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La Bio |
Sous un soleil métallique, la ville étalait ses bâtiments le long du fleuve sinueux et noirâtre. Et, alors que les humains vaquaient à leurs occupations journalières, les égouts vomissaient inlassablement un liquide immonde et visqueux dans les eaux putrides du fleuve. Les égouts, monde souterrain et à jamais obscur, enchevêtrement inextricable de couloirs, de galeries, de canaux et de boyaux, serpentaient au plus profond de la cité et accueillaient une cohorte de rats grouillants depuis longtemps insensibles aux raticides. Des rats mutants devenus monstrueusement gros, féroces et carnassiers qui, la nuit venue, émergeaient par milliers et se dispersaient dans les rues à la recherche d'un morceau de viande. Dans cet univers de boue, de déchets et d'excréments, où les mauvaises herbes refusaient de pousser ailleurs que sous une serre aseptisée, les yeux rivés sur l'immense banderole déployée au-dessus de la rue et vantant les mérites de la farine, il courait. Les poumons en feu, le cœur au bord de l'implosion, la gorge aussi sèche que les plateaux arides du Sud, il courait... Il savait qu'il n'échapperait pas à la meute qui le talonnait, et pourtant il courait... Il courait parce qu'il devait courir... Il courait machinalement, sans espoir, sans chercher à fuir. Tout avait commencé quatre heures plus tôt, quand, au lieu de ne se mêler de rien, de passer son chemin comme tout être sensé l'eût fait, il avait porté secours à une jeune fille assaillie par une meute en furie. Il n'ignorait pourtant pas que, durant le carnaval, les jeunes étudiants, arborant les " Chapeaux Pointus ", avaient tous les droits, dans la limite de règles très strictes et sous l'œil amorphe des vigilants armés. Il était donc tout à fait normal qu'une dizaine de fêtards, quelque peu paillards, se soient mis en tête de déshabiller, puis de rouler dans la farine cette jeune fille venue du quartier des " Basses Bâtisses ". Son sort était d'ailleurs préférable à celui de ses congénères kidnappées par les " Chapeaux Pointus ", lors des razzias traditionnelles organisées sous la protection des vigilants, dans ce quartier des bords du fleuve, et, au cours desquelles, ils s'emparaient de quelques habitants. Le butin de ces commandos servait d'appât, quand la nuit était venue. Ils attachaient les malheureux au milieu de la place des " Quatre Bouches " et, du haut des bâtiments qui la ceinturaient, ils tiraient sur les rats qui sortaient des bouches d'égouts à la recherche de nourriture fraîche. Celui qui en tuait le plus de rats était proclamé " Prince de la Nuit ". Il connaissait toutes les règles strictes qui régissaient la fête. Il n'ignorait pas que la jeune fille ne pouvait pas servir d'appât aux rats puisqu'elle n'avait pas été prise lors d'un raid. Il ne l'ignorait pas, mais quand il les avait vus bondissant et hurlant autour d'elle, il n'avait pas pu se contenir. Il avait saisi le plus actif, celui qui paraissait être le chef du groupe, et l'avait projeté dans une vitrine. Depuis, il courait, avec dans son sillage un essaim de " Chapeaux Pointus " égrillards. Pourquoi s'était-il mêlé de ce qui ne le regardait pas ? ... Pourquoi ? ... Il se souvenait de sa jeunesse... de son enfance... de ses rêves... de ses joies... il se souvenait... d'avant l'époque des rats... Sous ses pieds, les pétards, que lui balançaient les poursuivants, explosaient sans interruption. La foule massée sur les trottoirs riait, hurlait et piaffait... Il n'entendait rien, il ne voyait rien. Il ne voyait et n'entendait que ses souvenirs, que la multitude de souvenirs qui l'assaillaient. Il courait... Il devait courir. Au début, lorsqu'il avait découvert le jeune " Chapeau Pointu " allongé dans la vitrine défoncée, se vidant de ses boyaux, un immense éclat de verre planté dans le ventre, il avait caressé l'espoir de fuir jusqu'au quartier des " Basses Bâtisses ". Là, en tant que meurtrier d'un " Chapeau Pointu ", fuyard auréolé de prestige, il aurait trouvé refuge pour la nuit et, quand le jour se serait levé, il aurait rejoint son logis. Mais, maintenant, il savait qu'il ne pourrait pas leur échapper, que la foule des badauds le guidait, qu'elle lui traçait un chemin, une voie... une voie sans issue, vers la place des " Quatre Bouches ". Et s'il courait... s'il courait, noyé dans ses souvenirs, imperméable au monde qui l'entourait, c'était parce que quatre heures plus tôt, quand, avec la furie de la rage et de la haine, il avait déchiré un " Chapeau Pointu ", il s'était mis à courir. A bout de force, il déboucha sur la grande place, la place " Quatre Bouches ". Il était seul. Tout autour, une nuée de " Chapeaux Pointus " lui expédiait des pétards, de la farine, et des confettis. Au-dessus de la ville qui s'étalait au bord du fleuve sinueux et noirâtre, le soleil se couchait. Au-dessus de la ville, la nuit se levait. D'une bouche d'égout, émergea le museau velu et pointu d'un rat monstrueux... |
Vos commentairesSalut !
tu ecris très bien Alfredo, mais entre nous il serait mieux vu si tu le mettait sur http://www.fulgures.com
ça c'est un site qui a de l'avenir, et encore désolée pour le commentaire de mon ami Dan peu élogieux...
Elena T. # jour de sa mise en ligne Un rat pass et mort de rires se regardent dans une glace et que voient-ils? Une bouche. Non que dis-je quatre bouches avec pleines de dents assérées. un rêve de chapeaux pointus. Chapeau! Pass # pascalsong@aol.com
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