphorique des gestes et des postures du commissaire divisionnaire coudrier : « La nuit avait baissé le son, et les doubles rideaux du divisionnaire Coudrier s’étaient ouverts sur la nuit » (ibid, p. 289). Le commissaire Cercaire est, lui aussi, conscient de la lourdeur de sa responsabilité : « Justement, debout sur la ville, statufié dans son manteau de cuir pas moins douze degrés nocturnes, l’œil rivé sur le cadavre de Vanini, le commissaire divisionnaire Cercaire cherchait un responsable » (ibid, p. 25)
Décrit comme un lieu morbide, Belleville constitue un topos policier archétypal. Nous verrons toutefois que malgré sa monstruosité et sa violence, Belleville demeure aux yeux de Pennac, un lieu fascinant et inspirant.


Babel-ville




Lieu extrêmement dangereux pour les étrangers, le quartier constitue en revanche un véritable refuge pour ses habitants. Marc Augé le considère d’ailleurs comme un « lieu anthropologique », c’est-à-dire un « espace existentiel [et un] lieu d’une expérience de relation au monde d’un être essentiellement situé “ en rapport avec un milieu ” » . Contrairement donc aux « non-lieux », le quartier représente un support identitaire très solide et un espace lisible et très familier. Ceci explique la fréquence des détails urbains qui permettent aux lecteurs non seulement de suivre minutieusement les déplacements des personnages mais aussi de dresser un plan virtuel du quartier. En lisant la série des Malaussène, certains lieux tels que la rue du Temple, le Père-Lachaise, la rue Folie-Régnault, La Place des fêtes, Le Zèbre, Koutoubia et La Goulette fonctionnent comme des repères géographiques qui orientent le lecteur lors de son parcours herméneutique. Cheminant dans le texte, celui-ci découvre que le narrateur qui devient parfois le double romanesque de son inventeur, habite avec ses frères et ses sœurs (Jérémy, Verdun, Thérèse, Louna et Clara) non loin du Père-Lachaise, au rez-de-chaussée du 78, rue de la Folie-Régnault. Ses amis qui sont d’origines ethniques très diverses (les Ben Tayab sont d’origines maghrébines, la veuve Dolgorouki est d’origine russe, Elisabeth ou la Reine Zabo est d’origine polonaise, Loussa de Cassamance est un Sénégalais, Stojilkovitch est un maquisard serbo-croate, Van Thian est d’origine vietnamienne, Mo le Mossi est « de la troisième génération bellevilloise » (FC, p.30) mais sa famille provenait du Burkina Fasso) représentent pour lui une seconde famille :

Théo dans le rôle de notre mère absente, Amar dans celui du père que nous n’avons jamais eu, Julie en qualité de femme légitime, Gervaise comme notre caution morale, le vieux Semelle dans l’emploi du grand-père-artisan-retraité méritant, Hadouch, Mo et Simon en cousins de province, et Loussa de Casamance comme oncle culturel, au cas où la conversation aurait pris de l’altitude »

Malgré leurs différences, raciales, ethniques, religieuses et parfois linguistiques, les habitants de Belleville constituent une communauté soudée et solidaire. Carrefour des cultures d’Europe, d’Afrique et d’Asie, symbole de tolérance et d’ouverture, cet arrondissement parisien représente, aux yeux de l’auteur français, non seulement un cadre spatial singulier mais un véritable mythe. Belleville, c’est en quelque sorte Babel, la belle prostituée qui attire et fascine les voyageurs de tout le monde : « Ici, déclare Pennac dans une interview accordée au magazine Lire, toutes les races du monde, tous les métiers, toutes les achoppes se mêlent. C’est un quartier populaire comme on pouvait en voir dans les films des années 50. Les enfants jouent dans la rue, les commerçants devisent... » . Signalons à cet égard que Joseph Bialot avait déjà fait de cette ville, bien avant Pennac, le topos central de son roman policer Babel-Ville (Gallimard 1979) . Toutefois, force est de constater que l’univers fictionnel pennacien est plus « humain » que celui de son prédécesseur : le quartier bellevillois lui-même est humanisé et décrit surtout dans Monsieur Malaussène comme la victime des « criminels de paix » :

