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La Bio |
Il détailla avec soin l'image, aux contours flous, que lui renvoyait le miroir piqué et couvert de crottes de mouches. Il haussa les épaules, se racla la gorge, puis, il se pencha légèrement en avant et cracha dans le lavabo. Son crachat bedonnant se fixa, un instant à la paroi grisâtre et fissurée du lavabo, puis, sous l'effet de son poids, s'étira en direction du siphon. Une paire de secondes s'écoula, une paire de secondes durant lesquelles le molard demeura accroché à la fausse faïence, comme si les fins filets bruns, qui le charpentaient, étaient des amarres qui l'empêchaient de sombrer, puis, subitement, il se détacha, et disparut. L'homme déverrouilla le robinet. La tuyauterie toussa violemment avant qu'un puissant jet d'eau marron ne jaillisse et ne chasse du lavabo les débris verdâtres de crachat qui y stagnaient. L'homme adressa une ultime grimace à son image, éteignit la lumière et quitta le petit réduit puant qui lui tenait lieu de salle de bain. Il se retrouva aussitôt dans la seconde pièce de son logement, la dernière. Il rejoignit l'évier et saisit la bouteille de vin rouge qui se dressait fièrement au milieu d'un tas de vaisselle sale et de détritus. Il porta le goulot à sa bouche et vida, d'un trait, la moitié du flacon. Il rota, s'essuya les lèvres d'un revers de main, puis pêcha un mégot dans le cendrier. Il s'affala dans son vieux lit défoncé qui sentait le moisi. Ses yeux sautèrent des murs au plafond. Un méchant rictus déforma son visage. Il n'était pas responsable de sa déchéance. La faute en incombait à sa femme ! ... A sa conasse, sa garce, sa poufiasse, sa traînée, sa putasse de femme ! ... Sa main tremblait lorsqu'il écrasa son mégot. Les images du passé se bousculaient dans sa tête. Il se revoyait, dix ans en arrière : il entendait les éclats de rire de sa femme, il sentait la douceur de ses lèvres sur son corps... Sa face mal rasée se tordit de douleur. Le visage de son fils avait envahi sa mémoire... Il se frotta la tête et ferma les yeux. - Tu me dégoûtes ! ... Ne me touche pas !... Sors tes sales pattes et fous moi le camp ! ... Espèce d'ivrogne ! ... avait-elle hurlé par un petit matin ensoleillé du mois de mai. Ivrogne ! ... Cette traînée avait osé le traiter d'ivrogne ! Il lui avait décroché une claque qui l'avait expédiée contre l'armoire, puis il était sorti de la chambre et avait fermé la porte à clef. Quelques mois plus tard, elle avait obtenu le divorce, la garde de leur fils ainsi que la quasi-totalité de leurs biens. - Salope ! ... maugréa-t-il... Par quel bellâtre es-tu en train de te faire baiser ? Il haussa les épaules. Elle allait payer. - Et pas plus tard qu'aujourd'hui ! ... éructa-t-il en se redressant. Il enfila sa veste rapiécée, attrapa le couteau de boucher et, avec un étrange sourire aux lèvres, il se dirigea vers la porte. Avant de franchir le seuil de sa demeure, il jeta un dernier regard sur le petit livre qui reposait sur le sol, non loin de son lit. Il devait beaucoup à ce manuel de boucherie appliquée qu'il avait déniché, quelques mois plus tôt, au fond d'une poubelle, alors qu'il était en quête d'un morceau de pain. Il avait puisé dans cet ouvrage sa raison de vivre, la force pour endurer sa condition, les moyens de sa vengeance... En émergeant dans la rue, il enfouit sa main dans la poche de sa veste et caressa le manche en bois du couteau. Dans un moment, il réglerait ses comptes avec sa salope d'ex-épouse. Non pas comme ces imbéciles de maris trompés, en une seconde, d'une balle en plein cœur, mais lentement, méticuleusement. Elle vivrait, dans sa chair, chaque instant de sa descente dans les bas-fonds de la société, chacune de ses nuits interminables. Sa main se referma violemment sur le manche du couteau. Le plus difficile serait de la neutraliser et de l'attacher. Le reste ne serait qu'un jeu d'enfant. Il avait lu et relu le manuel de boucherie appliquée. Il s'imaginait déjà arrachant sa peau blanche, millimètre par millimètre, l'écorchant lentement, méticuleusement, dénudant, un à un, ses muscles gonflés de sang. Un souvenir d'enfance traversa son esprit. Il revit le lapin que sa mère dépouillait et qui, dans un dernier sursaut, alors que tout le monde le croyait mort, s'était enfui. Il avait traversé la cour de la ferme en zigzaguant, traînant derrière lui sa fourrure ensanglantée. Après un aller et retour, il s'était effondré sous la risée de tous. Peut-être la libérerait-il quand il aurait terminé de la dépiauter, juste avant d'éplucher sa tronche, de lui curer les os, de la dépecer. Il s'imaginait son ex-femme courant dans la pièce, folle de douleur, et clapissant comme le lapin de son enfance. Fou de joie, il caressa avec lascivité le manche de son couteau. L'impatience le saisit. Il allongea le pas. Son pied atterrit sur l'étron mou déposé au milieu du trottoir par un chien pressé. Emporté par son élan, il glissa. Ses tentatives pour rester debout furent aussi vaines que grotesques, il s'écroula sur le trottoir. Allongé sur le pavé sale, sous l'œil méfiant des passants qui, croyant qu'il s'agissait d'un clochard cuvant son vin, l'évitaient, le couteau figé dans le foie, il se vida de son sang et mourut, alors qu'à l'autre bout de la ville, l'appartement laissé vacant par son ex-femme, morte neuf mois plutôt, dans un accident de la route, trouvait enfin acquéreur. |
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