Puis les criminels de paix s’étaient abattus sur la place des Fêtes. Ce qu’ils avaient fait à ce village, des uniformes le faisaient un peu partout dans le monde. Bombardements ou préemptions, le résultat est le même : exode, suicides. « Criminels de paix », Cissou ne les nommait jamais autrement. Criminels de paix : réducteurs de nids, fauteurs d’exils, pourvoyeurs du crime. (MM, p. 175)

A la différence de Bialot, Pennac ne cantonne donc pas l’enjeu romanesque de ses romans dans la recherche du coupable. Pour lui, l’enquête policière constitue toujours un prétexte pour ouvrir d’autres enquêtes sur l’homme contemporain, la société, la vie, la mort, la jeunesse, la justice, le bonheur, etc. Bref, « Il n’y a pas que les enquêtes policières (…), il y a [aussi] les enquêtes vitales » (ibid, p. 305). Dans le même roman (p. 205), Cissou la Neige s’était suicidé parce qu’il ne voulait pas assister à la disparition de la ville qu’il avait toujours aimée. Sur son corps, les enquêteurs découvraient un tatouage représentant l’ancienne Belleville avec ses rues et sa prestigieuse place des Fêtes :
Le pendu était tatoué de la base du cou à la plante des pieds. Un village rond autour de la taille où Joseph Silistri reconnut feu la place des Fêtes, le royaume de son enfance. Partant de la place des Fêtes, un réseau serré de rues anciennes parcourait le torse du pendu, son dos, ses bras, ses jambes, les rues traçaient leurs itinéraires entre une accumulation de maisons disparues. (ibid, p.350)
A l’instar de Montalban ou Izzo, Pennac est donc un écrivain de la mémoire, la mémoire de Belleville que les criminels de paix, ces « esthètes de l’oubli » (MM, p. 201) veulent effacer et inhumer à jamais. Pour l’auteur, la mort de Belleville signifie la fin d’une longue histoire d’amour, car c’est bel et bien de l’amour qu’il éprouve envers sa ville-aimée : - L’amour ? dit Malaussène à la Reine Zabo, J’ai Julie, j’ai Luna, j’ai Thérèse, j’ai Clara, Verdun, le Petit et Jérémy. J’ai Julius et j’ai Belleville » (PMP, p. 29). Dans un autre passage, Benjamin essaie de tranquilliser son frère Jérémy en lui affirmant que « Belleville veille sur lui » (PMP, p. 189).
Nous comprenons ainsi pourquoi l’auteur incrimine ouvertement « tous ceux qui fabriquent les banlieues, les architectes, les urbanistes, les conseils généraux qui signent, les maires qui donnent leur accord, tous ceux qui vont dépeupler Belleville » . Pour lui, c’est principalement la politique architecturale en France qui a engendré la délinquance juvénile et la criminalité.
Dans Au bonheur des ogres, l’auteur nous révèle que l’un des moyens pour sauver la mémoire de Belleville est de la photographier :

Quand je me balade dans Belleville, dit le narrateur, quelle que soit l’heure de la journée, j’ai toujours le sentiment de m’être égaré dans un des albums de Clara, Elle l’a photographié sous tous les angles, ce foutu quartier. Des veilles façades aux jeunes dealers en passant par les montagnes de dattes et de poivrons, elle a tout capturé. (p. 109)

Sauver Belleville, c’est aussi restituer son atmosphère à travers l’écriture. Dans le roman précité, la description minutieuse de certains lieux (le restaurant « Koutoubia » par exemple), vise, outre à créer l’effet de réel indispensable, à ressusciter et à éterniser l’ambiance singulière qui y règne : en entrant avec Malaussène dans le restaurant d’Amar, nous pouvons entendre « la voix du muezzin (...) recouverte par les conversations et les claquements des dominos » (p. 54), nous pouvons voir aussi « la fumée [qui] stagne (...) [ et les] types (...) assis derrière des pastis. » (Ibid).
Les romans de Pennac sont donc des romans de la ville ou plutôt de Belleville : l’écriture n’est là que pour parler de l’histoire et de la mémoire de ce quartier qui demeure malgré toutes ses tares, un lieu mythique et symbolique qui éveille en chacun de nous le désir de revivre l’aventure babélique : « Belleville, comme l’affirme Pennac lui-même, c’est la Géographie résignée à l’histoire : la manufacture des nostalgies » (PMP, p. 401)




[1] Cité par Franck Évrard, Lire le roman policier, Dunod, Paris, 1996, p. 111.



[2] Désormais AO.



[3] Désormais FC.



[4] Désormais PMP.



[5] Désormais MM.



[6] Yves Reuter, Le Roman policier et ses personnages, Presses Universitaires de Vincennes, 1989, p. 211.



[7] Francis Lacassin, Mythologie du roman policier, Mesnil-sur-l’Estrée, Editions Bourgois, 1993 (nouvelle édition augmentée et mise à jour), p. 387.



[8] Jean Noël Blanc, Polarville : images de la ville dans le roman policier, Presses Universitaires de Lyon, 1991, p. 84.



[9] « Série Noire », Gallimard, 1979, p. 113.



[10] Non-lieux, Paris, Seuil, La librairie du XXIème siècle, 1992, pp. 102-103.



[11] Aux fruits de la passion, Gallimard, Paris, p. 23.



[12] In Les grands entretiens de Lire, Edition Lire, 2000, p. 951.



[13] Dans sa Thèse de Doctorat intitutlée : Belleville rouge, Belleville rose, Belleville noire : Représentations d’un quartier parisien depuis le Moyen-Age jusqu’à l’an 2000, Université d’Adélaïde, South Australia, 2008, (http://digital.library.addel aide.edu.au/dspace/bitstream/2440/50422/1/02whole.pdf ), Carolyn Anne Scott a étudié prolixement les filiations intertextuelles entre l’univers romanesque de Bialot et celui de Pennac.



[14] In Les grands entretiens de Lire, op. cit., p. 951.


Bibliographie




I- Romans de Daniel Pennac :
- Au bonheur des ogres, « Folio », Gallimard, 1985.
- La petite marchande de prose, « Folio », Gallimard, 1989.
- La Fée Carabine, « Folio », Gallimard, 1987.
- Monsieur Malaussène, « Folio », Gallimard, 1997.
- Aux fruits de la passion, Gallimard, Paris, 1999.

II- Ouvrages critiques :
- Assouline, Pierre, Les grands entretiens de Lire, Edition Lire, 2000.
- Augé, Marc, Non-lieux, Paris, Seuil, La librairie du XXIème siècle, 1992.
- Blanc, Jean Noël, Polarville : images de la ville dans le roman policier, Lyon, Presses Universitaires, 1991.
- Évrard, Franck, Lire le roman policier, Dunod, Paris, 1996, p. 111.
- Lacassin, Francis, Mythologie du roman policier, Mesnil-sur-l’Estrée, Editions Bourgois, 1993 (nouvelle édition augmentée et mise à jour).
- Reuter, Yves, Le Roman policier et ses personnages, Presses Universitaires de Vincennes, 1989.
III- Sitographie :

- Carolyn Anne Scott, Belleville rouge, Belleville rose, Belleville noire : Représentations d’un quartier parisien depuis le Moyen-Age jusqu’à l’an 2000, Université d’Adélaïde, South Australia, 2008, version électronique : http://digital.library.addel aide.edu.au/dspace/bitstream/2440/50422/1/02whole.pdf.



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